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Fusion des administrations : superstructure en panne

Le regroupement, les pôles, le guichet unique… A la DIRECCTE, ça ne prend pas. Deux ans après une fusion de services sans précédent, la super administration en ressort affaiblie. Les agents sont lessivés. Pour eux, ce fourre-tout est au mieux une absurdité, au pire, une reprise en main politique de l’administration.

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Fusion des administrations : superstructure en panne

Le bâtiment de la Direccte à Strasbourg (Photo NR)

Une administration plus efficace, plus cohérente, plus simple et moins coûteuse. C’était la promesse du début de quinquennat Sarkozy avec la RGPP (révision générale de politiques publiques) qui a conduit à une réorganisation des services déconcentrés de l’Etat. En clair, on supprime et on fusionne. Ainsi est née en 2010 la DIRECCTE Alsace regroupant 330 agents, la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi. Rien que ça. Une super administration qui a absorbé huit autres sigles à rallonge : DRTEFP, DDTEFP, DRCCRF, DRT, DRIRE, DRCE, etc. Ça fleure bon le jargon de fonctionnaire. Mais même pour eux, c’est incompréhensible.

« C’est un fourre-tout. On nous a pondu un organigramme hyper compliqué qui ne fonctionne que sur le papier », déplore l’inspecteur du travail et délégué CGT, Alain Harster. L’inspection du travail avait déjà essuyé en 2009 une fusion de ses services (généraliste, agriculture, transport). Et Alain Harster de soupirer : « On passe notre temps à nous réorganiser ». Or, cette logique de mobilité « est incompatible avec la permanence de l’action de l’Etat. On nous fait perdre nos repères pour qu’on ne se raccroche plus qu’à une seule chose : les instructions venues d’en haut », analyse Laurent Bosal (CGT), contrôleur du travail.

Les inspecteurs attachés à la surveillance des marchés (Pôle C concurrence), tirent également la sonnette d’alarme : « On réduit les effectifs et la méconnaissance du tissu économique grandit. A la direction à Paris, on s’inquiète. A la création des DIRECCTE, l’activité du secteur de la concurrence a diminué de 7,5% par rapport à 2008, -25% pour les saisies et -30% pour les dossiers contentieux (source CFDT).

Le schéma d’intégration des services dans la Direccte.

Une « technostructure hallucinante »

Ces performances en baisse s’expliquent par la « cassure » qu’a constitué la création de la DIRECCTE, selon Bertrand Britschgi du syndicat Solidaires. Car il a fallu d’abord « couper en deux une structure cohérente et réactive », la DCCRF (direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) pour ne garder que 22 agents. Les autres (29) font de la répression des fraudes hors DIRECCTE, avec les services vétérinaires… Et si les anciens collègues, qui partagent les mêmes bureaux et ont une activité très proche, veulent s’échanger des infos, ils doivent remplir des bordereaux de transmission administrative… « On nous éloigne du terrain pour nous faire rentrer dans une technostructure hallucinante », s’indigne Bertrand Britschgi.

Depuis leur intégration dans cette nouvelle entité, les agents ont vu leurs conditions de travail se dégrader. Les hiérarchies intermédiaires se sont multipliées alors que des postes de secrétaires ont sauté. La paperasse s’accumule. Les rendus chiffrés, les objectifs ont fait leur apparition. Les évaluations ont vocation à s’individualiser et les primes de performances à tenir une place plus importante dans la rémunération. « Il fallait réformer l’Etat pour travailler plus efficacement, est-ce à dire qu’on ne savait pas travailler avant ? », s’étrangle Alain Harster. Ce jour-là, l’intersyndicale tient une conférence de presse suite au suicide d’un inspecteur du travail dans le Nord de la France. Le deuxième en moins d’un an. « La violence n’est pas celle des personnes, elle est organisationnelle. Nous, inspecteurs du travail, nous sommes écartelés, nous défendons quelque chose que le ministère n’arrive pas à résoudre en interne », poursuit le délégué CGT, dénonçant un « simulacre de dialogue social ».

Le mythe du guichet unique

Même leur indépendance, garantie par des conventions internationales, semble menacée depuis qu’ils appartiennent à la DIRECCTE. «Le pilotage n’est plus national mais préfectoral. C’est une reprise en main des préfets contre les ministères, une reprise en main politique de l’administration », analyse Laurent Bosal.

« Contrôler les entreprises va à l’encontre de la profonde tendance libérale actuelle », renchérit Alain Harster. Les inspecteurs du pôle T (travail) se sentent plus gênants que jamais. « Les fonctions de contrôle sont complètement noyées, freinées et délégitimées ! L’entreprise sonne à une porte pour avoir des subventions et à la porte voisine, c’est les amendes. En plus de l’incompréhension des usagers, cela crée des tensions internes », détaille Marlène Dangeville (CGT), inspectrice à la formation professionnelle (Pôle 3 E, entreprise, emploi, économie).

Quant au guichet unique, il demeure un mythe. « Cela ne fait que rajouter des transmissions entre les services. Avant, même si le paysage administratif était touffu, l’usager savait qui faisait quoi. Aujourd’hui, ils téléphonent et nous-mêmes nous ne savons plus vers qui les orienter », raconte un agent du Pôle C.

Des agents en opposition sur le terrain

La mise en place de la DIRECCTE a essentiellement consisté à regrouper les agents. Seulement, lorsqu’ils travaillent ensemble, ils se marchent sur les pieds. Claude Gross (FO), en charge du tourisme (Pôle 3 E), est bien embêté sur le terrain. Lui qui doit se montrer «arrangeant » avec les entreprises, fait ses visites avec le carnet de chèques, et quand il laisse sa carte, elle est presque identique à celle des inspecteurs, qui eux se baladent avec les procès verbaux en poche. Même discours au Pôle C : « C’est une cohérence de façade, explique un autre agent. Quand on va sur le terrain avec les inspecteurs du travail, on ne cherche pas les mêmes choses, nous sommes des gendarmes de l’économie, eux du code du travail. On se met en porte-à-faux et on s’empêche de travailler. Les synergies n’existent pas, on ne va pas les inventer. »

L’administration transformée en outil politique

Si ailleurs on fait de la répression, au Pôle 3 E, on soutient le développement économique. « On nous donne des enveloppes qu’il faut dépenser absolument, et qu’importe si nous n’avons pas le temps de faire tous les contrôles nécessaires. Alors, il faut cacher certaines choses pour ne pas avoir à rembourser», confie Marlène Dangeville.

Ainsi en est-il, par exemple, des contrats de professionnalisation. Le gouvernement veut mettre le paquet sur l’alternance, « mais on se rend compte que certaines formations sont bidons, n’ont aucun lien avec le travail. Du coup, on nous envoie sur des choses plus anecdotiques, comme la dérive sectaire des formations, pour qu’on ne regarde pas que l’argent est dépensé pour rien ». Pour Marlène et les autres, le constat est sans appel, « l’administration en région n’est plus qu’un outil politique. » Un agent chargé de la concurrence redoute des « décisions d’opportunité », « par exemple, qu’on oriente davantage nos contrôles vers un secteur pour en laisser un autre tranquille».

Peu de bénéfices tangibles de la fusion

Entre eux, les agents ne se connaissent pas et ne se coordonnent pas. « Dans les faits, il n’y aucune articulation entre les services, aucun travail commun ni échange de données », remarque Eric Mandra, secrétaire de la section FO et contrôleur du travail. D’ailleurs, les réseaux informatiques ne sont toujours pas interconnectés deux ans après.

Et les inégalités vont bon train, selon que les agents relèvent du ministère de l’économie (Pôle C concurrence et 3 E) ou du travail (Pôle T). Les plans de formation des agents sont toujours séparés. En fin d’année, une sortie pour les enfants a été organisée. Certains ont bénéficié d’une subvention via leur Amicale, d’autres ont payé plein pot… «Le règlement intérieur n’a toujours pas été unifié. Résultat : le décompte des heures, le nombre de jours de congé, de RTT, le montant des primes, tout diffère, comme les salaires. A poste équivalent, les salaires mensuels peuvent varier de 500 à 1000€ », énumère Eric Mandra. L’intersyndicale réclame à la direction les grilles de salaire depuis des années, en vain. « Cette opacité alimente les suspicions », poursuit-il.

630 000€ de travaux pour déménager 33 agents

Autre point de friction à la DIRECCTE : le déménagement. Car en réalité les agents sont toujours dispersés en trois lieux dans Strasbourg. Depuis deux ans donc, on leur annonce que tous rejoindront leurs collègues au siège, dans les locaux de l’ancienne inspection du travail.

« Il y a une guéguerre entre les inspecteurs du travail et les autres services, témoigne Eric Mandra. Ils reprochent au premier de vouloir garder leurs bureaux individuels ». Car la direction entend profiter du déménagement pour appliquer la règle en vigueur avec la RGPP des 12 m² par fonctionnaire (contre environ 15 aujourd’hui). Elle veut casser les cloisons, réorganiser l’espace. Le coût total est estimé à 630 000€… pour l’accueil de 33 agents !

Un réaménagement qui intervient cinq ans après des travaux de rénovation qui avait coûté 780 000€. Et la DIRECCTE n’est que locataire. « C’est payer plus pour s’entasser plus. Un bon exemple de la bêtise de la fusion », fulmine Eric Mandra. Les syndicats proposent plutôt de louer un espace supplémentaire, une solution nettement moins onéreuse (300 000€ au total). Mais avec ce scénario, les fonctionnaires auraient encore des bureaux trop grands. De toute façon rien n’avait été budgété en 2011 et les agents n’ont plus de nouvelles du projet depuis l’automne.

Malgré nos demandes répétées, la Direction de la DIRECCTE Alsace n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations, arguant qu’une communication officielle sur le bilan de la fusion était prévue pour la fin 2012. La semaine dernière, tous les agents de la fonction publique ont reçu une circulaire de la préfecture du Bas-Rhin pour leur rappeler leur devoir de réserve en période électorale.


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