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Sous le pont, l’illusion

Victime des années de fer du communisme roumain, Gheorghe Frunza a investi tous ses espoirs dans la Cour européenne des droits de l’homme pour obtenir réparation. Une lutte stérile.

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Sous le pont, l’illusion

Gheorghe Frunza et son installation (Photo LS)

« Pour l’Etat roumain, je suis né à trois ans », répète inlassablement Gheorghe Frunza, qui vit depuis presque deux ans sous un pont du quartier européen de Strasbourg. Au-dessus, les rares promeneurs du dimanche se pressent, ou flânent paisiblement. Assis sur une chaise en plastique crasseuse, le sexagénaire roumain déballe son histoire dans un bon anglais.

La famille Frunza est originaire de la région de Timisoara, proche de la frontière occidentale. Elle est déportée en 1951 dans un nouveau village, créé de toutes pièces dans le Baragan, coin désertique au sud-est du pays. « Il n’y avait que des hautes herbes. A perte de vue… On était livrés à nous-mêmes, c’était la Patagonie» se souvient ce fils de paysan. Ces goulags à la sauce roumaine sont destinés à « rééduquer » toute une partie de la population : paysans réfractaires à la collectivisation forcée, intellectuels, opposants politiques. Pendant la période du « communisme d’épuration » plus de 44 000 personnes ont été déplacées et internées.

Au moment de l’exil, sa mère est enceinte de Gheorghe, troisième enfant de la fratrie. « Je suis le premier bébé à être né dans le goulag roumain, le 5 mars 1952 » revendique Gheorghe Frunza. La preuve ? « Personne ne l’a affirmé avant moi, donc pourquoi ça ne serait pas moi ? » s’offusque t-il presque. Malgré la misère, cet orateur à la prose percutante ne perd pas le sens du spectacle.

Un traitement du dossier à la hache

Le 26 avril 2011, il débarque à la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) pour suivre l’avancée de son dossier, déposé quelques mois auparavant. Sa plainte concerne la pension de dédommagement qu’il devrait percevoir de l’État roumain, pour les quatre premières années de sa vie passées dans le camp de Fundata. Il l’a demandée en 2008 après la perte de son emploi, due à la privatisation partielle de l’entreprise qui exploite les réseaux ferrés roumains. Avant de voyager dans tout le pays, cet homme massif a travaillé dans le bâtiment.

Depuis plus de trois ans, son compte en banque enregistre seulement 60 euros par mois, le montant prévu pour une année d’emprisonnement selon le décret-loi 118/90. Erreur administrative ou corruption, qu’importe, il exige les 240 euros auxquels il aurait droit au vu de son passé. « Je vis avec deux euros par jour, comme dans le Tiers-monde. » Dans son sac à dos bordeaux, tous ses papiers et une copie de son dossier sont soigneusement classés dans des pochettes d’écolier.

Face à ses difficultés à faire reconnaître le préjudice devant la justice roumaine, ce divorcé sans enfants, qui n’a plus d’attache en Roumanie hormis ses deux sœurs, décide de tenter la solution européenne. Malgré une grève de la faim d’une quinzaine de jours entamée à son arrivée, la requête de Gheorghe Frunza est déclarée irrecevable par la CEDH le 4 mai 2011, car les critères d’admissibilité ne sont pas remplis. L’ancien cheminot, qui ne pourra prétendre à sa pension de retraite qu’à 65 ans, n’a en effet pas épuisé toutes les solutions nationales. Les délais entre les procédures n’ont pas non plus été respectés.

Impossible d’y remédier selon lui : « Je ne peux pas retourner en Roumanie, je dois régler mon problème ici. Là-bas certains policiers m’agressent pour me dissuader d’aller plus loin ! ». L’affirmation est accompagnée d’un geste découvrant son crâne rasé, barré d’une longue cicatrice blanche. « Les coups de hache qu’ils m’ont asséné sur la tête. Ils n’ont jamais été poursuivis » précise t-il.

Un gourdin dans la main, ses dossiers dans l’autre

Tout en pestant contre son existence digne de « l’âge de fer », ce ne sont pas quelques dents en moins et un doigt amputé qui vont l’abattre. Avant, il habitait sous l’autre pont, près du Parlement européen, mais les vagues provoquées par le passage d’un bateau-mouche ont emporté son lit. Il a donc déménagé un peu plus loin. Gare à l’intrus qui s’aventurerait sous le pont la nuit, son nouveau territoire est délimité par un bricolage de fil de fer et de canettes de bière bon marché remplies de capsules.  Sous son pont, il a construit des étagères pour les boîtes de conserve et ses ustensiles de cuisine, un lit surélevé, des toilettes.

Ses armes : un gourdin sous le lit de palettes de bois et sa détermination. « En Roumanie, les gens n’osent pas protester car ils ont peur de perdre leur emploi, ou de représailles contre leurs familles. Moi je n’ai rien à perdre, et je veux que les nouveaux stalinistes respectent mon histoire et mes droits. Après je m’en irai ».

Gheorghe Frunza ne mendie pas, dit s’en sortir grâce aux poubelles et l’aide de Médecins du Monde. Pour avoir une chance de le trouver dans sa tanière, il vaut mieux prendre rendez-vous. « La journée n’est pas assez longue pour tout ce que j’ai à faire ! » Corvée de bois dans la forêt de l’autre côté de la route, douche aux bains municipaux et lessive au bord de la rivière, voilà pour le programme matinal. Après avoir rassemblé assez de nourriture pour la journée, son parcours du combattant commence : « Pratiquement tous les jours, je vais manifester devant la CEDH, le Parlement européen et le consulat de Roumanie », détaille t-il en exhibant fièrement ses banderoles.

Ramin Mazur ne doute pas de la sincérité du Roumain. Photoreporter moldave, lauréat du prix du jeune journaliste du Conseil de l’Europe, il l’a rencontré au mois d’octobre. « Dans nos pays, l’appareil de justice est trop corrompu. Si la personne n’a pas les moyens de verser des pots-de-vin, son dossier n’aboutira jamais et des pièces de son dossier peuvent même disparaître. » Ramin Mazur a réalisé une vidéo sur Youtube où Gheorghe Frunza explique son combat, assis sur les marches de la Cour.

Vidéo : les errances strasbourgeoises de Gheorghe


Reportage de Ramin Mazur (en roumain)

État de son dossier ? Détruit

Une cigarette roulée avec un lambeau de Direct Matin entre les lèvres, Gheorghe Frunza regarde passer les jours. Dans le dernier courrier que la Cour lui a transmis il a cru comprendre que malgré le rejet, son dossier serait encore conservé un an après le délai de garde aux archives. Un courrier qui ne change pas la donne : « Actuellement il n’y a plus de requête pendante à son nom. Son dossier a été détruit», informe la CEDH.

En dépit du bon sens, Gheorghe ne veut pas croire qu’il proteste pour rien. Alors il s’accroche à cet espoir vague, en distribuant des bouts de pain rassis aux cygnes. Il en jette aussi sur la berge : « Pour les rats. Pour qu’ils ne me mangent pas moi ».

Merci à Iualiana Salzani-Cantor, journaliste, Ramin Mazur, photoreporter, Alexandra Razvan-Mihalcea, avocate, Smaranda Vultur, anthropologue et professeur à l’université de Timisoara et Florin Rusitoru, archiviste à la CEDH qui a assuré la traduction français / roumain d’une partie des entretiens.


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