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Comment France 2 n’a pas parlé du Neuhof…

Longuement interrogée par une équipe du journal de France 2 après l’opération de police de la semaine dernière, Camille, chargée de développement territorial au Neuhof, s’étonne du résultat diffusé par nos confrères, faisant une large place aux problèmes de drogue et de chômage. Elle propose une autre vision de ce quartier.

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Comment France 2 n’a pas parlé du Neuhof…

Capture d'écran du reportage de France 2 : "Strasbourg : casser l'économie de la drogue"

TribuneStrasbourg. Quartier du Neuhof. Lundi 22 octobre, une « opération coup de poing » a été entreprise dans ce quartier dit « sensible » pour arrêter plusieurs trafiquants de drogue. Mardi 23 octobre, deux journalistes de France 2 sont sur le terrain pour prendre des images en vue d’un reportage sur ce quartier, l’une des quinze zone de sécurité prioritaire (ZSP) de France. Mercredi 24 octobre, journal de 20h, roulement de tambours, et puis plus rien…

Sept heures sur place pour 3 minutes 30 de reportage. Devant mon téléviseur, je vois la sempiternelle image des « quartiers » : 40 secondes sur le trafic de drogue et la peur implicite dans les quartiers où, « devant les caméras, il n’y a personne pour s’en plaindre », 40 secondes sur l’opération policière en elle-même, 20 secondes sur le « mauvais accueil » réservé aux journalistes (« on nous a même lancés des œufs ! »), 40 secondes sur le directeur du centre social et culturel qui décrit les jeunes qui « se sentent en totale impunité » et réclame comme « premier service public » une « police respectueuse, qui vienne aider et secourir », 20 secondes sur les « efforts » déjà faits pour le quartier, 40 secondes sur le chômage comme explication des comportements déviants.

Si on résume : 2 minutes 20 sur l’action policière et la peur dans les quartiers, 20 secondes sur les dépenses publiques et 40 secondes sur le chômage. A quoi bon avoir fait un reportage alors ?

Une flamme éteinte dans le regard des parents

Je travaille au quartier depuis désormais 3 ans. Dans le reportage apparaissent différentes personnes que je connais et qui font la vie du quartier au quotidien. Jamila a accompagné les journalistes pendant plusieurs heures, bénévolement. Ils ont rencontré des habitants. Sa mère à son domicile (j’imagine le « mauvais accueil » quand on la connaît et qu’on sait à quel point elle est chaleureuse). Ils m’ont rencontrée également avec des enfants du quartier.

Le journaliste me tend le micro et me demande : « Vous venez d’être classé en zone de sécurité prioritaire. Pensez-vous que certains parents baissent les bras face à l’éducation de leurs enfants ? »

Dans ma tête défilent les images des parents (pas tous) qui très souvent me réclament un délai pour payer les activités que l’on propose. Un euro, c’est souvent un tas de centimes.

Dans le regard de ces parents, pères et mères, je sens souvent une flamme éteinte, face à un quotidien où tout repose sur la débrouille en raison de leurs maigres revenus. Les loisirs, la viande, les nouveaux habits, tout cela passe souvent à la trappe. Malgré cela, j’y trouve la beauté des « quartiers » faites de mélanges de culture. Beauté des personnes. Une flamme qui se rallume quand ils parlent de leurs enfants. Des parents qui sont avant tout soucieux du bien-être de leurs enfants et qui ont une vraie reconnaissance par rapport à notre travail au quotidien.

Zola et Pagnol au pied des immeubles

La famille reste la valeur principale, des relations mère-fils, mère-fille très fortes, avec des pères moins visibles. Et toujours, quand le lien se crée avec ces mères, surtout elles, et qu’elles nous parlent, comme un robinet qui s’ouvre, et c’est tout Zola au pied des immeubles. La misère des fins de mois qui commence le 10 tue l’envie, le désir, la curiosité. Survivre plus que vivre. Où la maladie est une vraie plaie. Où la télé devient la seule part de rêve. Une télévision qui se moque pourtant de ces populations fragilisées parce que les individus qui la composent se ressemblent, ont les mêmes accents, ont les mêmes vêtements, et qui promet dans le même temps aux jeunes filles jolies de « quartier » de « réussir » par la téléréalité. Où la publicité devient presque un critère de réalité plus qu’un fantasme.

Les parents se sentent nuls ou pas à la hauteur parce qu’ils ne peuvent offrir à leurs enfants ce qu’ils voient à la télévision. Ils font véritablement tout pour contenter les désirs de leurs enfants et on sent chez eux une peur constante de ne pas y arriver. Et parfois, certains parents basculent : le poids de la maladie, de la précarité, leur font délaisser leur rôle d’éducateur.

Mais c’est aussi du Pagnol. Une chose est sûre, c’est que l’amour qui lie ces familles est étonnamment fort, et s’observe tous les jours par ce qu’ils souhaitent offrir à leurs enfants, même si ce n’est qu’un tas de centimes que je récupère. Ces gamins de cité, ce sont des boules d’énergie, parfois de la dynamite, fragiles à manipuler. Mais ce sont d’abord des enfants, avec des parents qui partagent les mêmes rêves. Le cliché numéro 1 des petits garçons des quartiers, c’est réussir par le foot, aussi parce que l’école leur fait peur. Mais on retrouve les mêmes rêves de jeunes héros et de starlettes dans les autres couches de la population (Dortier, « Quand je serai grand…», Sciences Humaines, n°234, février 2012).

Toujours viser la Lune…

Tout cela tourne dans ma tête. A quoi se mêle ce que je crains. M’aurait-il gardé au montage si j’avais collé à leurs prénotions. « Oui, oui, faire mon métier dans un quartier gangrené, j’insiste, par l’alcoolisme, oui oui, et la drogue, oui oui, et la violence, oui oui, c’est vraiment très difficile ». Je pense que oui. Triste montage.

Une phrase que j’aurais aimé entendre dans ce reportage, c’est le postulat que je donne à mon travail au quotidien : « il faut toujours viser la Lune car même en cas d’échec on atterrit dans les étoiles ». J’aurais simplement aimé entendre ce que j’ai dit sur les parents, leurs efforts et ces enfants si attachants. Car même sans moyens scolaires et financiers, du béton naissent de véritables petits soleils. Au lieu de cela, le journaliste a commenté mes propos en disant : « on ne va quand même pas être angélique ». De là à vouloir montrer le Diable…

Alors, plutôt que d’allumer la télévision, venez dans les « quartiers ». Les Restos du Cœur est une association qui distribue des repas aux plus démunis, et tout le monde trouve cela bien. Pour ma part, j’aimerais offrir à ces personnes non pas un repas, mais la chance de pouvoir échanger. Pourquoi cela semble-t-il plus louable de donner de la nourriture que d’échanger véritablement ses savoirs, ses connaissances, avec le reste de la population, surtout celle qu’on ne connaît pas, parfois que l’on craint ou que l’on méprise ?

Échanger plutôt des savoir-être, des savoir-faire, ce qui permettrait vraiment aux gens de s’aimer, plutôt que d’avoir peur l’un de l’autre comme l’aimeraient tellement nos journalistes de France 2.

Camille M.
Chargée de développement territorial 


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