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Tribune : qui est Charlie ?

À l’origine du rassemblement du 7  janvier, puis co-organisateur de la marche du 11 janvier, après les attentats en France, Silvio Philippe se demande ce que « être Charlie » veut dire. Pour ne pas tomber dans le « Eux » contre « Nous », il estime qu’il faut davantage s’écouter plutôt que de profiter de l’émotion pour avancer ses projets.

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Tribune : qui est Charlie ?

"Le grand débat démocratique qu'il faut ouvrir sur tout le territoire ne doit brider personne dans l'expression de sa pensée." (Photo Paul Voulleminot / Rue89 Strasbourg)
« Le grand débat démocratique qu’il faut ouvrir sur tout le territoire ne doit brider personne dans l’expression de sa pensée. » (Photo Paul Voulleminot / Rue89 Strasbourg)

TribuneÀ l’heure où tout le monde « est Charlie », sous le coup de l’immense émotion qui a suivi les attentats du 7 janvier, il est facile de pointer du doigt ceux qui refusent de se joindre à ce mot d’ordre. Il faut bien avouer que ce slogan, apparu très rapidement et sans explication, est flou. On a pu voir ainsi des groupes d’extrême-droite l’afficher comme étendard de leur lutte contre « les arabes ». Que veux dire « Nous sommes Charlie » ?

À Strasbourg, lors de la préparation de la marche du 11 janvier, la question s’est posée. Nous avons vite compris que si nous reprenions ce slogan comme mot d’ordre, nous devions impérativement le définir. C’est ce que nous avons fait dans le texte de l’appel à la manifestation, diffusé largement sur les réseaux sociaux et par les médias. C’est finalement pour une question pratique d’identification que le slogan a été utilisé. Détailler les valeurs pour lesquelles nous étions mobilisés (liberté de la presse et de l’expression, refus du racisme et des amalgames) était ainsi une obligation.

Comprendre pour accepter les différences

Discutant avec un ancien camarade de classe à propos des événements, j’ai pu me rendre compte de la diversité des situations et des prises de positions qui se cachent derrière l’expression si décriée : « Je ne suis pas Charlie ». Ce jeune homme, musulman, me livrait sa pensée en ces termes :

« C’est comme si on caricaturait une personne de ta famille, comme ça à poil : tu serais en colère. Pour nous c’est la même, on a beaucoup de respect pour le prophète. »

Il condamne l’action des terroristes. Même si il s’est senti en colère et insulté par les dessins de Charlie Hebdo, il dit clairement « qu’ils ne méritent pas la mort ». Mais la blessure des « Unes » de l’hebdomadaire satirique ne lui permettaient pas de s’y identifier.

Dans le ciel strasbourgeois. (Photo Fouad Dautovic / Pokaa)
Dans le ciel strasbourgeois. (Photo Fouad Dautovic / Pokaa)

Que veux dire « Nous ne sommes pas Charlie » ? La tentation est forte pour des esprits simplistes et belliqueux d’utiliser ce slogan comme ligne de démarcation : il y a  « Eux », et il y a « Nous ». Pourtant, comme vu plus haut, on trouve dans cette catégorie des prises de positions très divergentes. En observant les réseaux sociaux, notamment Facebook, j’ai pu voir aussi bien des personnes d’extrême-gauche qui déclaraient « Je ne suis pas Charlie » en refus de la récupération politicienne, tout comme des nazillons dénonçant « l’ennemi de l’intérieur » que serait la rédaction du journal, des musulmans pacifistes gênés par les caricatures du prophète, des islamistes jugeant que la mort de ces journalistes n’était que justice.

Un précédent : la leçon de l’après 11 septembre

Alors que Le Monde titrait « Le 11 septembre français », il est intéressant de relire un éditorial de Jean-Marie Colombani, alors directeur du quotidien, paru le 13 septembre 2001. Son titre : « Nous sommes tous Américains ». Que de ressemblance avec le slogan français de ces dernières semaines ! Beaucoup de gens aujourd’hui dérangés par ceux qui disent « Je ne suis pas Charlie » ne seraient sans doute pas prêts à reprendre la phrase de J-M. Colombani.

Rapidement, c’est par cette logique de division entre « eux » et « nous », ceux qui « sont américains » et ceux qui ne le sont pas, qu’on a pu assimiler le mouvement altermondialiste dans certaines rédactions renommées à un soutien des terroristes. Ce processus est clairement développé dans le l’ouvrage collectif de Serge Halimi, Dominique Vidal et Henri Maler L’opinion, ça se travaille : les médias et les “guerres justes“. La puissante doctrine centenaire : si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous.

Le rassemblement autours de valeurs ne doit pas déboucher sur l’union nationale

Sortir par le haut de cette attaque meurtrière nécessite de refuser l’union nationale vite proclamée (et tout aussi rapidement oubliée) à la suite des attentats. L’union nationale reviendrait à poursuivre dans la voie de cette logique belliqueuse de la division entre deux camps. Même pour des caricaturistes, le trait est trop gros. Notre seule chance de vaincre et de prévenir autant que possible les endoctrinés qui ont commis ces attentats, comme les idéologues qui les y ont poussé est bien d’opposer le débat démocratique pacifique à la violence et à la haine.

Sans parler de « tendre l’autre joue », nous devons pardonner sans oublier, juger sans discriminer. Si la violence des armes fait taire la pluralité des intellects, alors les terroristes auront marqué un point. Si la liberté d’expression, le débat d’idée, la presse libre devaient se réduire à une seule voix, nous entrerions dans la logique bipolaire de l’affrontement.

La manifestation du 11 janvier à Strasbourg (Photo Annie Herzog)
La manifestation du 11 janvier à Strasbourg (Photo Annie Herzog)

La priorité est bien aujourd’hui de réaffirmer nos valeurs, de les promouvoir et de les renforcer. Il est bien malheureux de voir certains vautours sécuritaires se jeter sur la peur qui est présente (à un degré différent) chez chacun de nous pour servir leurs projets politiques.

Le grand débat démocratique qu’il faut ouvrir sur tout le territoire ne doit brider personne dans l’expression de sa pensée, il doit être le plus large et le plus ouvert possible, quant bien même certaines prises de positions nous déstabilisent ou nous blessent. Écouter chacun dans le respect, afin de forger un nouveau pacte social est à mes yeux la meilleure réponse que l’on puisse faire à ceux qui voudraient l’uniformité et la soumission. Refuser les prises de position a priori nous évitera sans doute de nous empêtrer dans les mêmes erreurs que les États-Unis en 2001.

Silvio Philippe, co-organisateur de la marche du 11 janvier à Strasbourg


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