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Crise de la presse : les DNA en déficit, le personnel dans le flou

Trois ans après le rachat des DNA par le Crédit Mutuel, le groupe bancaire n’est pas parvenu à restaurer la santé du premier quotidien d’Alsace. Pire, les DNA terminent l’année 2014 en déficit de 2 millions d’euros, une première depuis la création du journal en 1877.

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Impression du cahier Immo en novembre 2013, le produit autrefois rémunérateur est très sérieusement concurrencé par le web (Photo Raphael Toledano / FlickR / cc)

Impression du cahier Immo en novembre 2013, le produit autrefois rémunérateur est très sérieusement concurrencé par le web (Photo Raphael Toledano / FlickR / cc)
Impression du cahier Immo en novembre 2013, le produit autrefois rémunérateur est très sérieusement concurrencé par le web (Photo Raphael Toledano / FlickR / cc)

Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) devraient terminer l’année 2014 en accusant un déficit de 2,4 millions d’euros, une première depuis la création du journal en 1877. Ces conclusions figurent dans un document d’expertise des comptes que Rue89 Strasbourg s’est procuré.

Les deux sources de revenus principales du quotidien sont en forte baisse. La publicité a perdu 40% de son chiffre d’affaires depuis 2008 soit environ 22 millions d’euros. Les DNA sont plus exposées que d’autres titres, puisque l’ensemble de la PQR a perdu 30% de son CA publicitaire.


Sur la même période, la diffusion payée est passée de 176 600 à 153 000 exemplaires. Fin septembre 2014, les ventes étaient en baisse de 2,7% par rapport à 2013, mais c’est tout de même meilleur que l’exercice précédent, qui avait vu plonger les ventes de 3,8%. Un léger redressement à mettre sur le compte des élections municipales de mars, traditionnellement un rendez-vous fort pour la presse quotidienne régionale (PQR).


Au total, le chiffre d’affaires devrait s’établir à 88 millions d’euros, en baisse de 5,9% par rapport à 2013 selon les expert-comptables, qui concluent en indiquant qu’en 2014, les DNA devront puiser dans leurs réserves de trésorerie pour financer l’exploitation et pourraient même « voir apparaître les premiers découverts bancaires ».

Mais ce n’est pas très grave puisque depuis novembre 2010, le propriétaire des DNA est… une banque, le Crédit Mutuel Centre-Est Europe. Son président, Michel Lucas, s’est constitué un petit empire de presse entre 2007 et 2011 en rachetant les titres de l’Est de la France (les DNA, L’Alsace, L’Est-Républicain, Le Républicain Lorrain, le Dauphiné Libéré, Le Progrès…), c’est ce qu’on appelle le groupe EBRA (Est Bourgogne Rhône-Alpes), bien qu’il n’ait aucune existence juridique.

Nombreuses restructurations et mutualisations

Depuis sa prise de contrôle, Michel Lucas a multiplié les regroupements et les restructurations, persuadé que la PQR n’avait besoin que d’une cure de rationalisation pour être rentable. Deux ans plus tard, il semble que la dégradation de la situation économique des journaux ait rendu l’équation plus complexe. Pourtant, Michel Lucas et son équipe dédiée, sur laquelle il est le seul à avoir autorité, n’ont pas ménagé leurs efforts.

Ainsi aux DNA, la filiale de télévision régionale Alsace 20 a été vendue en décembre 2012, de même que les 20% de parts que les DNA détenaient dans SDV Plurimédia, l’entreprise qui avait réalisé son site web, le premier de la PQR en 1995. De nombreux marchés ont été mutualisés avec les autres journaux du groupe, le transport a été confié à Transalliance, les gros achats comme le papier se font désormais au nom des dix titres. Michel Lucas a également regroupé toute l’édition des journaux, dont les éditions de la Nuée Bleue, dans un seul pôle, appelé « Éditions du quotidien », directement contrôlé par le groupe bancaire.

Depuis quelques mois, les directeurs des ressources humaines et des services techniques des DNA sont désormais partagés avec d’autres quotidiens. Quant à elle, la direction informatique a presque entièrement migré au Wacken, au siège d’Euro-Infos, la filiale informatique du Crédit Mutuel et tous les systèmes ont été transférés dans l’architecture bancaire. Et désormais, tous les achats des fournitures (ordinateurs, téléphones…) passent par la centrale du groupe bancaire.

« On remarque des articles qu’on n’aurait jamais publiés dans les DNA »

Côté rédaction, la mutualisation la plus voyante concerne les pages internationales et nationales, qui sont désormais réalisées pour tous les titres au sein d’une agence de presse du groupe à Paris, appelée Agir (agence générale de l’information régionale). Initialement composée de journalistes détachés, cette agence est désormais elle aussi directement rattachée au Crédit Mutuel et ce qui fait grincer des dents aux DNA, c’est qu’elle commence à avoir sa propre ligne éditoriale… Un journaliste strasbourgeois commente :

« On remarque des choix aberrants pour certains articles, des sujets qui concernent l’univers des people ou de la télévision qu’on n’aurait jamais publiés dans les DNA… Et certains sujets sont vraiment légers, tu peux te retrouver à devoir écrire un édito en désaccord avec l’article qui est juste à côté et tu ne peux absolument pas en discuter avec l’auteur. Sans parler des photos, qui sont systématiquement issues des journaux de Rhône-Alpes. C’est du journalisme extra-territorial, il n’y a plus de lien avec le lecteur mais comme il y a toujours Dreikhaus, Duhamel et le courrier, ça fait illusion. Et il faut reconnaître qu’on n’a pas eu beaucoup de plaintes de lecteurs… »

Mais surtout, le rapprochement des deux quotidiens alsaciens se réalise chaque jour un peu plus. Les filiales de distribution des deux titres mutualisent leurs tournées tandis que les services commerciaux des DNA et de L’Alsace sont désormais chargés de vendre une « audience globale ». À Colmar, les journalistes de L’Alsace ont rejoint ceux des DNA dans le même bâtiment, même chose à Strasbourg où l’agence de L’Alsace rue du Vieux-Marché-Aux-Vins a fermé, la rédaction est désormais rue de la Nuée Bleue.

Des opérations qui transforment en profondeur les DNA et auxquelles le personnel est sommé de s’adapter, faute de quoi la porte de sortie est grande ouverte. Ce fut le cas pour 55 journalistes (dont l’auteur de ces lignes) sur 160 qui en décembre 2011 ont fait valoir leur clause de cession, un dispositif qui permet de démissionner avec les conditions d’un licenciement économique. Mais tous les secteurs sont touchés : en 2007, les DNA employaient encore 817 personnes, elles n’étaient plus que 563 fin septembre 2014.


« Conséquence des mutualisations » selon les experts-comptables, les « employés et l’encadrement sont les plus touchés ». Mais le plus inquiétant est que cette somme de restructurations tous azimuts ne suffira à renouer avec la rentabilité pour le plus grand quotidien d’Alsace. Ainsi malgré la baisse de la diffusion, la facture du papier continue d’augmenter (+1,8%).

Une stratégie pour le numérique qui se fait attendre

Quant aux revenus du numérique, ils sont encore bien trop faibles : autour d’un million d’euros, soit à peine plus de 1% des revenus du journal. DNA.fr enregistre pourtant 2,8 millions de visites par mois en 2014 mais sa progression (+18%) est moindre que celle des autres sites de la PQR. Selon l’OJD, 1 155 personnes ont un abonnement numérique à DNA.fr en décembre 2014, ils n’étaient que 570 en janvier. Autre exemple, le site des petites annonces du groupe, Iookaz, totalisait 111 545 offres en janvier quand Le Bon Coin en proposait 24 millions…

Dans ces conditions, le personnel est très inquiet d’autant que Michel Lucas n’est guère disert sur la stratégie de développement qu’il compte mener pour ses journaux. Si d’autres mutualisations et restructurations sont à prévoir (par exemple, le Bien Public a Dijon sera imprimé à Lyon), aucune stratégie claire n’a été définie quant au numérique. Les journalistes ne savent toujours pas si la priorité doit être donnée aux éditions numériques ou reste au journal imprimé, et continuent donc de jongler au gré des bonnes volontés des uns et de leurs maigres moyens.

Un flou que les élus au comité d’entreprise ne supportent plus, comme le témoigne l’un d’entre eux :

« On sait que la fusion des journaux est en marche, on la constate tous les jours mais on n’en parle pas, ce qui provoque un stress inutile pour les employés et les empêchent de se préparer sereinement. D’une manière générale, rien n’est jamais annoncé clairement. Le comité d’entreprise est toujours mis devant le fait accompli. Michel Lucas ne répond pas aux questions des délégués, on en pose d’ailleurs de moins en moins… Il nous dit qu’il ne parlera pas tant qu’on n’aura pas retiré une lettre d’engagements contre la fusion des titres, et qui figure dans le dossier de l’Autorité de la concurrence. Et il y a une ambiance détestable, il a fallu convoquer quatre fois le comité d’hygiène et de sécurité en deux ans pour des faits de harcèlement moral de la part de la direction contre des employés, dont certains syndicalistes. »

« On a l’impression d’être des pions sur l’échiquier de Lucas »

Un autre membre du CE déclare :

« La dernière fois, Michel Lucas a indiqué que 40% des effectifs administratifs du groupe seraient supprimés. Comme ça. Alors évidemment, beaucoup de salariés craignent pour leur emploi d’autant que l’administratif, ça peut concerner les services de paie comme l’accueil des lecteurs en agence, on n’en sait rien en fait. Tout arrive déjà décidé, comme par exemple lorsqu’un nouveau logiciel est choisi, les premiers concernés n’ont jamais été consultés. On a l’impression d’être des pions sur l’échiquier de Lucas. C’est lourd et usant. »

Pour certains, les mauvais chiffres économiques serviraient Michel Lucas car ils lui permettraient de justifier la fusion des titres, pour l’instant et jusqu’en 2016 formellement interdite par l’Autorité de la concurrence. Dans le reste du groupe EBRA, la situation est contrastée : Le Progrès, L’Est Républicain et Le Républicain lorrain affichent chacun plus de 5 millions d’euros de pertes, selon la Lettre A, tandis que le Dauphiné Libéré termine avec un exercice positif. Les directions des DNA et du Crédit Mutuel n’ont pas répondu à nos sollicitations.

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