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Pourquoi des SDF passent toujours l’hiver dehors à Strasbourg

Un numéro d’appel unique débordé, des mises à l’abri sur des chaise, des perspectives d’accompagnement social une fois l’hiver passé faméliques… Chaque nuit, environ 500 personnes dorment dehors à Strasbourg, délaissées par le dispositif de l’hébergement d’urgence.

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Pourquoi des SDF passent toujours l’hiver dehors à Strasbourg

Environ 500 personnes passent l'hiver dans la rue à Strasbourg (Photo Damien Corby/ FlickR/cc)
Environ 500 personnes passent l’hiver dans la rue à Strasbourg (Photo Damien Corby/ FlickR/cc)

Depuis 2013, l’État aimerait sortir d’une « gestion saisonnière » de l’hébergement d’urgence des personnes sans-abris, afin que le nombre de places disponibles ne soit plus géré en fonction du thermomètre. Mais à Strasbourg, qui compte 9 000 logements vacants, près de 500 personnes, chaque jour, n’ont pas de toit à la tombée de la nuit, selon une estimation du collectif SDF Alsace. Et depuis le début de l’année, au moins quatre personnes sont mortes de la rue.

Parmi cette population, de plus en plus de jeunes et de femmes seules mais aussi de personnes atteintes de lourdes maladies. Monique Maitte, porte-parole du collectif SDF Alsace décrit :

« Des personnes dorment dehors alors qu’elles ont des pathologies physiques ou psychologiques lourdes, certains sont en phase terminale ! Beaucoup de gens sont porteurs d’hépatites, le nombre d’infections respiratoires augmente et les problèmes d’addiction aussi. Des gens, notamment des pays de l’Est, arrivent à Strasbourg dans un très mauvais état de santé : beaucoup finissent directement à l’hôpital. C’est le cas d’un homme qu’on a récupéré effondré dans l’herbe après être sorti du bus Eurolines. Il n’arrivait même plus à se lever… La tuberculose est réapparue. Cela pose un réel problème de santé publique. »

3 000 personnes hébergées et toujours un manque

Thierry Houdart, administrateur de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS) , analyse la situation sur Strasbourg :

« Le nombre de places en structures d’hébergement a fortement augmenté depuis deux ans. Entre les structures d’hébergement temporaires et celles consacrées à l’hébergement d’urgence, ce sont près de 3 000 personnes qui sont hébergées à Strasbourg, on pulvérise tous les records ! Pourtant, il y a encore beaucoup de gens dehors, car les besoins augmentent plus vite que l’offre. »

Depuis deux ans, l’État a créé 50 places d’hébergement d’urgence dans le département. À Strasbourg, le dispositif d’hébergement d’urgence compte 179 places, plus 210 places temporaires disponibles de novembre à mars, dans le cadre du dispositif de renfort hivernal (60 places d’hébergement et 30 places de mise à l’abri pour les isolés, 120 places pour les familles, soit le même décompte qu’en 2013). Fin février, 144 personnes étaient hébergées à ce titre : 60 personnes seules et 84 personnes en famille.

Pour compléter le dispositif, la préfecture a recours au parc hôtelier. Une tendance qui explose : à la fin de l’année, près de 1 040 personnes étaient hébergées à l’hôtel contre 250 il y a trois ans. Une pratique très onéreuse qui, selon les sources, a coûté entre 6 et 8 millions d’euros en 2014. Or, plus l’État héberge de personnes, plus les chambres ne sont disponibles que dans des hôtels plus coûteux. Un travailleur social observe :

« Cela permet à l’État de gérer à la demande et de ne pas avoir de structures à gérer, ce qui peut s’avérer encore plus coûteux. »

Thierry Houdart précise :

« Cela permet de ne pas inscrire les demandeurs d’asile dans un parcours d’hébergement durable. L’État se dit : si on leur donne des appartements que se passera-t-il après ? Le nombre de demandeurs d’asile s’était stabilisé en 2012-2013 mais depuis la fin de l’année 2014, les flux sont à nouveau très importants en raison des nombreux conflits : beaucoup de personnes arrivent du Moyen-Orient, du Caucase, du Kosovo. Au mois de décembre, ils sont près de 300 à être arrivés à Strasbourg. »

Le 115 saturé depuis dix ans

Comme depuis une dizaine d’années, le 115, numéro du Samu Social que doivent joindre toutes les personnes sollicitant un hébergement d’urgence, n’est pas en capacité de répondre à tous les appels. Et même quand une communication est établie, près d’une demande sur deux n’est pas satisfaite. Ainsi le 22 février, 40 personnes en famille et 150 personnes isolées ont appelé en 24h. Pour une centaine de personnes seules, la demande n’a pu être satisfaite. Fin janvier : sur 185 personnes qui ont appelé, seules 61 ont été orientées. Guillaume Keller-Ruschert, travailleur social de l’association d’hébergement d’urgence Antenne, explique que ces chiffres sont sous-évalués  :

« Si une personne appelle une fois mais ne rappelle pas à 15h, elle n’est pas comptabilisée dans les demandes non pourvues. »

De son côté, Thierry Houdart nuance la saturation du dispositif  :

« Avant, les gens devaient rappeler plusieurs fois dans la journée. Cela générait une suractivité et les gens se décourageaient à force de réponses négatives. Mais le 115 a été restructuré, l’accueil de jour a été renforcé. Désormais, les personnes ne doivent plus rappeler sans cesse : à 15h, le point sur les places distribuées permet de redistribuer l’essentiel des places disponibles. »

« Il faut démontrer une certaine motivation à ne pas mourir à la rue »

Pourtant, selon le collectif SDF Alsace et plusieurs travailleurs sociaux, le 115 est toujours aussi difficile à joindre, avec des temps d’attente et l’obligation de rappeler plus tard. Monique Maitte, porte parole du collectif, illustre :

« Les personnes sans-abri parlent “du jeu de la roulette”. Nous avons observé des refus très surprenants : une jeune femme de 30 ans à qui il a été dit qu’il n’y avait pas de place et qu’il était inutile de rappeler avant la semaine suivante, un travailleur pauvre qui dort dans sa voiture jugé non prioritaire, un jeune homme de moins de 25 ans qui a reçu un refus catégorique sans pouvoir expliquer sa situation… »

Michel Poulet, secrétaire départemental du SDAS-FO, un syndicat de l’action sociale observe :

« L’hébergement d’urgence anonyme et inconditionnel est nié dans la pratique. Lorsque l’on appelle le 115, on doit décliner son identité, sa date de naissance, la raison de sa venue en France et à Strasbourg ainsi que ses projets. Les écoutants ne répondent que si les demandeurs parlent français. Il est nécessaire d’appeler tous les jours même si l’on a subi plusieurs refus consécutifs et argumenter pour démontrer que l’on n’a pas d’autre solution. Il faut démontrer une certaine motivation à ne pas mourir à la rue ! »

Des chaises pour passer la nuit

Cette année est réapparu un phénomène que l’on pensait enterré : la mise à l’abri durant la nuit avec des « places assises », c’est-à-dire sur une chaise. Et pour obtenir une chaise, encore il faut passer par le 115. Deux dispositifs de 15 places chacun ont été déployés : un espace convivial rue déserte ouvert la semaine du 3 au 10 février et un espace dans la cafétéria du Château d’Eau, un établissement de l’Association d’accueil et d’hébergement pour les jeunes (AAHJ), ouvert le 12 janvier.

Dans le Bas-Rhin, un premier plan chaises en 2008, dont l’association Horizon-Amitié avait remporté le marché, avait déclenché une levée de boucliers des associations et collectifs représentant les sans-abris. Guillaume Keller-Ruscher en charge de l’espace rue déserte décrit :

« Ce genre de dispositifs s’inscrit dans une détérioration globale du modèle de mise à l’abri. Toutefois, ces espaces peuvent  être une porte d’entrée vers d’autres dispositifs d’hébergement classiques. Ce genre d’endroit permet plus de souplesse, avec des règles moins contraignantes. Dans l’espace rue déserte, il y avait le chauffage au sol, ce qui a permis à ceux qui le voulaient de s’installer pour la nuit. C’est plus sécurisant aussi car sans fouilles à l’entrée. On se retrouve avec des personnes qui préfèrent être orientées à l’espace rue déserte sur les chaises, plutôt que dans un centre d’hébergement. »

Thierry Houdart, aussi directeur de l’AAHJ, explique pourquoi sa structure a décidé d’accepter l’ouverture d’un tel espace  :

« Lorsque certaines places attribuées pendant la journée se retrouvent disponibles parce que la personne orientée n’est pas venue : cela permet de réorienter des gens chez nous vers les places libres en chambres. Quant au 115, c’est un passage obligatoire : si tout le monde pouvait se présenter directement, on aurait trop de demandes et on se retrouverait à devoir choisir avec toutes les tensions que cela générerait. »

Des places vacantes quand des gens dorment dehors

Mais selon plusieurs travailleurs sociaux et le collectif SDF Alsace, des places vacantes ont été constatées certains soir alors même que le collectif appelait le 115 pour des personnes sans-abris en détresse. Le Centre d’accueil et d’hébergement municipal (CAHM) refuse les orientations après 23h, alors même qu’un bilan des places vacantes est réalisé à ce moment-là. De même, les dispositifs complémentaires de mise à l’abri sur une chaise ne sont pas beaucoup mobilisés. En 8 nuits, 17 personnes ont été accueillies à l’espace rue Déserte, 30 mises à l’abri quand 120 auraient pu être réalisées. Même constat pour l’espace cafétéria du Château d’Eau.

Pour orienter un maximum de personnes, un dispositif de maraudes sociales fonctionne du 1er novembre au 30 avril : les tournées sont assurées par l’équipe mobile de rue de la Ville de Strasbourg, des Médecins du Monde, des Restos du cœur et de la Croix Rouge. Les maraudes disposent de places de mise à l’abri pour orienter des personnes qu’elles rencontrent. Si ces places ne sont pas utilisées, elles sont remises à disposition du 115.

Mais un travailleur social observe  :

« Les maraudes n’ont pas lieu forcément tous les jours. Le créneau du vendredi soir n’est plus occupé depuis le début de l’hiver, il y a un vrai manque. Le dimanche 8 février, il n’y a pas eu de maraude non plus et personne n’a été prévenu, les places “maraudes” n’ont pu être redistribuées. On a parfois des places vacantes alors que des personnes sont repérées en ville, comme celles qui dorment près du bâtiment d’Électricité de Strasbourg boulevard Wilson. »

Entre 3 jours et une semaine avant d’avoir à chercher ailleurs

Lorsqu’un SDF parvient à obtenir une place d’hébergement d’urgence, à Strasbourg c’est en moyenne pour une durée de trois jours, une semaine maximum. Dans son 20e rapport sur le mal-logement paru au début 2015, la fondation abbé Pierre dénonce le fixage d’une durée d’accueil maximale qui vise à établir une rotation des publics accueillis :

« Dans le Bas-rhin par exemple, certaines structures accueillent les personnes sans abri pour une durée de 5 à 7 jours maximum, puis imposent un délai de 5 jours avant de pouvoir les accueillir à nouveau. D’autres structures ont opté pour la règle de “3 nuitées dehors / 4 dedans”. Des options dénoncées aujourd’hui par les acteurs locaux qui en pointent les conséquences sur le travail d’accompagnement des personnes sans abri, et la remise en cause du principe de continuité de la prise en charge. »

Ainsi Guillaume Keller-Ruscher constate :

« C’est usant pour les personnes qui ne peuvent jamais se poser réellement. Il n’y a pas d’inscription dans la durée et souvent une logique de découragement s’instaure. »

Monique Maitte renchérit :

« Les sans-abris ont le sentiment d’avoir plus à perdre en quittant un endroit qu’ils estiment tranquille et où ils ont déposé leurs affaires. Surtout que l’hébergement ne dure que jusqu’à 7h du matin : après, c’est le retour à la rue. »

Des conditions d’hébergement qui excluent

Si beaucoup de SDF n’appellent plus le 115 parce qu’ils ont essuyé trop de refus, certains s’abstiennent car les conditions d’accueil en centre d’hébergement ne leur conviennent pas ou parce qu’ils ne rentrent pas dans les critères d’admission. Exemple le plus fréquent, les personnes accompagnées d’animaux. À Strasbourg, seules deux structures les acceptent : les Berges de l’Ain et l’association Antenne. Guillaume Keller-Ruscher témoigne  :

« C’est un public tellement mis de côté que le 115 refuse des gens alors qu’il y a des places disponibles où les animaux sont acceptés. Et puis des fois, il y a possibilité d’essayer : Action Neuhof a ainsi testé de loger un couple avec chien et ça se passe très bien. »

Le cadre strict des centres d’hébergement peut aussi rebuter certaines personnes comme l’explique Monique Maitte :

« Dans beaucoup de centres d’hébergement, tous les prétextes sont bons pour justifier une remise à la rue : alcool, stupéfiants, voire dénonciation. »

Pour Thierry Houdart, les centres d’hébergement d’urgence souffrent de leur mauvaise image :

« Souvent, les personnes s’imaginent des grands dortoirs : dans notre département ce n’est pas le cas. Certes il y a un règlement, un fonctionnement à respecter mais les conditions sont bien meilleures qu’avant ! Au Château d’eau, les personnes sont hébergées en chambre double et je crois que le maximum dans les structures strasbourgeoises est de 4-5 personnes par chambre avec une armoire fermée mise à la disposition de chacun. Autre représentation erronée : le climat de perpétuelle violence qui est censé régner. »

Pour prendre en charge ce public délaissé, des projets voient le jour. Comme En’Train, un projet d’habitat dans des wagons de train inutilisés qui permettrait d’accueillir entre 80 et 200 personnes parmi ce public qui ne va pas dans les centres d’hébergement.

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