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Contrainte de s’externaliser, la psychiatrie rejoint le médico-social

Alors que l’accompagnement social est en crise et que les hôpitaux sont surchargés, leurs acteurs appellent à un décloisonnement. Une belle idée qui ne masque pas le désengagement progressif de l’État.

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Dans la salle d'attente du Centre de Soins, d'Accompagnement et de prévention en Addictologie de l'association Ithaque, les éducateurs écoutent et discutent avec les usagers. (Photo ASO / Rue89 Strasbourg / cc)

Dans la salle d'attente du Centre de Soins, d'Accompagnement et de prévention en Addictologie de l'association Ithaque, les éducateurs écoutent et discutent avec les usagers. (Photo ASO / Rue89 Strasbourg / cc)
Dans la salle d’attente du Centre de Soins, d’Accompagnement et de prévention en Addictologie de l’association Ithaque, les éducateurs écoutent et discutent avec les usagers. (Photo ASO / Rue89 Strasbourg / cc)

Externaliser, le mot est fort mais c’est bien l’alternative proposée à la psychiatrie pour qu’elle remplisse sa mission médicale. Un manque de lits dans les hôpitaux psychiatriques, une précarité sociale qui conduit à un isolement, moins de psychiatres dans le public en raison de la baisse des budgets : autant de facteurs qui conduisent à reporter cette population vers d’autres structures.

Celles-ci sont extra-hospitalières (hôpitaux de jour, centres médico-psychologiques) voire médico-sociales (les centres médico-sociaux en particulier). Travailleurs sociaux, médecins, infirmiers, aides soignants, psychologues forment une équipe dite « pluridisciplinaire » et élaborent des « projets de soins » à chaque usager. Le social est-il devenu une part essentielle du travail des médecins ? Le Dr Edmond Perrier, chef de pôle en psychiatrie infanto-juvénile à l’Epsan (Etablissement Santé Public Nord Alsace), voit dans travailleurs sociaux des partenaires parmi d’autres :

« Le travail social c’est surtout quand on soigne en psychiatrie publique. Les psychiatres libéraux ont affaire à des problèmes personnels mais avec des gens encore insérés. Les maladies chroniques, surtout quand elles surviennent depuis la jeunesse, ont des effets de désocialisation. Pour les enfants (les moins de 18 ans), les premiers partenaires sont la famille. Viennent ensuite l’école, les travailleurs sociaux que je nomme les « aidants » et la justice en cas de délinquance.
On ne sent pas dépossédés, ça va de soi. Un enfant qui vient le matin pour des soins en hôpital de jour va à l’école l’après-midi. Quand il va mieux, on augmente l’école et on diminue les soins. Le centre médico-psychologique pour le social, l’école pour l’éducatif, la psy pour la santé : tout ça est imbriqué. »

Si cette collaboration semble évidente pour le Dr Perrier, qui travaille auprès de mineurs, elle l’est moins dès que la question du travail et de l’intégration sociale se pose.

« En psychiatrie adulte, tout est à construire. Il n’a plus de logement, plus d’amis, etc. Remplir le frigo, est-ce thérapeutique ou social ? Les deux, mais le rôle de la psychiatrie est de poser la question : pourquoi c’est difficile de remplir le frigo ? Dans le monde des adultes, il peut y avoir une confrontation. La psychiatrie, ce n’est pas de la médecine pure, il faut une prise en compte de la quotidienneté. Ce n’est pas parce que quelqu’un travaille qu’il va bien. »

Face à la crise: esprit d’équipe et décloisonnement

Ainsi, l’association Ithaque est un établissement médico-social s’adressant aux usagers de drogues créé en 1993 pour venir en aide aux toxicomanes atteints du Sida. Une équipe composée d’un travailleur social et d’un psychologue venait en aide aux médecins généralistes dans leurs cabinets. Aujourd’hui l’association accueille les usagers dans son établissement de la rue Kuhn ou se déplace chez-eux. La directrice, Danièle Bader-Ledit, estime « qu’un changement culturel » doit s’opérer pour que la collaboration ait lieu :

« Il fût un temps où les établissements comme les nôtres pensaient être autonomes. Mais avoir une équipe pluridisciplinaire ne suffit pas. Ici par exemple, nous n’avons pas une structure de sevrage (lieu pour une désintoxication). Nous avons des liens avec l’hôpital civil de Strabsourg qui permet aux usagers atteints d’hépatite C d’accéder aux nouveaux traitements. Deux psychiatres de l’Epsan interviennent ici et dans nos microstructures (17 cabinets d’accueils dans la région). Aujourd’hui, nous avons d’autant plus besoin de collaboration que la situation sociale de nombreux patients se dégrade considérablement. Nous avons besoin de partenaires sociaux pour le logement et l’emploi. »

Pour la directrice, ce décloisonnement peut être une solution à l’engorgement des hopitaux publics :

« Les liens avec l’hôpital ont longtemps été compliqués. Quand j’envoyais un patient là-bas, je ne le revoyais plus. On parlait d’hospitalocentrisme. Or aujourd’hui les hôpitaux sont surchargés, alors, en décloisonnant, je pense qu’on peut gagner du temps et de l’argent. Mais ce changement culturel n’est pas encore partagé par tous. »

« Il manque un travail de prévention et de sensibilisation dans la rue »

La « culture institutionnelle » et la complémentarité des équipes se retrouvent dans le fonctionnement d’Ithaque. Pour chaque usager, un parcours de soins et un projet social sont élaborés par un groupe composé d’un médecin, d’une infirmière, d’un psychologue et d’un éducateur. Pour Danièle Bader-Ledit, le travail en équipe est possible à condition de bien définir les limites de chacun :

« Lorsqu’on élabore la stratégie de soin : la parole de l’un vaut la parole de l’autre. C’est ce qui est difficile à mettre en œuvre, même ici. Je suis très soucieuse qu’on n’élabore pas à la « va vite » un diagnostic. Quand un usager a un épisode délirant, on ne sait pas si c’est du domaine psychiatrique ou si c’est à cause des drogues. Alors on se calme. L’évaluation du diagnostic reste du domaine du médecin. Mais dans un cas où un travailleur social nous dit que ce n’est pas le moment de proposer un traitement car l’usager vient d’avoir un logement : on l’écoute. »

Pour Danièle Bader-Ledit, il ne faut pas oublier l’usager :

« Qui décide ? On réfléchit ensemble puis avec le patient. Il nous est arrivé de réfléchir en équipe puis le patient nous dit qu’il n’est pas prêt. Ce n’est pas nous qui savons toujours ce qui est le mieux pour la personne… On l’a appris auprès des personnes atteintes du Sida qui en savaient plus que les médecins sur la maladie. »

Les contraintes budgétaires qui touchent les hôpitaux, le social qu’on dit en crise, peuvent renforcer le cloisonnement des secteurs. Une situation que constate la directrice d’Ithaque:

« On manque cruellement d’appartements thérapeutiques psychiatriques dans le Bas-Rhin. À quoi sert de négocier une hospitalisation d’un patient en psychiatrie s’il ressort 3 jours plus tard ? Donner un traitement de substitution à quelqu’un qui vit sous un pont, ça n’a pas de sens non plus. Nous avons réalisé une enquête sur les freins dans l’accès aux soins. Beaucoup de jeunes concernés ne nous connaissent pas. Ils ont entre 18 et 25 ans, ont déjà des pratiques à risques, sont coupés du réseau social, ils n’ont pas l’info. Il manque un travail de sensibilisation et de prévention dans la rue. L’année dernière, nous avons conduit un programme d’échange de seringues. Le bus était dans notre rue, 70 jeunes sont venus dès le premier soir. »

Des travailleurs sociaux dépassés et sous pression

Les hôpitaux étants surchargés, la demande en soins psychiatriques se reporte sur les travailleurs sociaux. Christian Gauffer est psychologue clinicien pour la Direction des Solidarités et de la Santé de l’Eurométropole, et travaille notamment dans les centres médico-sociaux (CMS) des quartiers de Hautepierre et de Cronembourg. Il décrit cette population :

« Nous traitons plusieurs types de cas. Des gestions de crises comme des divorces ou des décès. Et des personnes que l’on accompagne pendant plusieurs années. Les populations de ces quartiers sont plus disposées à une misère multifactorielle : les trafics, la violence, l’adaptation culturelle, l’exclusion numérique… Autant de facteurs de solitude. Nous avons plus souvent affaire à des femmes que des hommes. En s’occupant des enfants, elles sont mieux intégrées mais ça peut être un frein pour venir nous voir. Les enfants ne savent pas à quoi s’identifier et peuvent développer des systèmes de valeurs en deça de la loi. A côté on a des pathologies lourdes qui autrefois auraient été prises en charge par l’hôpital. On manque de psychiatres qui veulent travailler avec les gens. A l’hopital, on se contente de leur donner des médicaments ! »

Face à cette précarité médico-sociale, les éducateurs et assistants sociaux sont dépassés, constate Christian Gauffer, qui est par ailleurs délégué syndical pour la CGT. Il dénonce le laisser-faire de l’Etat et la pression managériale qui se repporte sur les travailleurs sociaux :

« On oriente les demandeurs d’aides vers les organismes spécialisés comme la CAF ou Pôle Emploi mais ils reviennent chez-nous. Du coup, les travailleurs sociaux sont surchargés, obligés de faire un tri dans les usagers, ce qui est contraire à leur éthique. La collectivité déploie un double discours : d’un côté elle dit soutenir le social, de l’autre elle culpabilise les pauvres en dénonçant les fraudes. »

Pour Christian Gauffer, les psychologues peuvent aider les travailleurs sociaux, mais ne peuvent pas se substituer à eux :

« L’équipe de psychologues vient aider les travailleurs sociaux. Eux s’occupent des affaires sociales. Les psychotiques discutent de la réalité. Nous, nous sommes là pour apporter du recul. »

Le cabinet du Dr Gauffer situé au pont couvert de la petite-France. "C'est très difficile de faire venir les habitants des quartiers de Hautepierre ou de Cronembourg ici."
Le cabinet du Dr Gauffer situé au 3 Ponts Couverts de la petite-France. « C’est très difficile de faire venir les habitants des quartiers de Hautepierre ou de Cronenbourg ici. »

« Les pauvres sont des gens aux confins du social et du médical »

Au bout de la chaîne, ce sont donc les plus précaires socialement qui ne trouvent pas de structures d’accueil. Ces derniers se retrouvent en partie dans le cabinet du psychiatre George Federmann, de la rue Haut Barr à Strasbourg. Au contact des malades du SIDA dans les années 90, il a décidé d’avoir une approche socio-politique de la médecine. Il justifie sa démarche :

« La plupart de mes collègues se limitent à un diagnostic nosographique (classification des maladies d’après les causes et les symptomes). Moi je fais de l’accompagnement sans prescrire de médicaments. . La plupart des médecins ne soignent pas les plus fragiles. A l’hôpital par exemple, on ne peut pas refuser, mais on peut faire attendre. J’ai mes propres catégories : étranger ou autochtone et pauvre ou riche. Les pauvres, ce sont des gens aux confins du social et du médical. Des gens pour qui honorer un rendez-vous est déjà compliqué. Les étrangers sont des personnes qui ont connu des guerres ou des souffrances térribles dans leurs pays d’origine et qui sont souvent loin de leurs familles. »

Pour qu’ils restent sur le territoire, le Dr Federmann doit justifier qu’ils ne peuvent se faire soigner dans leurs pays d’ogirine. Ainsi, l’activité du psychiatre revêt une dimension politique. D’après sa secrétaire, qui décrit le cabinet comme « la maison de Jésus », ces personnes font la queue dès le lundi après-midi pour obtenir une consultation. Le succès de ce psychiatre libéral met exergue le manque de prise en charge d’une population précaire socialement et une représentation du rôle du médecin qui ne semble pas faire consensus. Aux côtés des travailleurs sociaux, les médecins ont une responsabilité sociale.


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