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À l’Opéra du Rhin, la fuite des juifs se joue sur un air de violon

Un violon sur le toit est une des comédies musicales les plus emblématiques de Broadway. Son sujet est pourtant grave : l’antisémitisme, l’exil et l’évolution des mœurs en conflit avec les traditions. Sur la scène de l’Opéra National du Rhin (ONR), une nouvelle mise en scène affirme toute sa modernité. Il s’agit de conserver le divertissement de l’œuvre sans affecter sa portée politique.

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À l’Opéra du Rhin, la fuite des juifs se joue sur un air de violon

Un violon sur le toit ne plante pas de cadre spatio-temporel précis. Tout au plus sait-on que l’intrigue se déroule en Russie, quelque part dans la première moitié du XXe siècle. L’œuvre, créée en 1964 à Broadway, ne se présente pas comme une pièce historique. Mais cette coproduction franco-allemande entre l’ONR et le Komische Oper Berlin, mise en scène par Barrie Kosky, traite d’un sujet grave : l’exode des juifs russes chassés de leurs terres. Un exode qui accompagne la montée du nazisme et qui préfigure des violences antisémites qui ravageront bientôt l’Europe.

Le spectacle s’ouvre avec un adolescent à trottinette portant des habits modernes. Il ouvre un placard, en tire un violon et jour un air. Puis de ce même placard surgit le laitier Tevye, bientôt suivi par tout son village. Il commence alors à raconter leur histoire au garçon. Et malgré cette ouverture digne d’un conte, Un violon sur le toit reste loin de l’image bariolée qu’a, dans l’inconscient collectif, le répertoire de Broadway.

Durant le repas de noces, les danseurs rappellent que le spectacle vient de Broadway. (Photo Klara Beck)

Le village qui voulait se couper du monde

Dans le schtetl d’Anatevka, un village juif quelque part en Russie au début du XXe siècle, la vie s’articule autour d’un unique mot : tradition. Le décor est planté par le laitier Tevye : chaque chose est à sa place. Les hommes dirigent les familles, les femmes s’occupent de tenir la maison. Les enfants obéissent aux adultes, jusque dans le mariage et le choix de leurs conjoints. Tout le village s’articule autour de ce respect de la figure patriarcale avec, en son centre, le Rabbin presque sénile qui cristallise la foi de la communauté.

Ainsi tout semble aller pour le mieux. La marieuse Yante a trouvé pour Tzeitel, la fille aînée de Tevye, un bon parti : le riche boucher Lazar Wolf. Mais la jeune femme est éprise du pauvre tailleur Motel. La tradition est brisée quand Tevye décide de rompre le contrat, pourtant déjà signé, et de permettre à sa fille de faire un mariage d’amour.

La communauté juive est soudée entre ses murs. La scénographie du premier acte contraste avec le désert enneigé du deuxième. (Photo de Klara Beck)

Amours, tradition et antisémitisme

Par la suite sa deuxième fille, Hodel, tombe amoureuse de Perchik, un révolutionnaire venu de Kiev qui, lui, se moque bien des traditions du village. C’est lorsque sa troisième fille, Chava, se lie avec Fyedka, un chrétien-orthodoxe, que le laitier refuse de plier d’avantage. Les deux amants se marient donc en cachette et fuient le village.

Pendant ce temps, les autorités russes augmentent la pression exercée sur les communautés juives. Les pogroms se multiplient et toute la population finit par abandonner Anatevka sur ordre du pouvoir. Tevye, sa femme Golde et leurs deux dernières filles, encore petites, partent en Amérique.

Un spectacle entre calme et violence

Le monde tel que présenté dans Un violon sur le toit est en pleine mutation, pour le meilleur et pour le pire. Le caractère fabuleux du spectacle ne change pas ce constat. L’intrigue est drôle et touchante dans ses instants de vie. Les monologues du laitier s’adressant à Dieu et se plaignant avec ironie de sa misère sont fameux. Tout le spectacle présente une alternance déroutante de calme et de violence, de gravité et de futilité. Ce mélange des genre surprend, et invite à dépasser le seul plaisir du conte.

La famille de Tevye est finalement forcée de quitter ses terres. Les références à Moïse dans le texte ne sont pas anodines. Eux aussi vont, dans leur fuite, affronter les eaux : celles l’océan Atlantique. (Photo de Klara Beck)

Tout le sujet du spectacle est de voir comment la structure sociale se désagrège inévitablement face à la marche du monde. Malgré ses efforts pour conserver son ostracisme, Anatevka subit les remous de la société. Les échelles se télescopent. Le microcosme de la famille de Tevye et de Golde, qui se disloque sur fond de conflit religieux et de crise géopolitique, suit les mêmes bouleversement que le système global à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Ce propos résonne avec notre début de XXIe siècle, où les mouvements fascistes et populistes reprennent l’ascendant partout en Europe. Un violon sur le toit sonne alors comme l’avertissement d’un guetteur qui, du haut de sa tour, voir venir la menace.

Trouver le propos entre les paillettes de Broadway

Même sans connaître d’autre comédie musicale, la structure de ce spectacle sera familière à la plupart des spectateurs. La raison se trouve dans les films d’animation des studios Disney. L’intrigue est pleine de péripéties, avec des personnages archétypaux identifiés : le brave homme, la jeune amoureuse, le jeune amoureux, le vieux barbon, etc…

La trame se tend sur une armature composée de temps forts musicaux. Les chansons ne sont pas gratuites, elles sont agissantes. Il s’agit des moments où se prennent les principales décisions : les mariages, les conflits, la fuite du village. La musique est somptueuse et caractérise l’humeur des scènes qu’elle accompagne.

Tous les interprètes donnent de la présence à leurs personnages, ce qui permet de ne pas se perdre malgré leur profusion. La scénographie est inventive et satisfaisante, que ce soit avec ses entassements d’armoires figurant des lieux hétéroclites aux multiples portes ou avec sa neige qui tombe durant tout le deuxième acte. Les nombreuses scènes de danse sont virtuoses, bien qu’elles restent globalement accessoires à l’intrigue. Ce fonctionnement donne un rythme très soutenu au spectacle qui ne souffre d’aucune longueur, malgré ses trois heures de représentation.

Le pogrom, l’attaque des chrétiens orthodoxes, s’abat sur Anatevka alors que les festivités des noces semblaient assurer un retour à la paix. (Photo de Klara Beck)

« Une pièce de théâtre musicale »

Il faut aussi se détacher de l’idée d’une comédie musicale immanquablement joyeuse où tous les malheurs finissent par s’évaporer. Pour le metteur en scène, Barrie Kosky, il est d’ailleurs plus juste de parler ici de « pièce de théâtre musicale ».

Le personnage principal, le laitier Tevye, n’est pas un héro parfait. Il a de nombreux défauts, ne trouve pas la richesse qu’il espérait et doit fuir son oppresseur au lieu de le combattre. Même s’il suit un parcours initiatique, en remettant en cause les anciennes traditions, il ne finit pas son évolution et reste incapable de pardonner à sa fille Chava qui s’est mariée en dehors de la foi.

Lorsque le laitier raconte un soit-disant rêve prémonitoire, son récit prend forme sur la scène : le fantastique est à l’honneur. (Photo de Klara Beck)

Une question bourdonnante bien après la dernière note

Le jeune violoniste qui ouvre le spectacle le conclut également. Resté seul sur le plateau, il assène un coup symbolique écrasant. Alors qu’il arrive à la dernière mesure de la partition, il ralentit, et l’ultime note que le public attend ne vient pas. Le spectacle s’achève, rideau. Cette suspension infinie et frustrante de la mélodie indique que quelque chose s’est irrémédiablement brisé.

Le Violon ne laisse pas sortir son public avec la plénitude d’avoir assisté à une belle histoire bien bouclée. Cette gène l’accompagne jusqu’à la sortie de l’ONR. C’est une habile manœuvre de la partition originale, afin que la beauté de l’œuvre ne puisse pas occulter sa dimension critique et politique. Voici alors un spectacle qui, tout en gardant son accessibilité de grand divertissement populaire, glisse à son spectateur une question bourdonnante qui perdurera longtemps après sa dernière note.


#comédie musicale

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