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Agate, 32 ans, sage-femme : « C’est si dur que je pense déjà à une reconversion »

Agate est sage-femme à Strasbourg. Elle ira manifester à Paris jeudi 7 octobre pour défendre sa profession. Si son métier reste sa passion, elle est aussi épuisée par un rythme effréné et réclame, comme toutes ses collègues, une amélioration de ses conditions de travail.

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Agate, 32 ans, sage-femme : « C’est si dur que je pense déjà à une reconversion »

« Bonjour, c’est Agate je suis la sage-femme ! » D’une voix douce mais ferme, Agate procède à son rituel du matin dans les couloirs de la maternité de Hautepierre. Elle frappe aux portes, ouvre, se présente en se lavant les mains au gel hydro-alcoolique, puis commence sa consultation.

Agate Le Mellec ausculte une patiente venue à la maternité de Hautepierre après avoir perdu les eaux. (Photo Martin Lelièvre / Rue89 Strasbourg / cc).

« C’était un choix de bosser à l’hôpital »

La sage-femme de 32 ans commence habituellement sa garde à 8h. Son service se termine 12 heures plus tard. « Mais ça, c’est la théorie », sourit la jeune femme brune derrière son masque rose. « Dans la vraie vie, quand on est en train d’accompagner une femme qui accouche à 15 minutes de la fin de sa garde, on ne va pas la laisser-là, en plan. On est responsables de vies humaines, celles de femmes et d’enfants. »

Agate a commencé « le plus beau métier du monde », comme dit le dicton, en 2013. D’abord à Cayenne, en Guyane, puis en Suisse, pour un retour à la case départ en 2018 : Strasbourg, et l’hôpital de Hautepierre :

« C’était un choix de bosser à l’hôpital, explique-t-elle. D’abord, parce qu’on s’occupe de tout le monde ici, quelque soit son milieu. Ensuite, pour la sécurité de l’emploi et puis pour le travail en équipe. »

« Les parents m’aident parfois à faire les lits »

Autocollant « Sages femmes en grève – Code Noir » sur la poitrine, la jeune femme dynamique nous fait visiter le service Maternité de l’hôpital de Hautepierre. « Lors de la dernière mobilisation, on était en Code Rouge, c’est le nom de code que l’on utilise lorsqu’il y a des urgences vitales lors d’accouchement, explique Agate, là, on n’en peut plus, on est dans le noir. »

Une banderole a été installée dans les couloirs de la maternité de l’Hôpital de Hautepierre, pour soutenir le mouvement de grève des sages-femmes, en septembre et octobre 2021. (Photo Martin Lelièvre / Rue89Strasbourg / cc).

La sage-femme décrit son début de journée habituel :

« Quand j’arrive le matin, je fais les transmissions avec mes collègues de la nuit. En général, il y a une dizaine de femmes dans le service, mais parfois elles sont 12, 13, 14. Sans compter les bébés bien sûr. On fait le point sur les priorités, les besoins de chacune… Mais la plupart du temps, la priorité, c’est faire les lits avec l’auxiliaire de santé. »

Cette tâche d’hygiène de base ne fait pas partie des attributions d’Agate. Mais face au manque de bras et de moyens, elle participe comme elle peut à l’effort général. Au niveau de son étage, il y a seulement une auxiliaire de santé pour faire une quinzaine de lits. « Il m’est arrivé d’être aidée par un papa pour faire le lit de sa femme, raconte Agate, un peu gênée. C’est dur à dire, mais c’est ça la réalité. »

S’occuper, en même temps, d’un accouchement et d’une interruption de grossesse

Le nombre de patientes qu’Agate gère chaque jour est évidemment très aléatoire. « En principe, on est censées s’occuper de trois femmes, maximum, en salle d’accouchement au même moment. » Mais ça, ce sont les normes. La réalité, encore une fois, est bien différente.

Maternité de Hautepierre (Photo Martin Lelièvre / Rue89 Strasbourg / cc).

Émue, elle se remémore sa journée de la veille. Seule, Agate a dû gérer deux patientes dont les besoins étaient radicalement opposés. Dans une chambre, une femme donne naissance à son deuxième enfant. Dans la chambre d’à côté, une autre femme subit une interruption médicale de grossesse (IMG, avortement thérapeutique, réalisé uniquement lorsque la santé de l’enfant ou de la mère est en cause). La sage-femme souligne la difficulté de la situation :

« Vous imaginez ? Passer d’une femme heureuse, où tout se passe bien, à cette autre femme qui va donner naissance à son bébé sans vie d’un moment à l’autre ? Une IMG, ce n’est pas juste prendre un médicament. Nous, notre rôle, c’est aussi qu’il y ait une prise en charge psychologique des femmes dans ces moments-là. Heureusement qu’elle était venue avec sa mère, parce que sinon, quand je devais aller voir l’autre femme en train d’accoucher, j’aurais dû la laisser seule ! Quand j’étais avec l’une, je pensais à l’autre. Et quand j’étais avec l’autre, je pensais à la première. »

Agate s’interrompt quelques secondes. Les larmes embuent ses yeux bleus foncés. « Désolée, mais c’était très dur ». La jeune femme raconte encore que ses collègues étaient toutes occupées avec d’autres patientes. « Forcément, après, quand je rentre chez moi le soir, j’ai l’impression de ne pas avoir donné le meilleur accompagnement possible à chacune de ces femmes. »

Un planning surchargé : le risque des violences obstétricales

Autre conséquence pour Agate : les fameuses « violences obstétricales », dont certaines patientes commencent à se plaindre ces dernières années. « Malgré toute la bienveillance qu’on essaie d’avoir, et notre bonne volonté, à force d’essayer d’être partout à la fois, il est certain que nos actes peuvent parfois être vécus comme de la maltraitance. » Elle repense par exemple à cette femme à qui elle aurait dû donner la main, ou à telle autre qu’elle aurait dû prendre le temps d’écouter. « Quelle que soit la garde que j’ai faite, je rentre très souvent insatisfaite. »

Mais la jeune femme ne voit pas comment elle peut mieux faire :

« Concrètement, on doit à la fois faire les examens obstétricaux, les accouchements, les entretiens de suite de soins. On doit rédiger les ordonnances, les rapports d’hospitalisations, réaliser les bilans sanguins. Il faut aller chercher les femmes qui ont accouché à l’étage d’en-dessous avec un fauteuil roulant et un berceau pour le bébé, les remonter dans leur chambre, les écouter, leur parler si elles ont besoin. Faire un suivi et un conseil en allaitement, aider les femmes qui ont subi une césarienne à se lever, à aller aux toilettes… Tout ça prend énormément de temps ! Toute la journée, c’est la course. »

Agate Le Mellec, sage-femme de 32 ans, est déjà épuisée par son travail (Photo Martin Lelièvre / Rue89 Strasbourg / cc).

Agate le confesse sans état d’âme. Aujourd’hui, elle se sent en colère. Entre deux consultations avant accouchement, la jeune femme qui – pour une fois – prend le temps (de répondre à nos questions) s’insurge :

« Quand on court tout le temps, on finit par avoir peur pour la vie des bébés. Les femmes qui viennent ici ne sont pas juste des dossiers, elles ont besoin de plus. »

Une pénurie de sages-femmes hospitalières

Pourquoi ces gardes sont-elles si dures ? Pourquoi Agate et ses collègues sont-elles épuisées, « rincées » comme le dit la jeune femme âgée de seulement 32 ans ? « Nous sommes face à une pénurie de sages-femmes », explique Nadine Knezovic, la sage-femme coordonnatrice du pôle gynécologie et obstétrique de Hautepierre.

Nadine Knezovic, sage-femme coordonnatrice et cadre du pôle de gynécologie et obstétrique du CHU de Hautepierre (Photo Martin Lelièvre / Rue89 Strasbourg / cc).

Cadre de pôle de 55 ans et diplômée sage-femme depuis 1987, elle nous reçoit dans son bureau, un poster de Wonder Woman affiché à la porte. Son téléphone n’arrête pas de sonner. Mais Nadine Knezovic est capable d’effectuer trois tâches en même temps. Répondre à nos questions, passer un coup de fil à quelqu’un d’autre, et avoir une discussion avec une collègue dans la même pièce. De bonnes qualités pour être sage-femme visiblement.

« On a récupéré des accouchements, mais pas du personnel ! »

Avec environ 180 sages-femmes sur les deux sites des Hôpitaux universitaires de Strasbourg dont elle a la charge (Hautepierre et le CMCO à Schiltigheim), la maternité de Strasbourg « est dans les normes », explique posément Nadine Knezovic, dans sa robe verte à fleurs, visible sous sa blouse rose. Avant de déclarer sèchement : « Mais les normes ne sont pas bonnes. » Elle continue :

« Nos effectifs sont basés sur un décret qui date de 1998. Or, la réalité a évolué. Notamment les lieux de travail qui ne sont plus des petites structures, mais de grands pôles. En Alsace, de nombreuses maternités ont fermé depuis une dizaine d’années : Obernai, Ingwiller, Bitche, etc. On a récupéré des accouchements, mais pas du personnel ! Pourtant, nous avons besoin de bras. »

Dans les couloirs de la maternité de l’hôpital de Hautepierre, environ 180 sages-femmes travaillent chaque année, réparties également sur le CMCO de Schiltigheim (Photo Martin Lelièvre / Rue89Strasbourg / cc).

Conséquence : Nadine Knezovic parle aussi des « violences faites aux femmes ». La cadre de pôle parle des transferts de patientes vers d’autres maternités qui se multiplient, en raison du manque de lit ou du manque de personnel pour accueillir des femmes sur le point d’accoucher. Et ça risque de s’aggraver, puisque les candidates manquent à l’appel pour rejoindre les rangs :

« On a de plus en plus de mal à recruter. En juin dernier, nous n’avons pas trouvé de candidates pour les contrats de cet été. Et c’est de pire en pire. Les sages-femmes qui sortent d’école n’ont plus envie de venir exercer à l’hôpital. En quatre ans, 10% à 60% des diplômées indiquent vouloir exercer en libéral. »

« 2 100 euros nets et 9 euros de prime par nuit, pour avoir des vies entre nos mains »

Quand on commence en tant que sage-femme à l’hôpital, « la pratique est d’enchaîner les CDD pendant six ans », explique Agate : « Avec tout ce que ça implique de précarité pour se loger, emprunter auprès d’une banque, ou fonder une famille ». La professionnelle de santé dénonce une rémunération injuste :

« Je suis payée 2 100 euros nets par mois. Un ingénieur, qui n’a pas de vie entre ses mains, gagne au moins deux fois plus. Les nuits, on est payées 1 euro de l’heure en plus. Donc quand je travaille la nuit, je gagne 9 euros nets de plus sur ma fiche de paie. »

Agate, 32 ans, sage-femme aux Hôpitaux de Strasbourg depuis 2018, diplômée depuis 2013.

Le dernier rapport en date de l’Inspection générale des affaires sociales n’a pas apaisé la situation. Publié le 10 septembre, il a agacé les membres d’une profession qui se considèrent déjà comme « oubliées », « non reconnues » et « mises de côté ».

Une petite phrase a retenu l’attention de Nadine Knezovic. À la page 22 du rapport, il est écrit que « les gynécologues représentent l’autorité médicale, intellectuelle et morale ». « Mais nous ne sommes pas sous l’autorité des gynécologues ! », s’insurge la cadre de pôle. « Les auteurs de ce rapport ne connaissent rien à notre profession ».

Banderole des sages-femmes en grève, à la maternité de Hautepierre ( Photo Martin Lelièvre / Rue89 Strasbourg / cc).

Autre requête des sages-femmes : la reconnaissance de leur Bac+5 et un statut de praticien hospitalier (aujourd’hui elles font partie de la fonction publique hospitalière). Quelques jours après la publication de ce rapport, le ministre de la Santé Olivier Véran annonçait une prime de 100 euros nets par mois pour les sages-femmes travaillant à l’hôpital à partir de janvier 2022. Autre promesse : une hausse de salaire de 100 euros bruts par mois. Insuffisant, pour Nadine Knezovic :

« Les gens vont dire qu’on est des princesses qui se plaignent, alors qu’on est augmentées. Mais ça fait des années qu’on est sous-payées. Cette augmentation, c’est une entourloupe ! »

Agate et ses collègues ont donc décidé – pour la sixième fois depuis janvier 2021 – de manifester le 7 octobre, à Paris. « J’ai encore l’espoir que les choses changent », confie la jeune femme, avant de reconnaître : « Mais je pense parfois déjà à ma future reconversion. »


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