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Après Charlie, la grande confusion à l’école de la République
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Après Charlie, la grande confusion à l’école de la République

par Mr Boum.
Publié le 31 janvier 2015.
Imprimé le 05 juin 2023 à 19:47
3 649 visites. 8 commentaires.
Laïcité, liberté d'expression, démocratie... Des concepts flous dans la tête des jeunes Français. (Photo Sozialfotografie / FlickR / cc)

Laïcité, liberté d’expression, démocratie… Des concepts flous dans la tête des jeunes Français. (Photo Sozialfotografie / FlickR / cc)

Les réactions d’élèves, d’enseignants et de l’Éducation nationale aux récents attentats montrent qu’une grande confusion règne dans les esprits. Faisons la lumière sur ces confusions…

BlogLes réactions aux attentats qui ont frappé la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier et aux événements tragiques qui ont suivi ont été très diverses dans les établissements scolaires. La France a fait mine de découvrir qu’une partie de sa jeunesse « n’était pas Charlie ». Pourquoi ? À cause d’une séries de confusions.

Cette confusion règne d’abord dans l’esprit de certains élèves musulmans (mais pas seulement) qui condamnent les caricatures sans les avoir comprises, qui confondent satire des intégristes et injure aux musulmans et qui en affirmant « Je ne suis pas Charlie » ou « ils l’ont cherché » au moment des attentats ont mis (inconsciemment) sur le même plan la caricature et le meurtre des dessinateurs.

Confusion entre réalité et fiction quand l’image d’un policier abattu sur un trottoir n’est pas conforme aux coulées sanguinolentes d’un jeu vidéo et que l’oubli d’une carte d’identité devient la preuve irréfutable d’un grand complot, d’une manipulation mystérieuse, comme si certains élèves avaient du mal à admettre qu’il existe des mouvements djihadistes au discours assumé se glorifiant de tuer au nom d’Allah alors même que ces élèves sont les premiers à faire la différence entre une minorité d’extrémistes et une majorité de musulmans paisibles.

Mais qui est victime en fait ?

Les événements récents se révèlent plus complexes à comprendre qu’il n’y paraît pour ces jeunes. Qu’un journal comme Charlie Hebdo puisse se moquer à la fois des intégristes musulmans et des juifs orthodoxes demande de sortir de la logique binaire je suis victime/tu es coupable, je suis persécuté/tu es protégé. Or, de nombreux élèves musulmans se sentent victimes. Victimes car solidaires de Dieudonné, injustement censuré selon eux, victimes car moqués dans leur foi à travers les dessins du prophète, victimes car objets de racisme et associés par certains courants politiques à des personnes indésirables, victimes aussi car relégués dans des ghettos sociaux, économiques et éducatifs. Victimes d’un paradoxe car les voilà sommés de protester de leur innocence religieuse, de réagir en tant que musulmans d’un côté, mais incités à se considérer citoyens à part entière sans distinction d’un autre !

Ces élèves ne défendent jamais la violence meurtrière dont ont été victimes la rédaction de Charlie Hebdo, les policiers et les personnes juives, mais –et tout est dans ce mais- ils éprouvent immédiatement le besoin d’équilibrer (à leur sens) le propos en évoquant le « ça s’fait pas » pour les dessins, le « deux poids deux mesures » entre juifs et musulmans qui débouche inévitablement sur le conflit israélo-palestinien et la victimisation dieudonnesque.

C’est que d’un côté du mur, la confusion est savamment entretenue par celui-là même qui prétend clarifier (simplifier en réalité) le débat. L’assimilation constante faite par le polémiste comique entre le juif et le sioniste contribue à faire voir aux jeunes un oppresseur du peuple palestinien en tout juif ; la concurrence mémorielle qu’il orchestre (esclavage versus déportation) laisse croire à l’oubli du premier au profit de la seconde et focalise les esprits sur les questions identitaires.

De l’autre côté du mur, les déclarations d’un Netanyahou appelant les Français de religion juive à rallier Israël n’aident pas à clarifier la situation. L’enterrement des victimes de l’hypermarché casher en Israël ajoute encore de la confusion. Si ce choix peut s’expliquer (raisons familiales ou spirituelles), il peut cependant laisser penser à nos élèves que juif et israélien donc (pour eux) oppresseur du peuple palestinien, c’est tout comme et qu’on est juif avant d’être français.

En France, le blasphème n’est pas interdit

D’ailleurs, parce qu’ils désapprouvent le droit au blasphème constitutif de la République, certains élèves peuvent être tentés de se sentir musulmans avant de se sentir français. Mais ce sera peut-être aussi bientôt le cas des adeptes du pape François, lui qui, en évoquant le coup de poing dans la gueule du diffamateur de sa mère, rejoint de manière troublante les réactions de nos chers ados de quartiers défavorisés où l’insulte de la mama conduit en général à des pugilats d’envergure, ce pape qui, surtout, estime qu’on ne peut pas tourner la religion en dérision.

Si chrétiens et musulmans (et juifs ?) s’unissaient, ils pourraient peut-être changer la loi sur le blasphème voire la constitution, mais la majorité d’athées anticléricaux qui peuple la France, un sourire goguenard aux lèvres, risque fort d’empêcher la réalisation de cette sainte aspiration. Il resterait toujours la possibilité de migrer vers Rome, La Mecque, ou Jérusalem, mais la place risquerait alors de manquer.

Cabu caricature les profs !

La confusion règne aussi en salle des profs. Entre les enseignants qui battent leur coulpe de privilégiés et vont jusqu’à se flageller en place publique pour avoir échoué dans leur entreprise de formation du citoyen modèle, tolérant toujours, moqueur à l’occasion, ceux qui estiment qu’il n’y a plus rien à tirer d’une génération d’abrutis fanatisés, ceux qui, le cœur battant la chamade et les yeux encore humides partent au front, la laïcité en bandoulière mais les arguments au fond de la sacoche, quitte à repousser encore plus dans l’obscurantisme les ignorants qu’ils veulent forcer à voir la lumière en face, ceux qui n’en pensent pas moins mais n’en disent pas plus, ceux qui crient à la responsabilité individuelle contre les excuses sociologiques, ceux enfin qui par prudence, pragmatisme ou bêtise vaquent à leur enseignement quotidien comme si de rien n’était, les élèves ne sont pas prêts d’entendre un discours cohérent et maîtrisé de la part du corps enseignant !

Les zones sensibles, hiérarchie ultra-sensible

Les autorités éducatives peinent également à tracer une ligne claire. Quand le ministère encourage à travailler sur la liberté d’expression mais qu’un enseignant qui a le courage d’aborder vraiment le sujet des caricatures du prophète se fait suspendre par le frétillant recteur Gougeon -sur la base d’une accusation à charge- afin d’acheter la paix auprès des élèves qui ne sont pas Charlie et de leurs parents, ou que la minute de silence est soigneusement et discrètement évitée dans certains établissements, on voit que le pasdevaguisme rectoral et la servitude volontaire des adeptes du moindre conflit se rejoignent dans une censure généralisée précisément là où il faudrait l’ouvrir, dans un baillonage soumis, très éloigné des canons du droit au blasphème, de la tradition satirique et de l’exercice d’une libre pensée.

L’enseignant suspendu a été raccroché, mais il est trop tard, le mal est fait, et nous savons désormais qu’un cours qui heurte la sensibilité religieuse d’un élève, un mot de travers à l’égard d’un insolent, un coup de fil des parents… et c’est la porte !

Debouts les morts !

Le combat serait-il déjà perdu ? Faut-il rendre les armes ? Que faire avec nos élèves ? Le plus efficace est sans doute de remettre cent fois l’ouvrage sur le métier avec sérénité et précision. Rappeler ce que sont la loi, les principes de la République, la liberté d’expression, la tolérance, la laïcité. Revenir sur le racisme, l’antisémitisme et pointer leurs mécanismes communs. Travailler sur la satire pour en ressentir le plaisir et en comprendre le sens. Poser la question du rire pour en souligner toutes les difficultés. Rappeler des faits, établir des distinctions, convoquer l’histoire.

Accepter aussi d’aller sur le terrain de ces élèves imbibés d’opinions flottantes et brumeuses piochées au hasard des réseaux sociaux et des sites de propagande comico-complotiste pour déconstruire leurs préjugés et leurs amalgames glissants. Leur expliquer qu’il n’y a pas de délit de blasphème en France et pourquoi, mais leur accorder aussi le droit de désapprouver cet état de fait. Leur expliquer qu’ils peuvent critiquer la politique d’Israël s’ils le souhaitent mais sans tomber dans le panneau du grand complot sioniste et la facilité d’un antisémitisme dangereux.

Sans doute faudrait-il aussi des réactions collectives par les directions et les enseignants des établissements concernés, afin de construire une réponse commune et informée aux interrogations des élèves. Car ce sont des repères fiables dont ces élèves ont besoin, des données sur lesquelles s’appuyer pour y voir plus clair, de quoi bâtir une assise solide face à la complexité du monde et à la fragilité de leur situation. Et, ceci étant fait, leur laisser le droit de penser ce qu’ils veulent.

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Article actualisé le 01/02/2015 à 10h38
L'AUTEUR
Mr Boum
Mr Boum
Enseignant à Strasbourg.

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