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« Depuis que je n’ai plus de travail en atelier, je vis en prison avec 20 euros par mois. C’est une catastrophe »

« Parole aux taulards » – Épisode 4. À la maison d’arrêt de Strasbourg, l’accès aux ateliers est un privilège. Jacques en a bénéficié pendant plusieurs années avant de perdre son poste. Il raconte la dureté d’une détention sans le sou.

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Depuis janvier 2022, les bouteilles Fischer ont déserté les ateliers de la maison d’arrêt de Strasbourg. Pendant plusieurs années, des prisonniers strasbourgeois ont travaillé chaque jour pour installer la fermeture mécanique emblématique de ces bières au bouchon couvert du petit Hans. Puis le groupe Heineken a décidé d’opter pour la capsule métallique sur les bières Fischer. C’est ainsi que 22 postes de travail ont été perdus dans la prison strasbourgeoise. Ainsi qu’en témoigne un responsable syndical du personnel de la prison qui a préféré garder l’anonymat :

« Il y a 20 ans, il y avait une centaine de détenus qui travaillaient dans les ateliers. Les surveillants faisaient venir des petites boites grâce à leur relation avec ces entreprises. Puis la gestion des ateliers est passée à une entreprise privée. Maintenant ils sont à peine 60 à pouvoir travailler aux ateliers. »

À la prison de Strasbourg, l’accès au travail est un privilège. Photo : Abdesslam Mirdass

À la maison d’arrêt, le travail se fait rare

Selon nos informations, les principaux pourvoyeurs d’emplois en détention strasbourgeoise sont aujourd’hui les entreprises Würth, Cartonnages d’Alsace ou Éco-idée. À cela s’ajoutent les détenus qui travaillent pour la prison. Ils sont par exemple auxiliaires pour le nettoyage ou la distribution des repas. La tendance est clairement à la baisse du travail pour des entreprises privées en prison. En 2015, à la maison d’arrêt de Strasbourg, ils étaient 90 détenus à travailler dans les ateliers.

À la maison d’arrêt de Strasbourg, le travail est une denrée rare. Avec une soixantaine de postes pour plus de 650 détenus, il est accessible à moins de 10% de la population carcérale. Les détenus et anciens prisonniers interviewés pour cette série « Parole aux taulards » en témoignent. « Ils te donnent jamais de retour pour ton inscription au travail en maison d’arrêt, regrette Valentin, moi on m’a interdit le travail au cours de plusieurs incarcérations pour des propos insultants à l’égard d’une surveillante. » Achraf confirme : « J’ai demandé à travailler. Mais je n’ai jamais eu de réponse. Quand j’ai fait ma dixième requête, ça faisait un an et demi que j’étais sur la liste d’attente. »

Dans les ateliers de la maison d’arrêt de Strasbourg. Photo : Abdesslam Mirdass

« J’ai eu le taff par un piston »

Pour Sofiane, il est évident qu’un détenu strasbourgeois n’obtient un poste de travail que par la corruption. Il en témoigne, de sa propre expérience :

« On peut rendre un service à un surveillant par exemple. Ça arrive que les surveillants utilisent un détenu pour faire chier un autre détenu. Certains surveillants demandent de frapper un détenu parce qu’ils ne veulent pas le faire eux-mêmes. Moi, le travail d’auxiliaire qu’ils m’ont donné, pour toutes les peines que j’ai faites, j’ai eu le taff par un piston. »

Jacques connait ce pistonnage. Il a attendu huit mois pour obtenir un poste de travail aux ateliers de la maison d’arrêt de Strasbourg : « Pendant ces huit mois d’attente, j’ai vu des détenus arriver en détention et commencer tout de suite à bosser. » Il a ensuite travaillé pendant plusieurs années au sein de la prison strasbourgeoise :

« J’ai été chef d’équipe. Je sais que les embauches ne se font pas en commission. Elles se font par le bouche à oreille, entre le contremaître et les détenus. Selon la charge de travail, on passe de huit à 25 employés. Quand il y avait un besoin urgent en personnel. On prenait n’importe qui qu’on connaissait, sans regarder la liste d’attente. »

« La paye me permettait d’acheter un peu de viande »

Sans proche pour l’aider financièrement, Jacques a besoin de ce salaire pour améliorer son quotidien en prison : « Je gagnais 1 400 euros bruts par mois, pour un travail de 7h30 à 13 heures tous les jours de la semaine. On faisait l’emballage pour des produits Würth. La paye me permettait de cantiner du café, les aliments du petit-déjeuner, un peu de viande et un peu de pâtes… »

Puis Jacques a perdu son poste. Il parle d’une dénonciation calomnieuse d’un travailleur de l’atelier sans donner de précision, de crainte d’être reconnu dans son témoignage. « Depuis cette décision de m’écarter de l’atelier, je n’ai plus aucun revenu. On vit avec 20 euros par mois. Dans cette situation, impossible d’acheter à manger. Les contacts avec mes enfants sont aussi réduits parce que la cabine téléphonique coûte extrêmement cher, sur un portable 18 centimes par minute, 8 centimes sur un fixe. » Comme l’indique la section française de l’Observatoire International des Prisons (OIP) :

« L’accès au téléphone (en cabine, et depuis peu, en cellule dans une poignée d’établissements) est très onéreux en prison : jusqu’à 110 euros par mois pour 20 minutes d’appel quotidien vers des portables (vers l’étranger ou les collectivités d’outre-mer, un seul appel de 20 minutes sur un fixe peut atteindre 25 euros). »

Lors de sa visite parlementaire, le sénateur écologiste Jacques Fernique avait déploré la vétusté des ateliers de la prison. Photo : Abdesslam Mirdass

Cette perte de revenu constitue une autre source d’angoisse pour Jacques. Comme tout détenu, il espère obtenir une remise de peine. Or cette sortie anticipée de la détention dépend des commissions Réduction de Peine Supplémentaire (RPS), comme l’explique le détenu strasbourgeois : « Sans salaire, je ne peux plus payer les parties civiles. J’ai plusieurs milliers d’euros de dommages et intérêts à payer. Si je ne peux pas le faire, c’est pris en compte par la commission qui ne me donnera pas de remise de peine… »

Les effets contrastés de la réforme du code pénitentiaire

Avec la réforme du code pénitentiaire appliquée depuis mai 2022, le travail en prison a été profondément réformé. Ce changement donne plus de droits aux détenus, comme l’explique Thierry Kuhn, directeur d’Emmaus Mundo et acteur de cette réforme qu’il défend comme « un moyen de sécuriser la sortie avec une vraie activité, la plus proche du contrat de travail, avec un salaire horaire fixe (les détenus étaient souvent payés à la pièce produite, NDLR), un droit à la formation et aux congés… » Du côté de la directrice du centre de détention d’Oermingen, connu pour son taux d’emploi record (70% des détenus y travaillent), on exprimait plutôt l’inquiétude de voir les concessionnaires quitter l’établissement. À la maison d’arrêt de Strasbourg, pour l’instant, aucune entreprise n’a cessé son activité en lien avec cette réforme.


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