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Bois toxique au Port du Rhin : la France galère, l’Allemagne gère

Depuis au moins huit mois, l’entreprise MTS entrepose du bois toxique au Port du Rhin. En septembre, la préfecture a ordonné l’évacuation de ce stock illégal. Mais aujourd’hui, des centaines de tonnes sont toujours là, place Henri Lévy. Un attentisme qui met en lumière la question du traitement de ce type de déchet en France.

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Bois toxique au Port du Rhin : la France galère, l’Allemagne gère

Comme Rue89 Strasbourg le révélait début novembre, l’entreprise MTS stocke du bois toxique au Port-du-Rhin, place Henri Lévy. Il s’agit d’anciennes traverses de chemins de fer imprégnées de créosote. Ce produit est utilisé pour éviter que le bois ne pourrisse, mais il est probablement cancérigène et très toxique pour les milieux aquatiques.

Le rappel des faits

MTS est une entreprise de transit de céréales, d’engrais, de charbon et de déchets. Elle n’est pas autorisée à entreposer du bois toxique place Henri Lévy et ne respecte pas les mesures de protection de l’eau et des sous-sols qui s’imposent. À l’été, le parquet de Strasbourg a ouvert une enquête.

En septembre, la Préfecture du Bas-Rhin demandait l’évacuation de ces 2 000 tonnes de bois contaminé. Mais faute de débouchés, MTS dit ne pas pouvoir écouler plus de 400 tonnes par mois. De son côté, la préfecture évoque un rythme de seulement 80 tonnes mensuelles. Ses services attendent l’évacuation complète du stock pour effectuer des mesures au niveau des sols et constater une éventuelle pollution.

MTS, miroir d’une problématique nationale

Le cas de l’entreprise MTS pose la question du traitement des anciennes traverses de chemins de fer en France. En décembre 2018, l’État français a interdit le recyclage des traverses à cause de la créosote qu’elles renferment. Le bois toxique doit être systématiquement incinéré. Problème : l’Hexagone manque d’infrastructures capables de brûler ce type de bois.

En effet, les traverses de chemins de fer ne peuvent pas être incinérées n’importe comment. Elles doivent passer dans des fours équipés de filtres spéciaux et qui chauffent à plus de 850 degrés pour détruire un maximum de polluants. Ce n’est pas le cas de celui de Strasbourg tout juste réparé.

Il existe trois types d’infrastructures qui remplissent ces critères : les incinérateurs de déchets dangereux, les fours de cimenteries, et enfin, certaines centrales biomasse.

Une seule centrale biomasse capable d’éliminer les traverses en France

Le principe d’une centrale biomasse est simple. Il s’agit de brûler des végétaux et/ou des matières animales pour créer de la chaleur. Cette chaleur alimente des usines ou des habitations. C’est le cas, par exemple, de la centrale du Wacken. La chaleur dégagée peut aussi faire tourner une turbine qui produit de l’électricité. Le bois, ou les rafles de maïs, sont utilisés comme une ressource.

Mais en France, il n’existe qu’une seule centrale biomasse qui chauffe assez fort et qui dispose de filtres assez performants pour être autorisée à brûler des traverses de chemins de fer. Elle se trouve à Roussillon au sud de Lyon.

Cette centrale peut absorber jusqu’à 15 000 tonnes de bois toxique chaque année. SNCF Réseau doit écouler 65 000 tonnes de bois créosoté par an, soit 97% du gisement de traverses en France.

Les incinérateurs de déchets dangereux sont beaucoup trop chers

Une entreprise comme MTS ou SNCF Réseau doit payer l’industriel qui incinère les traverses, quel que soit le type d’installation.

Contrairement à une centrale biomasse, le modèle économique de beaucoup d’incinérateurs consiste simplement à détruire un déchet. Il n’y a pas de récupération de chaleur, ni de production d’électricité. L’industriel ne tire aucun bénéfice du déchet, donc il pratique des prix beaucoup plus élevés qu’une centrale biomasse.

D’après Cyrille Blard, chargé de l’économie circulaire chez SNCF Réseau, cela coûte trois à quatre fois plus cher de détruire des traverses dans un incinérateur que dans une centrale biomasse.

La concurrence est rude pour accéder aux cimenteries

Pour avoir accès aux fours des cimenteries, les traverses de chemins de fer se retrouvent en « concurrence » avec d’autres déchets dangereux à incinérer (pneus, piles, pots de peinture, etc.). En clair, c’est l’entreprise qui paye le plus cher qui a accès aux fours.

Or, le transport et le broyage des traverses sont très coûteux. Difficile donc de rivaliser avec d’autres déchets moins onéreux à transporter et à conditionner. SNCF Réseau parvient tout de même à écouler 30 000 tonnes de traverses par an en cimenteries, en grande partie dans l’Allier.

50% des traverses françaises sont incinérés à l’étranger

La plupart des traverses qui ne peuvent être incinérées en France le sont en Belgique ou en Allemagne. Par exemple, à Strasbourg, l’entreprise MTS envoyait ses traverses exclusivement de l’autre côté du Rhin, notamment à Kehl, profitant ainsi de la faible distance pour réduire le coût de transport.

Les entreprises françaises ne sont pas les seules à exporter des traverses outre-Rhin. Avec ses 37 centrales biomasse capables d’incinérer du bois toxique, l’Allemagne est en avance sur beaucoup de pays européens. Du coup, du bois afflue de France, de Suisse ou encore d’Italie. La concurrence est rude et donc les prix pour accéder aux centrales allemandes s’envolent.

Ces dernières savent ainsi qu’elles sont en position de force. Elles n’hésitent pas à être toujours plus exigeantes avec leurs clients. Par exemple, la centrale biomasse de Kehl a arrêté de s’approvisionner en traverses chez MTS car elle estimait que les broyats contenaient trop d’éléments parasites comme du métal.

MTS ou SNCF Réseau auraient plus qu’intérêt à ce que d’autres centrales biomasse voient le jour en France. Pour ne plus dépendre de l’étranger, ni être en concurrence avec d’autres déchets dans les cimenteries.

Pourquoi la France est à la traîne

Depuis le début des années 2000, la France lance presque chaque année des appels à projets pour encourager le développement des centrales biomasse. Soit l’entreprise bénéficie d’une subvention pour soutenir son investissement de départ. Soit l’État s’engage à racheter l’électricité produite par la future centrale à un prix stable pendant 20 ans. Des mécanismes similaires existent en Allemagne.

Mais sur un point, la France a fait différemment de ses voisins. Jusqu’au début des années 2010, pour être retenu dans un appel à projet, une centrale biomasse devait obligatoirement brûler une certaine part de bois directement issue des forêts. L’idée était justement d’encourager l’économie forestière française.

Pour une centrale biomasse, cette obligation n’était pas très intéressante économiquement. Le raisonnement était le suivant :

  • Le bois forestier coûte cher
  • L’investissement dans la centrale biomasse sera plus long à amortir
  • Autant limiter l’investissement en utilisant une technologie peu coûteuse
  • Pour ces raisons, autant ne pas équiper la centrale de fours et de filtres nécessaires à l’incinération de bois toxique.

De son côté, l’Allemagne n’a pas obligé les entreprises à utiliser une part de bois forestier. Donc pour les investisseurs allemands la logique a été différente de celle des Français :

  • Les traverses ne coûtent rien
  • L’investissement dans la centrale sera vite amorti
  • Autant construire une centrale capable d’incinérer des traverses

Presque toutes les centrales biomasse qui incinèrent des traverses en Allemagne sont sorties de terre entre 2000 et 2004. Après cette période, la République fédérale est revenue en arrière, car il s’est passé ce que la France avait anticipé : la filière forestière s’est trouvée délaissée. Les subventions ont ensuite été réduites pour les centrales qui brûlent des traverses.

« Incinérer du bois toxique ça fait peur »

Au début des années 2010, la France a levé l’obligation d’incinérer du bois forestier pour prétendre aux aides à la construction de centrales biomasse. Mais les choses mettent du temps à bouger au niveau des procédures techniques et administratives. Pour les centrales capables d’incinérer des traverses, il faut environ cinq ans entre le début du projet et sa réalisation concrète.

Un autre frein est surtout d’ordre psychologique. Sylvain Bordebeure travaille à l’Agence de l’environnement et de maîtrise de l’énergie (Ademe). Il s’occupe des appels à projets pour les centrales biomasse :

« Incinérer du bois dangereux, ça fait peur. Par exemple, l’industrie agro-alimentaire est assez réticente pour chauffer ses usines. Il y a toujours la crainte que ça crée une psychose chez les consommateurs. C’est la même logique au niveau des collectivités locales qui craignent que ce soit mal accepté par les citoyens. »

Pourtant, une centrale qui incinère du bois toxique est soumise à des normes européennes d’émissions beaucoup plus strictes que des centrales biomasse classiques. Par exemple, la différence est assez marquante entre la centrale de Kehl (bois toxique) et celle du Wacken (bois classique).

Pour une centrale biomasse, les traverses représentent une ressource bon marché dont le prix et l’approvisionnement est certain pour les 20 prochaines années. On ne peut pas en dire autant du gaz ou du pétrole. Mais malgré cela et des subventions, l’investissement de départ effraye encore beaucoup d’industriels.

Deux centrales biomasse vont ouvrir en Lorraine

Pour 2020, l’appel à projets sera lancé d’ici fin janvier et les candidats ont jusqu’au mois de mai pour déposer leurs dossiers à l’Ademe. Deux entreprises lorraines font figure de pionnières : Egger dans les Vosges et Novacarb à côté de Nancy.

La première produit des pièces de meubles en bois à Rambervillers. Depuis plusieurs années, Egger dispose d’une centrale biomasse qui alimente son usine en chaleur. L’entreprise souhaiterait pouvoir alimenter sa centrale avec des déchets issus directement de sa production plutôt qu’avec du bois des forêts environnantes.

Mais certains déchets produits par Egger contiennent des produits dangereux donc l’entreprise a dû améliorer les performances de sa centrale biomasse. Les travaux touchent à leur fin. Courant 2020, l’entreprise pourra incinérer du bois pollué et donc également des traverses de chemins de fer comme celles de MTS. Entre 2000 et 3000 tonnes par an.

De son côté, Novacarb produit du bicarbonate de soude dans la banlieue nancéienne à Laneuveville-devant-Nancy. Aujourd’hui, son usine tourne essentiellement au charbon. Or dans l’Union européenne, plus une entreprise émet du CO2, plus elle doit acheter des quotas carbone. Comme le charbon émet beaucoup de CO2, Novacarb doit acheter énormément de « droits à polluer » ce qui lui coûte plusieurs millions d’euros par an. L’entreprise travaille donc depuis des années sur un projet de centrale biomasse qui doit voir le jour en 2022. SNCF Réseau compte y envoyer entre 35 000 et 50 000 tonnes de traverses par an.

Difficile de se passer complètement de la créosote

Les traverses de chemins de fer sont les seuls produits pour lesquels l’utilisation de créosote est encore autorisée en France. En avril 2018, l’Agence national de sécurité sanitaire (Anses) publiait un rapport dans lequel elle soulignait l’absence d’alternative techniquement et économiquement viable à la créosote.

Le rapport s’appuie sur les chiffres de 2016 et montre que la majorité des traverses françaises sont aujourd’hui en béton. Malgré tout, le document explique qu’il est difficile de généraliser les traverses béton pour des raisons techniques. Par exemple, si une courbe est trop serrée, le béton ne peut pas être utilisé.

Une traverse en bois pèse entre 70 et 80 kilos contre 300 pour l’équivalent en béton. Les contraintes de transport et de maintenance ne sont pas les mêmes. L’Allemagne a testé des bois non-traité sur certaines lignes. Cela nécessite des réparations plus régulières, ce qui conduit a une hausse des coûts supplémentaires et une perturbation plus importante du trafic de trains.


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