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Future mosquée de la Meinau : des colombages et deux minarets

Il semble loin le temps où les musulmans turcs de Strasbourg se réunissaient dans la minuscule mosquée Fathi à deux pas des Bains municipaux. Quant à l’époque des prières sous les hangars de la Meinau, dans le cagnard, elle devrait n’être bientôt plus qu’un souvenir. Le 11 juin, l’association de la mosquée Eyyub Sultan et la mairie de Strasbourg ont validé le projet de « grande mosquée turque » en lieu et place des actuels bâtiments industriels reconvertis, et acquis par l’association cultuelle il y a vingt ans.

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Dessin de coupe de la mosquée pour le permis de construire modificatif accordé le 9 juin. Sur ce plan, les minarets culminent à 44m mais les architectes prévoient de diminuer leur hauteur. (Claire Gandanger/cc)

La mosquée a été confiée à l’architecte turc Muharrem Hilmi Senlap, déjà auteur des plans de la mosquée centrale de Tokyo. (doc remis)
La mosquée a été confiée à l’architecte turc Muharrem Hilmi Senlap, déjà auteur des plans de la mosquée centrale de Tokyo. (doc remis)

L’association de la mosquée Eyyub Sultan de la Meinau réfléchit depuis 2008 à la possibilité de réaménager ses bâtiments industriels pour en faire un lieu de culte décent. D’abord partie sur l’idée d’une transformation de ses locaux, elle a finalement décidé de les raser pour construire à la place un complexe communautaire, dont une mosquée à l’architecture traditionnelle musulmane turque, inspirée de l’époque ottomane.

Lors d'une visite à Strasbourg en mai 2013, le ministre turc des affaires religieuses Bekir Bozdag (à d.) a pu consulter le projet pour Eyyub Sultan, accueilli par le consul de Turquie à Strasbourg, Serdar Cengiz, et Eyup Sahin, de Milli Görus (doc remis)
Lors d’une visite à Strasbourg en mai 2013, le ministre turc des affaires religieuses Bekir Bozdag (à d.) a pu consulter le projet pour Eyyub Sultan, accueilli par le consul de Turquie à Strasbourg, Serdar Cengiz, et Eyup Sahin, de Milli Görus (doc remis)

L’association a d’abord fait profil bas sur son projet, alors que sa finalisation est intervenue en parallèle des élections municipales de 2014. Elle a réussi le coup de force de ne pas devenir un thème de campagne alors que, dans le même temps, le projet de mosquée turque de Mulhouse se trouvait sacrifié par Jean Rottner, candidat à sa réélection. Ce n’est qu’après la réélection de Roland Ries et de son équipe que le projet s’est enfin officialisé.

Les services de l’urbanisme de la Ville ont validé un premier permis de construire en septembre 2014. Mais les réserves étaient grandes quant à la prévention des risques d’inondations dans la zone concernée. L’association et ses architectes ont donc travaillé depuis sur un permis modificatif, dans lequel l’ensemble des bâtiments sont surélevés de 85 cm.

Avant de communiquer sur la validation de ce nouveau permis le 9 juin, la Ville, l’association et les architectes se sont encore mis d’accord pour déminer les critiques qui s’étaient élevées entre temps quant à l’architecture traditionnelle d’inspiration ottomane du futur monument. Depuis la publication du permis modificatif, les architectes se sont remis au travail pour diminuer les dimensions des deux minarets polémiques.

Ertugul Güler dans l'actuelle salle de prière de la mosquée Eyup Sultan.
Ertugrul Güler dans l’actuelle salle de prière de la mosquée Eyyub Sultan.

Une architecture traditionnelle

Pour leur future grande mosquée, les musulmans d’Eyyub Sultan ont opté pour la tradition. Ils ont confié sa conception à l’architecte turc Muharrem Hilmi Senalp, fervent promoteur du style turc-ottoman recomposé. L’homme n’en est pas à son coup d’essai en matière d’exportation des canons islamiques ottomans.

À la fin des années 1990, c’est lui qui a conçu la célèbre Tokyo Camii, la plus grande mosquée du Japon, figurant parmi les 40 premières richesses architecturales du pays du soleil levant selon le classement de l’Institut japonais pour l’architecture et les sciences de la construction. Un centre communautaire de sa conception doit être inauguré cette année à Washington, aux environs du Pentagone.

La grande mosquée de Tokyo, conçue par l'architecte Hilmi Senalp (Crédit Wiii/Wikimedia Commons/cc).
La grande mosquée de Tokyo, conçue par l’architecte Hilmi Senalp (Crédit Wiii/Wikimedia Commons/cc).

Comme pour ses autres projets, Hilmi Senalp a pensé pour Strasbourg à une mosquée monument. Élément central du futur centre communautaire, le lieu de culte aura cependant une emprise au sol et une capacité d’accueil moindre que l’actuel bâtiment. Seul 900 m2, dont une mezzanine ouverte pour les femmes, seront dévolus à l’espace de prière, contre 1 300 m2 aujourd’hui.

Celui-ci sera orné d’une coupole et flanqué de deux minarets, qui ont suscité la polémique après leur annonce dans la presse en octobre. Initialement, les deux tours devaient culminer à une hauteur de 44 mètres. Après concertation avec la Ville, l’association a finalement accepté de réduire pour le moment leur hauteur à 36 mètres « pour mieux s’intégrer dans le paysage urbain strasbourgeois ».

Ertugrul Güler, secrétaire général de l’association de la mosquée Eyyub Sultan, explique :

« La hauteur annoncée de 36 m correspond aux matériaux durs des tours. Les chapeaux des minarets pourraient mesurer un ou deux mètres de plus, tout comme on pourrait pour le moment n’y installer que de simples boules. »

Dessin de coupe de la mosquée pour le permis de construire modificatif accordé le 9 juin. Sur ce plan, les minarets culminent à 44m mais les architectes prévoient de diminuer leur hauteur. (Claire Gandanger/cc)
Dessin de coupe de la mosquée pour le permis de construire modificatif accordé le 9 juin. Sur ce plan, les minarets culminent à 44m mais les architectes prévoient de diminuer leur hauteur. (Claire Gandanger/cc)
Une vue de dessus de la future mosquée Eyyub Sultan, avec les bâtiments attenants (doc remis)
Une vue de dessus de la future mosquée Eyyub Sultan, avec les bâtiments attenants (doc remis)

Pour les responsables de la mosquée, hors de question d’utiliser ces minarets pour faire des appels à la prière. Leur fonction sera selon eux uniquement ornementale, comme l’explique Eyup Sahin, président de l’antenne Grand-Est du Millî Görüs, le mouvement religieux auquel est affilié la mosquée :

« Les minarets seront vides. C’est symbolique. Une mosquée sans minaret, c’est comme une maison sans balcon. C’est ce qui fait le charme d’une mosquée. Même dans les pays musulmans, il n’y a plus d’appel à la prière depuis les minarets. »

L’érection de minarets à la Meinau ne sera pas une première à Strasbourg puisque la mosquée actuellement en construction dans le quartier de Hautepierre comporte déjà un minaret, à sommet carré. En Allemagne voisine, la mosquée turque de Kehl, située derrière la gare, arbore deux minarets depuis 2013.

Dessin du future centre communautaire depuis la route de la Fédération. A gauche en blanc, l'arrière de la mosquée. A droite, les bâtiments annexes de style alsacien. (document remis)
Dessin d’une partie du future centre communautaire depuis la route de la Fédération. A gauche en blanc, l’arrière de la mosquée. A droite, les bâtiments annexes de style alsacien. (document remis)

Ateliers de couture et clubs sportifs

Mais le centre communautaire islamo-turc de la Meinau ne se résume pas à sa mosquée. Ses promoteurs entendent aussi y héberger les nombreuses activités annexes de l’association allant des ateliers coutures et autres clubs sportifs aux activités d’enseignement de la religion. L’association a par ailleurs ouvert un collège privé à la rentrée 2014 qui accueille pour le moment une dizaine d’élèves.

Pour tous ces à-côtés, un autre architecte, le belge Muhammad Unal, a dessiné des bâtiments dans un style traditionnel alsacien qui s’étendront autour de la mosquée. Pour eux, crépi de couleur et colombages seront de mise, assurent fièrement les responsables d’Eyyub Sultan. Ertugrul Güler résume :

« Les traditions d’Anatolie et d’Alsace vont ainsi se retrouver dans le même projet. »

Actuellement, la mosquée Eyyub Sultan accueille à peine une dizaine de curieux par mois. À terme, ses responsables espèrent qu’elle deviendra, comme la grande mosquée du Heyritz, un lieu de visite touristique attractif pour les non-musulmans.

L’association de la mosquée Eyyub Sultan est membre du mouvement Millî Görüs (mouvement national en turc). Il est en effectif la deuxième organisation religieuse musulmane présente en France après le Ditib (rattaché aux Affaires religieuses du gouvernement turc). À Strasbourg, l’association d’Eyyub Sultan compte près de 800 adhérents d’après ses responsables. En période d’affluence, 3 000 fidèles peuvent se réunir dans sa salle de prière, ce qui en fait l’un des plus grands lieux de culte musulman en France aujourd’hui.

De 10 à 17 millions d’euros à trouver

Les responsables d’Eyyub Sultan assurent ne pas encore avoir budgété le projet complet. Ils estiment son coût entre 10 et 15 millions d’euros. L’architecte belge Muhammad Unal confie pour sa part une fourchette de 15 à 17 millions d’euros.

En l’état actuel, la Ville ne devrait pas participer au financement du projet comme elle en offre la possibilité à toutes les associations cultuelles locales qui le demandent (à raison de 10% des travaux de construction). L’association Eyyub Sultan ne souhaite pas d’une telle participation publique et projette de rassembler la somme nécessaire grâce aux seuls dons strasbourgeois. Pour mémoire, le financement de la Grande Mosquée de Strasbourg a rassemblé 9 millions d’euros, dont 3 en provenance de la communauté.

Pour Eyup Sahin, l’association pourra aussi compter sur le réseau des mosquées du Millî Görüs :

« La base de dons va se faire à Strasbourg, puis on va compléter avec nos sympathisants au-delà. Nous ferons une collecte nationale si besoin. Nous n’excluons pas de nous tourner le cas échéant vers les communautés Millî Gorüs en Allemagne et en Autriche. »

Les responsables de l’association assurent qu’en 1996, les porteurs du projet de mosquée Eyyub Sultan avait déjà pu s’appuyer sur les seules économies des fidèles strasbourgeois pour autofinancer entièrement l’achat des locaux industriels de la Meinau.

Pas de date pour le début des travaux

Aucune date n’est encore avancée pour le démarrage des chantiers de démolition des bâtiments actuels et de construction de la future mosquée et de ses annexes. L’association doit d’abord régler la question de son déménagement provisoire dans la partie des locaux industriels qu’elle va conserver, rue La Fayette. Pour accueillir les prières pendant les travaux ces bâtiments doivent encore subir une procédure de mise aux normes. L’instruction est en cours.

Hangar reconverti en 1996, la mosquée a bien du mal à sortir de son look industriel (Photo Archi-Strasbourg / cc)
Hangar reconverti en 1996, la mosquée a bien du mal à sortir de son look industriel (Photo Archi-Strasbourg / cc)

Un recours en instruction contre le projet

Evidemment, le projet de cette future grande mosquée a ses opposants. Dès l’annonce du projet dans la presse à l’automne 2014, Jacques Cordonnier, président du parti identitaire Alsace d’Abord, a organisé la riposte.

Avec une douzaine d’habitants de la Meinau, son groupe Forum d’Alsace a dénoncé le premier permis de construire du centre communautaire en novembre. Pour empêcher tout démarrage des travaux, ils ont fait une demande de référé en suspension auprès du tribunal administratif, retoqué en février car le juge ne leur reconnaît pas d’intérêt à agir. Ils se sont alors pourvus en cassation auprès du Conseil d’Etat sur ce point. Le dossier est en cours d’instruction.

Par ailleurs, leur recours sur le fond dénonce notamment les minarets et la proximité de la future mosquée-monument avec les usines Junckers, classées aux monuments historiques. Il est actuellement en cours d’instruction auprès du tribunal administratif de Strasbourg. Suite à la délivrance du permis modificatif en juin, Jacques Cordonnier promet que son groupe prépare un deuxième recours devant la justice administrative d’ici août.

La Ville facilitatrice, pas force motrice

La Ville se défend de toute implication extraordinaire dans le projet d’Eyyub Sultan. En 2010, la municipalité avait modifié le plan d’occupation des sols de la zone d’emprise des bâtiments d’Eyyub Sultan pour permettre le déploiement d’un projet cultuel avec des éléments d’architecture en hauteur. Pour Olivier Bitz, adjoint au maire de Strasbourg en charge des affaires cultuelles (PS), les ambitions de la mosquée Eyyub Sultan sont légitimes après vingt ans d’existence :

« On cherche les uns comme les autres à ce que ça se passe le mieux possible. Nous n’avons pas de crispation sur le sujet des minarets. On est sur un lieu de culte qui existe. On peut avoir son appréciation personnelle sur les choix architecturaux mais le projet de la Meinau se situe dans les cadres réglementaires. J’observe surtout des appréciations à géométrie variable selon les cultes. Quand il s’agit de la future pagode bouddhiste, ou de la future église orthodoxe et de ses bulbes, la question de la tradition architecturale ne se pose pas. »

Au-delà de la poignée d’opposants connus au projet musulman, qu’en penseront les Strasbourgeois ? L’association d’Eyyub Sultan promet une réunion publique d’information prochainement.


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