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Avec « Le genou d’Ahed », le réalisateur israélien Nadav Lapid crie sa colère contre un « État malade »

Pour son cinquième long métrage, prix du Jury au festival de Cannes cette année, le cinéaste israélien livre une œuvre rageuse, un cri au milieu du désert. Tourné en seulement 18 jours, avec une caméra nerveuse, le film suit les pas et les mots d’un réalisateur, Y., double de Nadav Lapid, en lutte contre un Etat liberticide et contre lui-même.

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Avec « Le genou d’Ahed », le réalisateur israélien Nadav Lapid crie sa colère contre un « État malade »

Dans Le genou d’Ahed, le réalisateur Nadav Lapid met en scène un événement qui lui est réellement arrivé en Israël, en 2018. Alors qu’il partait présenter son deuxième film L’institutrice, en plein milieu du désert, il est accueilli par une fonctionnaire du ministère de la Culture, qui lui demande de signer un document sur la liste des sujets qu’il aura le droit d’aborder avec le public. Le personnage, Y., est au bord de l’implosion. Autant dire que ce document, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Car le film raconte aussi la violence inhérante à la société israélienne, lors de flash-back sur le service militaire de Y. Des scènes incroyables, qui passent en quelques minutes du sadisme à la comédie musicale. Le genou d’Ahed est un ovni, on est parfois dérouté mais, sans jamais se perdre, on est pris dans une expérience un peu folle.

Bande annonce

Rue89 Strasbourg : Votre film met en scène une certaine censure de l’État en Israël. Quelles ont été les conditions de production et de tournage?

Nadav Lapid : D’abord, tous les films sont compliqués à produire et cela de façon exagérée à mon avis. Avec ma productrice, on a décidé de ne pas chercher de financement israélien. Nous craignions que, si nous envoyions un scénario pour obtenir un financement, son contenu soit divulgué et que cela empêche le projet d’être réalisé. On aurait pu nous priver de certaines autorisations etc. Pour éviter les ennuis, nous avons tourné très rapidement et avec peu de moyens. Le scénario a été écrit en deux semaines. L’urgence de la préparation correspond à la vérité du film : c’est un projet ultra personnel, où en peu de temps il fallait aller au bout de mes émotions, chaque jour. En même temps, cette façon de travailler a été très amusante et je me suis autorisé une très grande liberté audiovisuelle. Je me demandais toujours, quand est-ce qu’un adulte responsable allait surgir et me dire « Stop! », mais il n’est jamais venu.

Vous avez évoqué dans la presse le projet de loi sur la loyauté de la culture (texte qui permettait de couper les financements publics aux œuvres et institutions culturelles qui « nient l’existence d’Israël comme État juif et démocratique », qui « incitent au racisme, à la violence et au terrorisme » ou encore qui « déshonorent le drapeau national ou d’autres symboles de l’État », ndlr), est-ce qu’il a été voté ?

N. L. : Non, une sorte de consternation politique a empêché son vote (en novembre 2018, ndlr), mais il a été remplacé par toutes sortes de critères et de rubriques à remplir pour les artistes, ce dont je parle dans le film. Pour moi, malgré tout, la censure la plus grave est celle que les artistes s’imposent à eux-mêmes. De temps en temps, je lis des scénarios que l’on m’envoie et je me rends compte qu’ils traitent tous des mêmes sujets, les sujets autorisés. Les autres sont tabous.

Y., interprété par Avshalom Pollak, le double du réalisateur, dans la région de la Arava. Photo : doc. remis

Est-ce que vous vous sentez seul en tant qu’artiste israëlien en résistance contre l’État?

N. L. : Non, je ne suis pas le seul. Je me sens un peu comme le personnage principal du film : le fait d’avoir passé une grande partie de ma vie dans un état de combat, de colère, m’a rendu presque insupportable. À force de batailler contre des dragons, tu ne vois plus que des dragons partout, tu confonds les ennemis et les gens normaux et tu deviens peut-être toi-même un dragon. C’est pour ça que c’était important pour moi de partir d’Israël (Nadav Lapid vit aujourd’hui en France, ndlr). Il y a cette phrase que j’aime beaucoup : « Tous les pays sont mauvais, le mien est le pire. »

C’est d’ailleurs la thématique du film : le personnage d’Y. se retrouve dans la position de ce qu’il dénonce, il utilise les mêmes procédés que ces ennemis…

N. L. : Le héros Y. est enragé, condescendant, arrogant, frustré, amer : à chaque moment, il peut hurler ou bien s’écrouler. Mais il lutte pour la bonne raison. La jeune fille qui lui fait face dans le film, Yahalom, est remplie de vie, d’empathie, elle est animée d’une belle vocation qui est de diffuser la littérature, la culture. On ne peut que l’applaudir mais elle est au service du mal. C’est une collaboratrice et elle est consciente du mal qu’elle fait. Quand vous êtes dans un État malade, il ne peut y avoir que des mauvais choix. C’est ce que raconte la scène de torture psychologique à l’armée : soit vous êtes le tortionnaire, soit la victime qui fuit pour vivre, soit l’observateur qui comprend tout, mais ne fait rien. La bonne option manque. La seule chose qui reste pour nos deux personnages c’est l’appel final à la bonté, le contact basique entre deux êtres humains.

Yahalom, interprétée par Nur Fibak, jeune fonctionnaire du ministère de la Culture. Photo : doc. remis

Le film s’ouvre sur un casting pour trouver le personnage d’Ahed Tamimi, cette adolescente palestinienne qui a giflé un soldat israëlien en 2018. Puis il bifurque sur complètement autre chose, pourquoi cette introduction ?

N. L. : Pour montrer quel cinéaste est Y., à quoi ressemblent ses films et dans quel territoire nous nous situons : un pays où cette jeune fille de 16 ans a été jetée en prison et où un député israélien a appelé à tirer dans son genou pour la rendre handicapée.

La mise en scène est violente, radicale, comme le personnage principal. Mais cette violence est traversée de musique et de danse, tout cela à un rythme effréné…

N. L. : Le film est dur, mais par moment il prend presque la forme d’une comédie musicale. Les personnages parlent beaucoup mais ils ont du mal à exprimer ce qu’ils ressentent. La danse et le chant sont là pour dire aux spectateurs : regardez ce que nous sommes. Je suis très admiratif de la pop et de ces hymnes internationaux qui semblent rendre possible l’union des cœurs et des corps.

En plein milieu du désert, Y. écoute Be my baby de Vanessa Paradis, c’est très surprenant !

N. L. : Je voue une admiration à Vanessa Paradis depuis mes 13 ans et Joe le Taxi, comme la moitié de la planète je pense. La chanson est très urbaine et douce, cela me plaisait de l’entendre dans un endroit gris et dur comme ce désert. Quand j’ai échangé des mails avec Vanessa Paradis, je lui ai fait la promesse de faire danser les gens dans la salle avec sa chanson. Et j’avoue que le moment où j’ai été le plus ému à Cannes cet été, c’est quand j’ai entendu des spectateurs fredonner Be my baby en sortant de la salle…

Quelles ont été les réactions lors de sa sortie en Israël ?

N. L. : Il y a eu d’une part une campagne contre le film, avant sa sortie : des hommes politiques, des journalistes ont appelé à le boycotter. J’ai été traité de juif collabo et j’ai reçu des menaces. D’autre part, des spectateurs m’ont fait des retours très forts : j’ai l’impression que les gens ont vu le film tel que je le vois, non pas comme un constat politique, mais comme une sorte de regard existentiel sur ce que nous sommes devenus. C’était incroyablement émouvant. C’est mon film le plus violent contre Israël, mais grâce à lui, j’ai vécu de vrais moments de réconciliation.


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