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Islam en France : Castaner choisit le strasbourgeois Nabaoui

Cette année, le dîner officiel de rupture de jeûne du Conseil régional du culte musulman d’Alsace a pris un tournant très politique. La visite du ministre de l’Intérieur et des Cultes, Christophe Castaner, a propulsé sur le devant de la scène musulmane nationale son président Abdelhaq Nabaoui, en conflit ouvert avec l’instance représentative des mosquées de France.

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Le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner participe a la rupture du jeûne organisée à Strasbourg par le CRCM. "Strasbourg, lieu de formation des imams, de dialogue interreligieux, du Concordat, est attractif", justifie le ministre, apres que le CFCM ait déclaré être déçu par le ministre. (Photo Adbesslam Mirdass)

Le dîner officiel du Conseil régional du culte musulman (CRCM) d’Alsace a été très politique cette année. Abdelhaq Nabaoui, son président, s’y est repris à deux fois pour organiser un iftar mondain à la mesure de son bras de fer en cours avec le Conseil français du culte musulman (CFCM). Mi-mai, la Région Grand Est avait annulé à la dernière minute la mise à disposition de ses locaux pour accueillir l’événement. La Ville avait alors sauvé le dîner en l’accueillant dans la salle des fêtes attenante à l’hémicycle du conseil municipal le 16 mai. Abdelhaq Nabaoui ne souhaitait pas que le dîner mondain se déroule dans une mosquée, comme ça avait été le cas l’an passé à Hautepierre, pour ne pas gêner les fidèles durant leurs prières de Ramadan.

La deuxième tentative a été la bonne : le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a fait le déplacement mercredi 29 mai soir pour soutenir le transfuge de l’ex-Union des organisations islamiques de France, en conflit ouvert avec l’instance nationale représentative des mosquées de France. Le ministre de l’Intérieur avait la veille planté les dirigeants du CFCM en refusant d’assister à leur dîner officiel, ce qui constitue un désaveu historique pour l’instance fondée en 2003 par Nicolas Sarkozy.

Le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner participe a la rupture du jeûne organisée à Strasbourg par le CRCM. "Strasbourg, lieu de formation des imams, de dialogue interreligieux, du Concordat, est attractif", justifie le ministre, apres que le CFCM ait déclaré être déçu par le ministre. (Photo Adbesslam Mirdass)
Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner participe a la rupture du jeûne organisée à Strasbourg par le CRCM. « Strasbourg, lieu de formation des imams, de dialogue interreligieux, du Concordat, est attractif », justifie le ministre, apres que le CFCM ait déclaré être déçu par le ministre. (Photo Abdesslam Mirdass)

Jeu d’échecs chez les acteurs musulmans

Pour rappel, l’Etat français a tenu en septembre des assises départementales de l’islam en France. Depuis, les annonces du gouvernement sur une possible réorganisation du culte musulman se faisait attendre. Gilets jaunes, élections européennes, elles ont été sans cesse repoussées. Pendant ce temps, c’est un véritable jeu d’échecs qui s’est mis en branle côté responsables musulmans pour garder la main. Dans ce contexte, le CFCM, tenu actuellement par l’organisation d’obédience turque Ditib, a sans cesse reporté l’annonce de ses propositions de réformes.

Et le Strasbourgeois Abdelhaq Nabaoui a avancé ses pions les uns après les autres. L’aumônier militaire de profession a notamment créé un Conseil des imams et cadres religieux d’Alsace et fondé à Lingolsheim l’Ecole nationale des aumôniers hospitaliers musulmans. En janvier Abdelhaq Nabaoui a rallié l’initiative d’Hakim El Keroui d’une Association musulmane pour un Islam de France (Amif), dont l’un des buts assumés est de prendre les rênes de l’argent de l’islam dans le pays pour le redistribuer. Et là, les dirigeants du CFCM ont vu rouge. L’institution représentative des mosquées de France a alors démis l’Alsacien de ses fonctions d’aumônier national des hôpitaux, officialisant le conflit.

Dans ce contexte, la passe d’armes cette semaine par iftars interposés entre Abdelhaq Nabaoui et le CFCM semble se conclure à l’avantage du Strasbourgeois. Dans son discours à la villa Schutzenberger mercredi soir, devant une assistance de 70 acteurs de la vie religieuse alsacienne et strasbourgeoise, Christophe Castaner a clairement pris parti pour Abdelhaq Nabaoui et renvoyé le CFCM à sa « frilosité ».

« Un laboratoire d’idées pour le futur de l’islam en France »

Tout en soulignant que « l’Etat ne s’immiscera pas dans l’organisation des cultes en France, » le ministre de l’Intérieur et des cultes a fait un éloge du CRCM Alsace en forme de désaveu du CFCM :

« J’ai souhaité aller à la rencontre du CRCM Alsace qui est exemplaire et qui souhaite faire bouger les choses. Je déplore la frilosité du CFCM. Il y a là un enjeu pour la République comme pour l’islam. J’en appelle à tous ceux qui veulent faire entendre leur voix : nous les écouterons au plus prêt du terrain. (…) L’islam se construit partout et pas seulement à Paris. Les dynamiques peuvent se construire localement. Les préfectures sont à votre écoute. À Strasbourg, le CRCM Alsace est un exemple, un laboratoire d’idées pour le futur de l’islam en France de par sa relation de confiance avec les collectivités, la prévention de la radicalisation, le dialogue entre les acteurs avec le conseil des imams… Chaque démarche constructive, vous la continuez, avec une méthode faite de pragmatisme et d’un dialogue large. Je souhaite que cette méthode se diffuse dans d’autres régions. »

Soutien de la grande mosquée du Heyritz

Parmi les invités, les responsables de la grande mosquée de Strasbourg (Heyritz) et de l’Union des mosquées de France, d’obédience marocaine, accompagnés du consul général du Maroc, étaient en nombre et en avance. Le camp marocain semble aujourd’hui avoir rallié le positionnement d’Abdelhaq Nabaoui. Rare prise de parole publique lors de ce rendez-vous presque confidentiel, Mohamed Moussaoui, président de l’UMF et ex-président du CFCM n’a pas hésité à la soutenir face aux journalistes présents :

« Ce déplacement du ministre est un signal fort pour une organisation ancrée dans les régions et même les départements. Il ressort des assises départementales que le CFCM ne correspond pas aux attentes des Musulmans de France. L’islam est un culte de proximité par nature. Une dynamique d’organisation par la base est souhaitée. Le CRCM Alsace a initié pas mal d’idées intéressantes avec plusieurs acteurs. C’est une région pilote sur pas mal de choses. »

Ditib embarrassée

Pour la délégation de l’association Ditib, le rendez-vous était plus embarrassant. Rappelons que le CFCM a ajourné ses élections qui auraient dû se tenir ce mois de juin, laissant pour l’heure à sa tête le franco-turc Ahmet Ogras, strictement injoignable pour commenter l’enlisement de l’institution depuis des mois. Sans le nommer, Christophe Castaner n’a pas ménagé l’islam d’obédience turque en France :

« Je souhaite que la relation de confiance qui se bâtit ici puisse être un exemple et une inspiration pour toute la France. Mais il y a un danger d’immixtion d’Etats étrangers dans les cultes qui peut conduire à faire de lieux de culte des lieux politiques. Il y a alors un danger de voir une infime minorité confisquer la voix des Musulmans de France. »

Aucune délégation du Millî Görüs à Strasbourg (mosquée Eyyub Sultan de la Meinau) n’était présente pour écouter ces mots. Son président pour le Grand Est, Eyyub Sahin, est arrivé une fois le repas commencé en compagnie de l’adjoint aux cultes Nicolas Matt, tous deux retenus par l’iftar officiel de la mosquée Eyyub Sultan qui se tenait le même soir.

Rappelons que depuis les dernières élections du CFCM en 2014, c’est une coalition entre Ditib, Millî Görüs et des mosquées indépendantes qui se partage le bureau du CRCM Alsace. Eyyup Sahin en a eu la présidence les deux premières années du mandat, d’où l’on retient sa sortie incontrôlée sur la pertinence du délit de blasphème encore inscrit dans le droit local alsacien. Murat Ercan, du Ditib, a pris le relais les deux années suivantes. Abdelhaq Nabaoui est président du CRCM Alsace depuis l’été 2017 et a dès le départ donné le ton et affiché sa volonté de s’appuyer sur les possibilités du droit local alsacien pour structurer l’islam en France.

Christophe Castaner a rompu le jeûne sans prière préalable de la part de l’assistance musulmane. Abdelhaq Naboui l’avait placé à sa gauche à table, tandis qu’il avait réservé sa droite à l’intellectuel Hakim El Keroui. L’homme est l’auteur pour l’institut Montaigne du rapport La fabrique de l’islamisme, remis à Emmanuel Macron en septembre. Il a fondé en janvier la fameuse association Amif, ennemie choisie du CFCM, avec le soutien officiel du CRCM Alsace.

L’Amif en embuscade

Au lendemain de ce dîner ultra-politique, Murat Ercan, porte-parole strasbourgeois du Ditib, dénonce une sorte de prise en otage du CRCM Alsace par son président actuel :

« On est content d’accueillir le ministre qui donne beaucoup d’importance à notre CRCM et à la proximité. Mais nous soulignons que le soutien affiché d’Abdelhaq Nabaoui à l’Amif, au nom du CRCM Alsace, se passe depuis le début sans avoir jamais consulté le conseil d’administration du dit CRCM. Or nous estimons que la représentation du culte musulman doit continuer à se faire autour du CFCM. Toute nouvelle initiative conduira à torpiller cette structure sur laquelle nous avons tous investi depuis quinze ans. S’il y a des améliorations à faire, elles sont à faire sur le CFCM et pas à l’extérieur. On ne peut pas être président d’un CRCM et faire partie d’une nouvelle institution qui va concurrencer le CFCM. Seul le CFCM et les CRCM sont basés sur les fidèles et ont une légitimité aujourd’hui. Toute personne responsable ne devrait pas déstabiliser une telle structure pour une autre propulsée sur le devant de la scène par les responsables de l’Etat. Le ministre a fait référence au CFCM. Ce discours par journalistes interposés n’est pas profitable à l’aboutissement de l’islam en France. »

Dans un communiqué, le CFCM a quant à lui dénoncé mercredi « le traitement discriminatoire dont il est l’objet ».


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