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Vétéran du parkour, Jihane Dehbi : « un bon saut est un saut où tu restes entier »

Vous êtes-vous déjà demandé qui sont ces drôles de personnages qui jouent les acrobates dans la ville ? L’un d’entre eux, Jihane Dehbi, nous a raconté sa passion pour le « parkour » à Strasbourg, le temps d’un entraînement. Une approche autant physique et technique que philosophique.

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Sous un ciel couvert, les bourrasques glaciales s’engouffrent entre les rues de Strasbourg et balaient la surface de l’eau près du centre commercial Rivétoile. Au dessus du bassin Malraux, Jihane Dehbi, jogging large et sweat à capuche, joue les funambules sur la rambarde. Après un instant de concentration, il bondit sans élan d’un bord à l’autre du pont dans un saut de précision de quasiment trois mètres. Simple entraînement de routine, malgré l’air surpris de quelques spectateurs.

Sur la passerelle de Rivetoile, Jihane s’exerce au saut de précision, un grand classique. (Photo VP / Rue89 Strasbourg)

Un des premiers pratiquants à Strasbourg

Âgé de 33 ans, il a été l’un des premiers pratiquants de « parkour » à Strasbourg, cette discipline qui consiste à se déplacer en enchaînant les sauts et le franchissement d’obstacles en milieu urbain.

Il doit sa passion à une rencontre, avec le groupe des Yamakasi à Paris en 1999. Ces derniers connaîtront la gloire en 2001 avec le film éponyme. Jihane a alors seulement 16 ans. Le jeune homme part alors sur de bonnes bases. Gymnaste dès l’enfance, champion de France à 17 ans, il possède un solide bagage technique et une constitution physique d’athlète. Une expérience qui l’a aidé à progresser rapidement :

« La gym, ça aide pour la souplesse, savoir se situer dans l’espace, connaître son corps et se muscler. On est à l’aise au niveau acrobatique mais ça peut être un problème un niveau du mental. Les gymnastes sont habitués à travailler avec des tapis de réception, pas comme en parkour où ils vont plus hésiter. »

Il fut aussi basketteur à la SIG, entre la troisième et la fin du lycée. Une activité qui, de son propre aveu, ne lui a absolument rien apporté dans la pratique du parkour :

« À l’époque, on ne nous apprenait pas à nous réceptionner quand on montait au panier. J’ai justement du arrêter à cause d’une blessure. »

Ses premiers entraînements ont lieu autour de l’allée des Comtes à Koenigshoffen où vit sa mère et à Illkirch-Graffenstaden, chez son père. Une cabine téléphonique, les rambardes devant l’Illiade ou le parvis de la mairie d’Illkirch constituent autant de terrains de jeu :

« Au début, on fait ça dans son coin. Je ne quittais pas l’entraînement avant d’avoir réussi trois ou quatre répétitions. Parfois, je rentrais à une heure du matin, ce qui rendait fou mon père. »

Même incompréhension lorsqu’il était élève du lycée Le Corbusier à Illkirch-Graffenstaden :

« Mes copains au lycée se demandaient pourquoi je sautais dans la cage d’escalier. À l’époque, ce sport n’était pas médiatisé. »

« Les fractures sont rares »

Aujourd’hui, même si Internet a popularisé le parkour, sa pratique interpelle souvent les curieux. Ce jour-là, ils sont quelques-uns à observer Jihane s’élancer au dessus du vide. Réception parfaite, « un bon saut est un saut où tu restes entier », dit-il, un brin inquiétant.

Et si la pirouette est ratée ? Le traceur, le nom que se donnent les pratiquants de parkour, assure que « les fractures sont rares. La plupart des blessures sont des entorses ou des tendinites liées à une mauvaise préparation physique. » L’art de la réception consiste à avoir le corps légèrement incliné, à la renverse, au moment où les pieds touchent le sol ou la rambarde. S’ils glissent, c’est un aller simple pour l’eau glacée. Pas de quoi refroidir l’acrobate :

« La peur fait partie de chacun de nous, c’est ce qui va te dire de ne pas faire le con. Tu tomberas surtout si tu penses que tu vas tomber. »

Même si, par -4°C et vent glacé, la pensée positive du jour est passée de « j’ai pas peur » à « j’ai pas froid. »

A 33 ans, Jihane Dehbi fait partie de la première génération de traceurs à Strasbourg (Photo VP / Rue89 Strasbourg)

« Au début, les gens nous regardaient bizarrement avec nos pantalons amples et nos tenues noires »

Strasbourg possède « quelques coins intéressants » : la fac de droit, les Halles, le musée d’art moderne, l’Esplanade… Jihane regrette la destruction d’un des meilleurs endroits, surnommé le béton, en face du centre commercial Auchan de Hautepierre (on peut le voir dans cette vidéo). À Rivétoile, outre les passerelles, Jihane apprécie les nombreux bancs en pierre devant l’entrée ouest, autant de possibilités de figures.

Après quelques sauts de chauffe, il se lance dans un enchaînement de blocs en blocs, caméra GoPro dans la bouche. C’est « plus stable qu’avec un harnais », assure-t-il. Des promeneurs s’arrêtent. Certains prennent des photos. Le parkour jouit d’une bonne réputation, ce qui n’était pas si évident au commencement :

« Aux débuts, les gens nous regardaient bizarrement avec nos pantalons amples et nos tenues noires marquées du logo de notre groupe. »

La police d’abord suspicieuse, puis entraînée à la discipline

Il assure avoir été toujours prompt à saluer les curieux et à leur expliquer le comment et le pourquoi de ce sport. Idem avec la police, plus ou moins compréhensive selon les agents. La popularisation du parkour a pourtant fait s’intéresser les forces de sécurité à cette discipline. Jihane a déjà entraîné une quinzaine de membres de la Police nationale de Strasbourg il y a deux ans. Les sapeurs pompiers aussi, avec des formations à Strasbourg, Colmar et Metz où étaient réunis des agents alsaciens, lorrains, belges et luxembourgeois. Objectif : développer leurs capacités tactiques lors d’interventions grâce au franchissement d’obstacles.

Les mentalités changent : « même Roland Ries vient nous voir au NL Contest ! », rigole Jihane. Cette grande compétition rassemble différents sports issus de la culture urbaine, dont le parkour. Plus de 30 000 spectateurs étaient présents en 2016.

Jihane regrette toutefois l’impact parfois négatif des films qui ont popularisé le parkour en donnant au public une mauvaise image de ses pratiquants  :

« Le film Yamakasi a un bon fond mais ça nous donne un peu une image de cambrioleurs. C’est pareil avec Banlieue 13 qui fait penser que c’est uniquement réservé aux jeunes de cités. Et dans la réalité, il n’y a pas de courses-poursuites. »

« Maintenant c’est plutôt “regardez, j’ai fait un gros saut” »

Le salto, toujours impressionnant… pour les passants (Photos VP / Rue89 Strasbourg)

Un rayon de soleil perce la grisaille. Les yeux rivés sur son objectif, Jihane prend son élan et bondit dans un salto. Un peu ironique, il commente :

« C’est une des figures les plus simples à faire. Ce n’est même pas du parkour et pourtant, c’est ce que les gens préfèrent. »

Le parkour version 2017 serait-il tombé dans la superficialité ? Un peu, à en croire celui qui le pratique depuis maintenant 18 ans. Facebook, YouTube, Snapchat : des mots inconnus en 1999 et qui ont modifié l’image du parkour :

« On est dans une société où on a besoin d’être valorisés. Avant, on faisait des vidéos pour voir notre évolution maintenant c’est plutôt pour se montrer et dire “regardez, j’ai fait un gros saut”. »

Quitte à zapper la préparation physique et les bases techniques. Un jeune homme applaudit après un nouveau salto. Ce qu’il en pense ? Que c’est impressionnant et il avoue avoir déjà tenté le coup sans aucune expérience. Avec une belle chute comme résultat.

« Ça pourrait être un nouveau service militaire »

Le soir tombe. Ramassage des affaires, direction un dernier spot sur le campus de l’Esplanade. Jusque là peu bavard, Jihane prend un moment pour expliquer sa conception du parkour :

« C’est une quête de soi qui permet d’augmenter ses capacités physiques et mentales. Appliqué à la vie, ça permet de surmonter tous les obstacles. Le point le plus important, c’est l’entraide. On est une famille : peu importe d’où tu viens, tes origines sociales ou tes goûts musicaux. »

Développer ses capacités physiques, appartenir au même groupe, agir ensemble pour vaincre… On dirait un slogan de l’armée. Pas très loin pour Jihane :

« Ça pourrait être un nouveau service militaire : une troupe de bonhommes qui vont travailler ensemble, pour avancer et se soutenir. »

En attendant, ils seraient une centaine de traceurs à Strasbourg et gravitent pour la plupart autour de l’association PK Stras, qui accueille toute personne désireuse de se former à partir de 14 ans.

Dans la vie, Jihane est coach sportif et professeur de Kizomba à Strasbourg. Être travailleur indépendant lui permet de continuer à s’entraîner régulièrement. Quand à vivre du parkour, peu de gens y parviennent :

« Ce sont surtout des jeunes à Paris qui trouvent des débouchés dans le cinéma. Quand on atteint un certain niveau, on est parfois contacté. J’ai déjà été appelé pour représenter une marque de basket en Espagne une fois. »

L’entraînement du jour se termine sur le parvis de la fac de droit. Devant un groupe d’étudiants frigorifiés, il se faufile entre les barrières. Un moyen de passer le temps quand il attendait sa copine étudiante, il y a une dizaine d’années. Prochain obstacle à franchir : réussir à monter une école de parkour à Strasbourg.


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