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Les questions juridiques posées par le tramway Strasbourg-Kehl ne sont pas toutes réglées

Samedi, la ligne D du tram strasbourgeois traversera la frontière. Une avancée pour beaucoup, mais un casse-tête en matière de sécurité : sur une ligne binationale, qui intervient en cas de délit, comment coopérer efficacement pour lutter contre la fraude et les violences et interpeller les auteurs ? Police et justice des deux côtés du Rhin en sont encore aux réglages.

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Les questions juridiques posées par le tram transfrontalier ne sont pas toutes réglées (Photo KZ / Rue89 Strasbourg / cc)

Que se passe-t-il si une agression a lieu dans le tram D entre une station française et un station allemande et que les auteurs doivent être interpellés ? Qui s’en charge et que faire alors des fautifs ? C’est le genre de situation que les autorités doivent envisager dans ce nouveau cas de ligne qui parcourt deux territoires nationaux différents.

Car la mise en place d’un tram transfrontalier n’est pas une mince affaire. Si la question des tarifs pour les usagers allemands et français a été réglée, d’autres questions restent en suspens, notamment juridiques et sur l’intervention des forces de police. La ligne D rejoint la gare de Kehl, et rejoindra l’hôtel de ville d’ici la fin de l’année.

Les transports peuvent donner lieu à des faits de délinquance : fraude, vols, agressions physiques, agressions sexuelles, dégradation du tram, et générer des accidents ou des conflits d’usage… Avec un potentiel de passagers de 11 500 à 25 000 personnes par jour pour la ligne D, des questions de sécurité se posent, comme dans tous les lieux publics.

Les questions juridiques posées par le tram transfrontalier ne sont pas toutes réglées (Photo KZ / Rue89 Strasbourg / cc)
Les questions juridiques posées par le tram transfrontalier ne sont pas toutes réglées (Photo KZ / Rue89 Strasbourg / cc)

Justices et polices allemande et française « en réflexion »

Un seul tram mais chaque pays a un cadre et des procédures propres en matière de contrôle, de ce qui constitue un délit, des personnes habilitées à arrêter les auteurs…  C’est ce qu’explique Lioba Markl-Hummel, chargée de projets mobilité à l’Eurodistrict, collectivité transfrontalière qui accompagne l’arrivée du tram et qui l’a cofinancé à hauteur de 100 000€ :

« C’est vraiment un cadre particulier car la situation est différente de chaque côté de la frontière. Or il faut savoir à quel moment qui est responsable, qui a le droit d’intervenir dans les différents délits, etc. Les parquets y travaillent mais à ce jour, on n’a pas eu de conclusions ! »

Les acteurs de la police et de la justice françaises et allemandes se réunissent pour établir des procédures adaptées à ces situations, inédites dans l’agglomération strasbourgeoise. C’est là que le Centre de Coopération Policière et Douanière (CCPD) intervient, étant une structure dédiée à l’échange et l’analyse d’informations entre les services de police actifs dans la zone transfrontalière.

Le procureur de Strasbourg Michel Senthille explique pourquoi et sur quoi porte la réflexion :

« Par exemple, s’il y a un délit sur le trajet de la France vers l’Allemagne, le trajet est-il français ou allemand ? Qui est compétent ? Et pour les contrôles, on le fait à l’aller ou au retour ? La DDSP (Direction Départementale de la Sécurité Publique) et le CCPD travaillent là-dessus, nous sommes en pleine réflexion : il faut décider quel texte est applicable, qui intervient parmi les acteurs de la justice et de la police. Il n’y a pas de corpus de droit européen applicable de manière semblable des deux côtés. »

Une ligne portée par deux pays en même temps

Pourquoi la question est-elle nouvelle pour les autorités locales ? Sur les lignes exclusivement françaises, on sait quelles sont les autorités compétentes pour agir, et que faire en cas d’incident. C’est notamment le cas pour la ligne de bus 21, qui allait certes en Allemagne, mais sans poser ces questions, comme l’explique Lioba Markl-Hummel :

« Avec le tram transfrontalier, on n’est pas dans la même situation qu’avec le bus car les trajets seront plus fréquents (toutes les 8 à 12 minutes, ndlr), qu’on va plus loin dans le territoire allemand et que la ville de Kehl est aussi impliquée dans le financement. »

Le tram transfrontalier est en effet plus allemand que la ligne 21 : l’extension de la ligne D est mise en place dans le cadre d’une convention entre l’Eurométropole de Strasbourg et la Ville de Kehl, pour gérer son financement, sa réalisation et l’exploitation.

Le Land de Bade-Wurtemberg et l’Etat fédéral allemand ont cofinancé les travaux à hauteur de 25,2 millions d’euros, plus que l’Etat français et le Département du Bas-Rhin (10,5 millions d’euros). Aussi, l’extension s’intègre dans le réseau de transports de Kehl, puisqu’elle fera partie des lignes que les abonnés allemands pourront utiliser, au même titre que les bus de Kehl et environs.

Incidents, interpellations et vidéosurveillance

Les autorités devront se mettre d’accord sur des procédures concrètes : s’il y a un incident, un délit commis dans le tram en France, qui interpelle l’auteur à l’arrivée ? Est-ce en fonction de sa nationalité, d’où il est parti, d’où il a commis son délit, ou à quel endroit il arrive ?

Lioba Markl-Hummel évoque des sujets supplémentaires, en-dehors des délits en eux-mêmes :

« Il y a également la question des droits du contrôleur. En outre, les règles sont différentes pour l’utilisation de la vidéosurveillance, alors il faut se mettre d’accord, décider si on va fonctionner comme en France ou comme en Allemagne. »

En France, la vidéosurveillance est autorisée et généralisée dans les lieux publics et dans les transports publics. Elle est utilisée sur le réseau strasbourgeois. En Allemagne, elle n’est autorisée que dans les lieux publics où une délinquance accrue aurait été constatée.

Et qu’en est-il du contrôle aux frontières alors, rétabli ponctuellement sur le trafic routier à l’entrée du pont de l’Europe côté français ? Jochen Sohnle, professeur de droit public à l’Université de Lorraine et spécialiste des questions transfrontalières explique que, pour le coup, il n’y a pas de questions à se poser :

« Lors du passage à la frontière, il n’y a plus de contrôles des personnes (accord de Schengen), sauf situation d’urgence et suspension provisoire de cet accord (comme c’est le cas actuellement du côté français). Mais le contrôle des personnes présentes dans le tram, lors de leur passage à la frontière, ne change pas de nature du fait qu’il y aura un tram. Les mêmes règles que pour les passagers de bus et des véhicules individuels, pour les cyclistes et les piétons s’appliquent. »

Le droit européen gère la responsabilité civile

Il faut aussi envisager ce qui peut se passer en matière de responsabilité civile en cas de dommages. D’après Delphine Porcheron, docteure en droit international privé, des règles sont de toute façon déjà établies par le droit international :

« Selon les situations, il y a soit des règlements de l’Union Européenne qui s’appliquent, soit des Conventions internationales. Par exemple, si le tram renverse un piéton en France, on se réfère au règlement européen Bruxelles 1-bis et la Convention de La Haye pour déterminer la juridiction compétente. Aussi, ce n’est pas toujours le même juge compétent pour un dommage. Si le tram prend feu en France par exemple, et qu’il explose en Allemagne, la victime peut choisir le juge du “fait générateur du dommage”, ou le juge du dommage. Alors le pays de la loi qui s’applique pourrait être différent que celui du juge. »

Pour le reste, la justice et la police des deux pays avouent être encore en train de mener la réflexion, alors que le premier trajet de la nouvelle ligne D est samedi. Mais le procureur l’assure :

« Ce sera prêt au moment de l’arrivée du tram. »

C’est l’essentiel.


#tram vers Kehl

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