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Contraints de frauder ou de se regrouper, les jeunes travailleurs peinent à se loger

Les tensions sur le marché des locations de petites surfaces sont telles à Strasbourg que les jeunes actifs peinent à se loger, même avec des ressources suffisantes. Beaucoup doivent mentir sur leur statut ou se résoudre à rester en colocation…

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Contraints de frauder ou de se regrouper, les jeunes travailleurs peinent à se loger

William, jeune alsacien de 25 ans, a terminé ses études en mai 2021. Il décide alors de s’installer à Paris pour devenir photographe. En quête d’un studio, il passe un mois et demi à envoyer des dizaines de messages par jour et à faire le tour des agences, en vain. Pendant cette période, il comptabilise une soixantaine de non-réponses et des dizaines de refus qui le poussent à prendre, à contrecœur, la décision de rester à Strasbourg, et à mettre son projet parisien entre parenthèses.

Mais dans la capitale alsacienne, les refus s’enchaînent également. À chaque fois, les agences et les propriétaires lui répondent qu’il n’est pas solvable ou qu’ils ont priorisé un meilleur profil – mentionnant parfois explicitement, « quelqu’un en contrat à durée indéterminée (CDI) ». Parallèlement à ses recherches, William accepte un contrat à durée déterminée (CDD) de trois mois, payé au SMIC, dans une entreprise de téléconseil strasbourgeoise. Un job alimentaire dans l’unique but de renforcer son dossier de demandeur de logement :

« J’ai pris la difficile décision de rester à Strasbourg, parce que je me suis dit que, dans une ville plus petite, ce serait réglé en une semaine. Mais l’échéance du bail de mon logement étudiant se rapprochait, les semaines passaient et je ne trouvais toujours rien. J’ai commencé à vraiment avoir peur, parce que je n’avais pas de point de chute, nulle part où rentrer. Ma famille n’avait pas de place pour m’accueillir. Si je ne trouvais pas de logement, je risquais de vraiment finir à la rue. »

Fin août, la boule au ventre, il fait ses cartons et quitte son logement étudiant. N’ayant toujours rien trouvé au bout de deux nouveaux mois de recherche, il se tourne vers ses amis qui acceptent d’entreposer chez eux une partie de ses affaires et de l’accueillir quelques nuits :

« Je dormais sur des canapés, avec mes cartons à droite à gauche. Je ne voulais pas trop déranger, alors j’essayais d’alterner entre différentes personnes. J’appelais des amis, parfois j’en croisais qui me proposaient de m’héberger quelques nuits. Il y a eu des jours où je me disais que j’allais passer la nuit dehors, puis quelqu’un m’accueillait à la dernière minute. C’était épuisant mentalement, je passais tout mon temps libre à la recherche d’un toît. C’est très frustrant de devoir vivre dans ces conditions, alors qu’on est en capacité de payer un loyer. Mon CDD venait même d’être prolongé par une promesse de CDI à ce moment-là. Mais ça n’a pas eu d’incidence sur ma recherche parce que dans les faits, j’étais toujours en CDD. »

Mieux vaut être étudiant qu’en CDD

Ellana (prénom modifié), jeune journaliste pigiste dans l’audiovisuel, fraîchement diplômée, s’est également heurtée à des refus catégoriques devant sa situation professionnelle. Elle travaille depuis juin et gagne environ 2 300€ par mois. Début septembre, elle s’est lancée dans la recherche d’un T1 ou d’un T2 pour un loyer de 550€. Dès son arrivée à Strasbourg, ses amis lui recommandent de se faire passer pour une étudiante en lui expliquant que ce sera beaucoup plus simple de trouver un appartement avec ce statut. Elle note leurs conseils, mais décide de contacter tout de même quelques agences en tant que salariée :

« Je n’avais pas du tout envie de mentir mais j’ai compris en quelques semaines qu’avec mes contrats à la journée, ça allait être quasiment impossible de trouver un logement. Les agences me disaient non au cas par cas, selon les exigences des propriétaires : ils veulent soit quelqu’un avec un CDI ou des étudiants avec de bons garants. Mais il y en a d’autres qui refusaient mon dossier d’entrée de jeu, parce qu’elles savaient qu’elles n’auraient rien pour moi. Il y en a même une qui m’a répondu que je devrais plutôt faire une demande de logement social. »

Ellana a fini par trouver le logement qu’elle souhaitait en falsifiant son dossier. Pour son agence, elle étudie en deuxième année de master à la fac Photo : ACC / Rue89 Strasbourg / cc

Une démarche qui lui semble incohérente, au vu de son salaire qui correspond à plus de quatre fois le montant des loyers auquel elle postule. Sa famille n’habitant pas à Strasbourg, elle dort chez une amie. Au bout de trois semaines, elle emprunte alors le certificat de scolarité d’une de ses amies pour le mettre à son nom :

« Je suis redevenue une étudiante sans revenu, en gardant le même garant. Avec ce dossier, les agences m’ont tout de suite proposé des visites. »

La faute aux assurances…

À chacun de ses rendez-vous, la jeune femme stresse, sachant qu’elle va devoir mentir si on lui pose des questions. Pour faire bonne figure, elle se renseigne sur sa soit-disante date de rentrée, sur les cours qu’elle pourrait suivre et tente de se rassurer :

« Le risque officiel est élevé, car ce que je fais peut-être assimilé à du faux et usage de faux, ce qui peut aller jusqu’à 3 ans de prison et 45 000€ d’amende. Mais dans les faits, je me dis que personne ne va vérifier tant que je paie correctement mon loyer. »

Cette différence de traitement entre les jeunes travailleurs considérés comme titulaires de contrats précaires et les étudiants découle souvent des compagnies d’assurances. Certains propriétaires et agences sont contraints de présenter un locataire solvable selon leurs critères. Or, les assurances font une nette distinction entre un étudiant, supposé avoir peu ou aucun revenu et auquel on demande principalement d’avoir des garants solides, et des travailleurs pour lesquels les garants ne suffisent plus.

Pour la Maif, par exemple, la GLI (Garantie Loyer Impayé) ne fonctionne pour un locataire salarié que s’il possède un CDI, hors période d’essai, avec un salaire 2,8 fois supérieur au loyer, un CDD d’une durée minimum d’un an à partir de la date d’entrée dans le logement ou s’il travaille à son compte depuis au moins deux ans, à chaque fois avec un salaire 3 fois supérieur au loyer. Des critères qu’on retrouve presque à l’identique chez la plupart des assureurs.

Les Garanties loyer impayés, de la Maif ou de Lelynx.com par exemple, ne fonctionnent pas si le locataire a un contrat précaire Photo : ACC / Rue89 Strasbourg

… ou à un marché déséquilibré

Des propriétaires et certaines agences ont cependant choisi de ne pas souscrire d’assurance. Nicole (prénom modifié) est propriétaire avec son mari d’un deux-pièces de 43 m² à Schiltigheim qu’elle loue pour un loyer de 510€, toutes charges comprises, et se justifie :

« Je ne suis pas contre le fait de prendre quelqu’un en CDD, mais je vais forcément favoriser le dossier qui me semble le plus solide. Et dans le lot, il y a toujours des personnes en CDI. Avec plus de 800€ de prêt à rembourser tous les mois, je ne peux pas me permettre d’avoir des impayés. »

À Strasbourg, la demande de logement individuel de type studio ou deux pièces est largement supérieure à l’offre. Frédéric Mérian est propriétaire d’une douzaine d’appartements dans la ville, du studio au F4. Il a l’habitude de passer par Le Bon Coin pour louer ses biens :

« Quand je propose un studio, je reçois plus d’une dizaine de demandes dans la journée. Ça monte jusqu’à 30 ou 40 réponses par jour au mois d’août et de septembre, avec l’arrivée de nouveaux étudiants qui cherchent le même type de biens. »

Même constat dans les agences immobilières. Il est courant de recevoir cinquante demandes pour une offre de location. « C’est beaucoup, sachant que la location est fréquemment signée à la première visite. Les personnes qui viennent voir l’appartement cherchent souvent depuis des mois. Ils ne peuvent pas se permettre d’hésiter parce qu’il y a de grandes chances que la personne qui visite après eux dise oui tout de suite », résume Sophiane Eder, négociatrice chez B2W Immo.

La galère, même en colocation

Face à la pénurie des locations de petites surfaces, les jeunes se résignent de plus en plus à vivre en colocation après leurs études, et tant pis pour leurs envies d’indépendance. Frédéric Mérian le constate :

« Avant, je louais mes F3 ou F4 à des couples avec enfants. Maintenant, je suis souvent contacté par un groupe de trois ou quatre jeunes, étudiants ou débutant dans le monde du travail. »

Depuis le début de l’année 2021, Frédéric Mérian a loué un quatre pièces à Alexis, Julien et Martin pour 980 euros. Les deux premiers sont en CDD, le troisième en CDI et ils perçoivent en moyenne un salaire proche du SMIC, autour de 1 200 euros nets chacun. Vivant encore tous chez leurs parents à 23 ans, ils avaient envie de prendre leur indépendance. Leur mise en colocation doit leur permettre de partager les frais et d’avoir accès à une autre partie du marché locatif, en visant des appartements plus grands, aux loyers plus élevés mais surtout plus disponibles. Pourtant, eux aussi ont eu beaucoup de mal à trouver un toit, malgré leur optimisme de départ, se souvient Alexis :

« On cumulait un peu les tares : une colocation de trois jeunes hommes, tous sur le marché du travail depuis peu de temps. En plus de notre situation professionnelle précaire, on nous a souvent fait des sous-entendus sur notre hygiène. Il y a encore l’idée forte selon laquelle des jeunes garçons qui vivent ensemble sont mal soignés, voire sales et qu’il y a plus de risques qu’ils dégradent le bien. Après quatre semaines de recherches intensives et une trentaine de refus, on a dû se rendre à l’évidence : alors qu’on pensait trouver en quelques semaines, il nous a fallu plusieurs mois de recherche. Quatre pour être précis. »

Un laps de temps pendant lequel les exigences des trois hommes ne cessent de diminuer. Eux qui s’étaient fixé un loyer maximal de 1 000 euros par mois visitent des logements à 1 200 euros, ils envisagent de prendre un quatrième colocataire, élargissent leur zone de recherche et finissent par accepter un appartement dans lequel une des chambres est très petite : « On voulait une grande pièce pour le salon, donc il ne restait qu’une pièce de 7 m² pour la troisième chambre. J’ai fait une concession parce que je n’en pouvais plus de chercher. J’ai dit que je dormirais là », se remémore Alexis.

Alexis, Julien et Martin logent aujourd’hui dans l’un des appartements de Frédéric Mérian. « Je les ai pris parce que nous avons eu un bon feeling lors des visites », explique-t-il Photo : ACC / Rue89 Strasbourg / cc

« J’avais l’impression d’emmerder les agences »

Pendant leur recherche, les trois colocataires multiplient les interlocuteurs, passant des agences aux sites qui mettent directement en lien avec les propriétaires. Beaucoup de bailleurs les refusent d’office parce qu’ils sont en colocation, un propriétaire leur donne même un accord verbal puis se rétracte quand d’autres locataires proposent de payer un loyer plus élevé. Et lorsqu’on leur propose enfin des visites, les appartements sont souvent en mauvais état ou en travaux. Jusqu’à l’expérience de trop qui a dégoûté Alexis des agences :

« L’une d’entre elles nous a fait visiter un appartement à la Meinau. Les toilettes étaient très sales, des prises sortaient des murs dans la salle de bain, il y avait des tâches noires très suspectes sur les radiateurs électriques… Nous avons dit qu’on pouvait envisager de le prendre s’il y avait une remise aux normes avant. La personne de l’agence nous a répondu que ce serait à nos frais et nous a clairement fait comprendre que, si l’appartement n’était pas dans cet état, on ne nous l’aurait jamais proposé. »

Un manque de considération ressenti également par William qui a dû rester à Strasbourg et renoncer à sa carrière de photographe pour l’instant. Il ne compte plus les fois où on lui a promis de le rappeler sans le faire, les messages, les mails restés sans réponse :

« Quand j’allais directement en agence, j’avais l’impression de les emmerder. J’angoissais déjà beaucoup de ne rien trouver, mais avec leur manque d’empathie, c’était comme si les personnes sur qui je comptais pour me sortir la tête de l’eau m’enfonçaient encore plus. Sans logement, je risquais de perdre mon travail et de devenir le précaire qu’ils voyaient en moi. »

Après quatre mois de recherche, la moitié du temps à Paris, l’autre à Strasbourg, William a fini par trouver un studio à 450€. S’il le trouve convenable, il sait que trois personnes se sont déjà succédées dans le logement en seulement un mois et demi. Il préfère rester sur ses gardes, l’appartement pourrait avoir un important défaut…


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