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Manque de place, de moyens et de formation : la protection de l’enfance à bout de souffle

Un documentaire sorti en janvier sur les défaillances du système de protection de l’enfance a défrayé la chronique en France. Rue89 Strasbourg a voulu savoir ce qu’il en était dans le Bas-Rhin, en interrogeant les professionnels. Ils dressent le portrait d’un système à bout de souffle, tout en voulant relativiser une enquête “à charge”. Un constat confirmé par le Département, en charge de ce secteur.

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De nombreux enfants confiés à l'ASE auraient besoin de suivi particulier ou de soins psychiatriques (Photo Julie Ketersz / FlickR / CC)

Interrogé dans l’émission Pièces à conviction du mercredi 16 janvier, Lyes Louffok, membre du Conseil national de la protection de l’enfance, affirme avec assurance qu’au moins un foyer dysfonctionne dans chaque département. Le reportage dépeint un système à bout de souffle, où les violences, le personnel mal formé, le manque de places et de suivi pour les majeurs s’empilent, sur fond de manque de moyens.

Le documentaire

De plus en plus d’enfants, de moins en moins d’argent

Dans le Bas-Rhin, le nombre d’enfants confiés au Conseil départemental (CD 67) est passé de 2 233 mineurs en 2010 à 2 593 en 2018 (+16%), dont 440 mineurs non-accompagnés (MNA, c’est-à-dire des mineurs étrangers arrivés seuls sur le sol français). D’après un rapport de la Cour des Comptes, les dépenses pour la protection de l’enfance du CD 67 sont passées de 74,6 millions d’euros en 2011 à 87 millions en 2016 (+16% aussi). Dans le même temps, les dotations de l’État, (24% des recettes du CD 67), ont baissé de 9,7%.

Dans le département, 17 Maisons d’Enfants à Caractère Social (MECS) sont éparpillées. Même Philippe Meyer (LR), vice-président du Conseil Départemental en charge de la protection de l’enfance, reconnait un manque de places :

“Entre le nombre de mesures de placement décidées par la justice et le placement effectif, il y a un décalage. 80 enfants sont actuellement en attente de mesures de protection, et cela peut durer plusieurs semaines. Mais cela ne concerne que certains enfants qui ne sont pas en totale rupture, qui ne sont pas en danger dans leur famille.”

Le documentaire de France 2 dénonçait des placements en hôtels, laissant des jeunes de 15 ans désœuvrés dans leur chambre, seuls. Philippe Meyer (LR) assure que ce n’est pas le cas aujourd’hui dans le Bas-Rhin. Mais il regrette que cela soit arrivé :

“On a effectivement connu des situations avec des enfants dans les hôtels, ce qui n’est pas terrible pédagogiquement…”

Ne pas recruter, ou baisser ses standards

Ce manque de place se manifeste par des structures pleines à craquer. À Bischheim, le Château d’Angleterre, établissement éducatif et pédagogique, accueille 260 jeunes pour 256 places, ainsi que 36 jeunes en accueil de jour. Parmi ces jeunes, il y a 150 MNA.

La surpopulation complique la vie dans les structures, débordées et manquant de moyens et de personnel. Philippe Meyer assure que les établissements recrutent des professionnels, mais le directeur du Château d’Angleterre, Philippe Wehrung, précise la réalité des choses :

“On a du mal à recruter, y compris chez les cadres, car c’est un travail avec des contraintes 365 jours par an et 24h sur 24. En plus, l’aide à la personne, ce n’est pas valorisé. Le besoin d‘être bien formé, les difficultés que les jeunes peuvent poser, la pression économique de manière générale sont aussi des éléments qui empêchent de bien recruter. Donc il nous est arrivé de recruter des personnes qui n’ont pas la formation, c’est une réalité partout.”

Le Château d'Angleterre, comme de nombreux établissements assurant des missions de protection de l'enfance, est plein à craquer. Son Directeur demande des moyens supplémentaires et une réflexion sur le système (Photo Roland Burckel / Wikimedia commons)
Le Château d’Angleterre, comme de nombreux établissements assurant des missions de protection de l’enfance, est plein à craquer. Son Directeur demande des moyens supplémentaires et une réflexion sur le système. (Photo Roland Burckel / Wikimedia commons)

Philippe Meyer indique que le Département lance une campagne pour essayer de susciter des vocations d’assistant familiaux. En attendant, le manque de moyens et de personnel rend difficile la prise en charge de jeunes. Ce qui engendre des situations de violences, comme l’explique Philippe Wehrung :

“Avec les adolescents, c’est toujours un travail compliqué, ils n’ont pas eu un parcours facile. En plus, les parcours de placement sont souvent relativement longs. Il faudrait que les éducateurs soient en capacité de répondre à tout, mais ils sont mal ou non-formés.”

Des violences aussi dans le Bas-Rhin

Philippe Meyer concède que le département n’est pas exempt de situations de violences :

“Il y a effectivement des problèmes, il y a parfois des jeunes filles qui tombent dans la prostitution, il y a souvent des enfants qui se battent entre eux, on a déjà été amené à déplacer un enfant. Il peut y avoir des jeunes agressifs avec les professionnels. On met parfois en place des “séjours de rupture”, hors de France. Il est aussi arrivé qu’il y ait des soupçons d’attouchement de la part d’assistants familiaux. Il arrive, malheureusement, que dans le doute, on retire des enfants de leurs familles d’accueil. Mais c’est rarissime, et je peux vous affirmer que nous n’avons pas de situations d’enfants tabassés comme le documentaire le décrivait. J’ai visité des foyers, ce ne sont pas des prisons.”

Philippe Wehrung tempère aussi la situation :

“La situation est beaucoup plus complexe que ce que le documentaire décrit. Tout dépend de la taille de l’établissement et du public. Il faut rappeler qu’on accueille des jeunes laissés pour compte, qui ne trouvent pas leur place dans le système scolaire ou de santé.”

Dans cette optique, des filles de la maison Saint-François d’Assises à Strasbourg ont aussi diffusé une vidéo musicale sur leur quotidien, pour changer le regard sur les foyers et ceux qui y habitent.

Des besoins psychiatriques laissés sans réponse

L’Aide sociale de l’Enfance du Bas-Rhin doit faire face à un problème croissant : les besoins psychiatriques. Environ 20%, soit 551 enfants placés sont bénéficiaires d’une reconnaissance, soit 7 fois plus que dans la population générale. Mais ils se retrouvent dans les mêmes structures que les autres enfants. Philippe Meyer pointe un “désengagement de l’État” :

“Ces jeunes vont dans des Maisons d’Éducation à caractère sociale au lieu de structures de santé (type MDPH ndlr), c’est scandaleux. Même si on a des médecins qui suivent les jeunes, il y a un travail de spécialiste à faire, ce qui n’est pas le métier des éducateurs.”

Philippe Wehrung pointe l’ampleur de la problématique, qui concerne des jeunes à une période déjà difficile de leur vie :

“En l’absence de moyens conséquents, il est très compliqué d’avoir un partenariat avec les acteurs de la santé. En France, la psychiatrie est sinistrée. Chez nous aussi, des jeunes relèvent de la psychiatrie et auraient besoin de soins. Mais on n’y répond pas.”

De nombreux enfants confiés à l'ASE auraient besoin de suivi particulier ou de soins psychiatriques (Photo Julie Ketersz / FlickR / CC)
De nombreux enfants confiés à l’ASE auraient besoin de suivi particulier ou de soins psychiatriques. (Photo Julie Ketersz / FlickR / CC)

Trouver des solutions, sortir du gros collectif, mieux accompagner

Face à ces problématiques, le Département propose par exemple une aide par la Maison territorialisée de Haguenau, rattachée au Foyer Départemental de l’Enfance. Dans de meilleures dispositions, elle accueille des enfants de 3 à 12 ans, où les fratries ne sont pas séparées. La perspective est de les “sortir du collectif classique” et de tendre vers un projet personnalisé, comme l’explique Nadia, coordinatrice des agents éducatifs, qui estime qu’il ne faut pas résumer la protection de l’enfance à ses difficultés :

“Chez nous, les jeunes peuvent accueillir des copains et vont à l’école du quartier. Ils sont préservés du “flux” du foyer de l’enfance. On subit aussi le manque de moyens, matériels notamment, mais on essaye de tisser un lien de confiance avec les enfants et les parents.”

Elle explique que l’équipe développe de nouvelles approches éducatives :

“On travaille la communication non-violente. Les jeunes expriment leur mal-être autrement, on est là pour recueillir les émotions, par le sport, par l’art… Il y a des espaces de paroles aussi. Il faut pointer ce qu’ils réussissent à faire, et non se heurter aux difficultés.”

Elle concède qu’il faudrait un meilleur accompagnement personnel, « presque du sur mesure ». Mais au moins à la MECS de Haguenau, Nadia explique que le personnel est qualifié et bénéficie de formation continue, ce qui évite une roulement permanent des salariés.

Suivis alternatifs et au-delà de la majorité

Des lois ont permis des alternatives au placement en collectif : le “placement à domicile”, l’accueil de jour, le suivi renforcé avec structure d’hébergement de repli, “au cas où”. Le Département a aussi développé un “réseau solidaire” pour que des particuliers puissent accueillir des MNA.

Le documentaire pointait aussi la réalité des jeunes majeurs, en avançant que 40% des SDF de moins de 25 ans seraient des anciens enfants placés, et que 70% des jeunes sortiraient de l’ASE sans diplôme.

Mais Philippe Meyer assure que les jeunes majeurs ne sont pas laissés à l’abandon :

“Quand le jeune approche de ses 18 ans, on observe sa situation et selon le cas, il peut bénéficier d’un contrat jeune majeur, jusqu’à ce qu’il puisse payer un loyer. Bien sûr, on ne peut pas dire que tous s’en sortent sans problème, mais en Alsace, on a la chance que certaines formations en CAP ou BEP soient déficitaires en candidats.”

Le foyer Charles Frey à Strasbourg fait partie des 17 Maisons d'Enfants à Caractère Social du Bas-Rhin (Photo Valentin R. / Wiimedia commons)
Le foyer Charles Frey à Strasbourg fait partie des 17 Maisons d’Enfants à Caractère Social du Bas-Rhin (Photo Valentin R. / Wiimedia commons)

Un secrétaire d’Etat à l’enfance : de l’espoir à la méfiance

Pour adresser ces défaillances, le gouvernement a annoncé fin janvier la nomination d’un Secrétaire d’État dédié à la protection de l’enfance, le député LREM Adrien Taquet, ainsi qu’une stratégie pour la protection de l’enfance .

Une nouvelle plutôt bien accueillie par les professionnels qui appellent surtout à une réflexion de fond en comble. Philippe Wehrung relève le côté historique de la décision :

“C’est une vraie reconnaissance de l’urgence du chantier, puisqu’on n’a pas eu de secrétariat d’Etat dédié à cette question depuis l’entre-deux guerres. Je suis à la fois plein d’espoir, et en même temps, ce n’est pas une personne qui va tout changer. »

La stratégie doit être élaborée pour l’été 2019.


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