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Quand le Tout-Colmar a cru à Marguerite Bauer et à ses milliards

En faisant miroiter l’héritage d’un riche père américain, une parfaite inconnue est parvenue à se faire remettre des enveloppes par le Tout-Colmar. Pendant plus d’un an en 1967, elle a multiplié les promesses à grands renforts de faux documents.

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En ce début du mois d’octobre 1967, la météo est particulièrement clémente en Alsace. À Colmar, les températures oscillent autour des 20°C. Pas un nuage à l’horizon… Du moins en apparence. Le bruit court qu’une tempête va s’abattre sur la ville. Les phénomènes attendus ? Une pluie de désillusions et un horizon bouché pour pléthore de porteurs de projets et cupides en tous genres.

Quand la foudre s’abat, c’est la douche froide : « Les six milliards de Marguerite n’existaient pas ! », comme l’annonce Paris Jour dans son édition du 12 octobre. Le lendemain, le périodique titre cette fois : « Les cinq sous de Marguerite lui ont rapporté des milliards ».

Avec un aplomb sans faille, ladite Marguerite – patronyme Bauer – a réussi pendant un peu plus d’un an à se tailler une place de choix dans les salons bourgeois de la cité haut-rhinoise. On l’invite. On l’écoute. On la charme, alors qu’elle n’était encore qu’une parfaite inconnue quelques mois plus tôt.

Raymondo de Cealdi, ce très cher papa américain…

Rares sont ceux qui connaissent son nom de jeune fille, en l’occurrence Rabot, ou encore qu’elle est d’origine parisienne et qu’elle a exercé le métier de femme de ménage. Aucun ne sait qu’elle a déjà abusé de la gentillesse des anciens.

Marguerite raconte partout qu’elle s’apprête à toucher des millions de francs, en héritage de son père naturel, un riche américain répondant au nom de Raymondo de Cealdi.

Pour accréditer son histoire, la jeune femme ne s’interdit rien et surtout pas les faux en écriture. Dans la pénombre de son petit appartement, à l’aide d’une simple machine à écrire, elle ajoute des « 0 » sur un bon de versement de la Banque de France afin de transformer son montant de 10 francs en 10 millions de francs. Elle le présente ensuite à qui veut le regarder et même aux autres. Tous n’y voient que du feu. Idem lorsqu’elle exhibe un faux avis de crédit de 25 millions de francs suisses. L’argent brûle les doigts autant que la rétine.

Pas de beauté fatale

« Ce n’est pas comme on aurait pu le croire une femme fatale, à la beauté tapageuse, aux formes suggestives et au regard troublant », écrit le journaliste Bernard Fischbach dans ses Histoires troublantes et criminelles d’Alsace (Ed. du Rhin, 1985) :

« Bien qu’on lui prête une vie amoureuse un tantinet agitée, Marguerite a le profil d’une dame patronnesse dont la taille s’est arrondie à cause d’un penchant immodéré pour la pâtisserie. Seules des lunettes de soleil qu’elle porte en permanence remettent quelque peu en cause son image de “bonne dame” paisible et gentille. »

Hélicoptères et foot pro

Avec de tels documents dans son sac et la promesse d’intérêts conséquents une fois son héritage touché, il n’est pas difficile pour Marguerite Bauer de se faire prêter ou confier de fortes sommes. Les enveloppes sont d’autant plus remplies et nombreuses qu’elle laisse miroiter d’importants retours sur investissements.

Elle persuade, par exemple, un industriel d’Île-de-France de créer une usine d’hélicoptères à Colmar. On la contacte de Suisse et d’Angleterre pour lui proposer de placer ses billes dans de juteuses affaires. Un notaire joue des coudes pour gérer les fonds qu’elle recueille…

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Marguerite Bauer ne recule devant rien. Pour preuve : elle laisse entendre qu’elle va être très généreuse avec le club de foot des Sports réunis de Colmar afin de lui permettre d’inscrire une équipe en championnat professionnel. Faute de subventions et de sponsors nécessaires, les joueurs n’ont pas évolué à ce niveau depuis 1949. Dans les tribunes et les vestiaires, l’opportunité est trop belle pour ne pas lui ouvrir les portes…

Trois ans de prison pour avoir fait rêver tout Colmar

Problème : au bout de quelques mois, ne voyant pas le moindre centime revenir, certains de ses soutiens commencent à s’interroger. Un industriel parisien saisit la justice, faute de ne pouvoir encaisser un chèque promis de plus de deux millions de francs. La supercherie vole en éclat.

Alors que de faux documents sont retrouvés au domicile de la jeune femme lors d’une perquisition, celle-ci avoue ses mensonges devant la police judiciaire. La fortune de Raymondo de Cealdi n’est qu’un miroir aux alouettes, tout comme son existence d’ailleurs.

Même l’époux de Marguerite, garçon de café, clame y avoir cru. Mythe ou réalité ? « Marguerite Bauer et son mari auront pu mener une vie de milliardaires sans s’être donné la peine de l’être », estime le journaliste Dominique Jamet dans son ouvrage « Chaque jour est un jour J » (Paris, 1969).

Poursuivie pour escroquerie et faux en écriture, Marguerite Bauer comparaît en juillet 1969 devant le tribunal correctionnel de Colmar. À la barre, elle peine à expliquer ses motivations, évoquant juste l’existence d’une fille adoptive qu’elle voulait gâter. L’ombre de la mythomanie plane sur les débats.

« Viser le plus gros : l’héritage »

L’ampleur exacte de ses détournements reste un mystère. Et pour cause ! De nombreuses victimes de son arnaque ont préféré rester dans l’ombre pour ne pas être, en outre, se retrouver honteuses. Marguerite Bauer écope de trois ans de réclusion, une condamnation confirmée en appel quatre mois plus tard. Elle n’a plus jamais fait parler d’elle ensuite.

« Les escrocs sont les romanciers de leur propre vie », écrit, neuf ans après les procès, l’académicien Jean Dutourd :

« Ce qui est étonnant, c’est qu’ils se copient souvent les uns les autres, et que personne ne s’en aperçoit. À croire que les braves bourgeois plumés sont comme les lecteurs de mauvaise littérature : on peut leur raconter à satiété le même conte de fées, ils ne s’en lassent pas, ils l’écoutent toujours avec une ingénuité d’enfant. Le cas de Marguerite Bauer, de Colmar, est caractéristique. Dans la conception de son escroquerie, elle n’a pas finassé, elle ne s’est pas mis la cervelle à la torture ; elle a été tout droit au plus gros, au plus connu : l’héritage. »

Essai « Les Matinées de Chaillot » (Editions SPL)

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