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Au Neuhof, un relogement dans la douleur à la cité Lyautey

Près de 80 foyers d’un quartier près de l’ancien hôpital doivent être relogés avant la démolition de leurs immeubles à l’horizon 2023. Un processus vécu dans la souffrance par certaines familles, entre flou sur leur avenir et, d’après elles, mépris du bailleur social.

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Au Neuhof, un relogement dans la douleur à la cité Lyautey

« C’est toute notre vie qui change, on veut choisir où on va habiter ! », s’exclame Sabah, trentenaire, mère de trois enfants. Elle habite un appartement de trois pièces, rue de Sarlat au Neuhof. Le bâtiment se trouve non loin de la rue des Canonniers, juste à côté de l’ancien hôpital Lyautey. Son immeuble est un logement social, qui sera détruit à l’horizon 2022. Elle montre trois barres d’immeubles en écartant les rideaux de la fenêtre de son salon : elles subiront progressivement le même sort, d’ici 2023.

Le bailleur social qui gère les immeubles, Habitation moderne, est chargé de les reloger mais Sabah ne sait pas où, ni quand :

« On n’a aucune date officielle de début du chantier, ni de date butoir à laquelle on sera relogé. Ils nous ont peut-être donné des dates au début, à la réunion d’informations avant le premier confinement, mais on n’a pas de nouvelles depuis. »

Sabah garde tous les échanges avec le bailleur social, dont elle juge qu’il la met sous pression (Photo DL / Rue89 Strasbourg).

Selon les prévisions d’Habitation moderne (indiquées dans le « Journal de relogement urbain du Neuhof »), la phase de relogement de la rue de Sarlat (numéros 8 à 10, 12 à 14 et 24 à 26) aurait lieu depuis le mois de juillet 2020 et jusqu’en décembre 2022. Les premiers à être relogés, aux numéros 20 et 22, doivent l’être d’ici décembre 2021. Plusieurs familles sont déjà parties. Habitation moderne n’a pas répondu à nos sollicitations.

« On ne sait pas où on sera à la rentrée »

Sabah ouvre la porte de son appartement aux pièces exiguës. Seul le salon est plus grand. Il est décoré de photos de famille et doté d’un canapé confortable. À peine le temps d’évoquer le relogement de Sabah que la sonnette retentit. C’est Saliha, du numéro d’à côté. La jeune quadra, mère de quatre enfants, n’aura de cesse d’acquiescer au récit de sa voisine. Parfois, elles parlent toutes les deux en même temps, sans s’arrêter. L’angoisse est palpable chez Saliha :

« On ne sait pas où on sera à la rentrée de septembre, si ma fille va changer de collège, ou si elle devra le faire au milieu de l’année scolaire. »

Elles racontent que le relogement est sur toutes les lèvres du quartier, qu’elles perçoivent le stress de leurs voisins quand elles les croisent. Sabah propose d’aller faire le tour des immeubles.

Ces deux immeubles seront détruits d’ici 2023 (Photo DL/ Rue89 Strasbourg).

L’ensemble « Les Kerguelen », situé juste à côté de l’immeuble des Sabah, évoque plutôt l’autre nom de cet archipel méconnu de l’océan indien : les « Îles de la Désolation ». Les façades sont délavées, un peu de linge qui sèche aux fenêtres y met de la couleur. Les quelques arbres font pâles figures à côté du béton. Sur le parking entre les deux blocs, Annie (le prénom a été changé), fonctionnaire bientôt à la retraite, rejoint la petite troupe. Elle attend qu’une voiture passe la prendre pour faire les courses. Elle a le temps de discuter un peu, et partage les mêmes peurs que Saliha :

« Je vis avec mon mari qui a arrêté de travailler suite à des problèmes de santé. On est dans une telle incertitude. Depuis plus d’un an, on se demande si ce sera le dernier été qu’on vit ici, puis le dernier Noël. »

« Je vais vous faire une troisième proposition, et ce sera la porte »

Comme tous les riverains, Annie a dû remplir un formulaire avec ses souhaits pour son futur logement : quartier, nombre de pièces, loyer, rez-de-chaussée, petit jardin… Le bailleur social doit ensuite leur faire 3 propositions. Mais Sabah et ses voisines déplorent que rien ne corresponde à leurs choix :

« On m’a proposé un 4 pièces au Stockfeld, mais j’avais demandé une petite maison ou un rez-de-jardin, pour changer de mon appartement du 3e étage. Ensuite on m’a montré un duplex vers le lycée Oberlin, mais pas loin d’un foyer pour SDF. J’avoue qu’en tant que femme seule avec trois enfants, je ne m’y sentirais pas en sécurité. »

Saliha hoche la tête vigoureusement :

« C’est pareil pour moi ! On m’a proposé une maison au Neudorf, mais les pièces étaient petites. Ensuite, on nous a proposé la Montagne Verte. Mais je ne connais personne là-bas, et mes enfants vont au collège et au lycée ici au Neuhof. »

Saliha craint que la chargée de relogement ait compté cette offre comme une deuxième proposition refusée. Car en cas de refus des trois propositions, les habitants ne peuvent plus bénéficier de la procédure du relogement. Ils risquent l’expulsion.

Une dame âgée, qui souhaite rester anonyme, raconte qu’elle s’est entendue dire par la chargée de relogement : « Vous avez refusé deux propositions, je vais vous en refaire, une que je sais que vous allez refuser, et ce sera la porte ». Sa fille était avec elle lors de ce rendez-vous. Elle confirme ces propos.

À ce sujet, Sabah dégaine son téléphone portable. Elle a gardé tous les échanges de mails avec Habitation moderne. La chargée de relogement y insiste sur l’extrait du texte de loi selon lequel Sabah ne bénéficiera plus du « droit au maintien dans les lieux », si elle exprime trois refus. Elle l’a vécu « comme une menace ». Elle raconte ce sentiment d’être un problème embêtant, dont on veut se débarrasser rapidement, et cela lui pèse au quotidien : « On veut juste être respectées », explique-t-elle, aux côtés de ses voisines, qui acquiescent. « On se sent comme de simples numéros, des dossiers qu’ils veulent classer au plus vite ».

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Car au-delà de l’incertitude sur l’avenir, c’est la procédure qui mine leur moral, explique Sabah. Elle attend des nouvelles d’Habitation moderne depuis deux mois. Saliha depuis cinq mois, quand la chargée de relogement lui avait laissé un message vocal lui demandant de la rappeler rapidement :

« Je me suis dit qu’il s’agissait peut-être de la troisième proposition, j’étais très anxieuse. Je l’ai rappelée mais elle n’a pas répondu pendant 10 jours. Quand je l’ai enfin eue, elle m’a dit qu’elle ne « savait plus pourquoi » elle avait appelé. Pour moi, Habitation moderne fait juste preuve d’incompétence. »

Aïcha, descendue de son 4e étage, au même immeuble qu’Annie, opine du chef. Cette femme plutôt discrète écoute ses voisines, avant d’ajouter qu’elle a trouvé elle-même un six pièces au Neudorf qui serait idéal pour sa famille de cinq enfants. Elle attend une réponse d’Habitation Moderne depuis deux mois :

« Je perds un peu patience car je devrais être prioritaire, puisque je bénéficie de l’ACD (Accord collectif départemental, dispositif qui vise à faciliter le logement de certaines personnes précaires, ndlr). Je suis arrivée il y a deux ans ici, on m’avait dit que je n’y resterai qu’un an. J’attends encore. »

« Ça fait 32 ans que je suis là »

Au début, Annie, la doyenne du petit groupe, hésitait à nous parler. Mais elle n’y tient plus : elle pointe du doigt un secteur à quelques centaines de mètres. Elle y a repéré un 3 pièces dans un lot qui sera livré à l’automne, et en a parlé à Habitation Moderne. La chargée de relogement lui a signifié qu’elle passerait en commission en octobre. Elle s’indigne :

« C’est moi qui l’ai trouvé, pourquoi on ne me l’attribuerait pas ? On est vraiment déconsidéré. Sinon, on m’a proposé d’aller à Hautepierre, mais ça fait 32 ans que je suis là ! J’ai mon médecin, mon jardin ouvrier, les jeunes du quartier me connaissent et m’aident pour les courses. On ne change pas de vie comme ça ! Ça se voit qu’ils n’en ont rien à faire de notre état psychologique. »

Refusant d’envisager un autre logement social que celui qu’elle a repéré, elle a commencé à chercher dans le privé. Elle en est revenue désespérée des critères demandés, et du mépris des propriétaires :

« Ils nous demandent de gagner 3 fois le loyer… Et en général, dès que je donne le nom de mon mari algérien, je n’ai plus de nouvelles. »

« On est des illettrés »

« C’est le même mépris du côté d’Habitation moderne », renchérit Sabah. « Ils nous traitent comme ça parce qu’on vient d’un quartier, on est des « illettrés » pour eux. Pourtant, on n’a jamais posé de problème, pas un retard de loyer, rien ».

Selon les habitantes, des résidants de cet immeuble regrettent d’être partis trop vite (Photo DL/ Rue89 Strasbourg).

Le ciel se voile en ce début du mois de juin. Sous les premières gouttes qui tombent, les riveraines continuent à vider leur sac, heureuses d’être écoutées. Elles constatent toutes que la chargée de relogement leur reproche leur entêtement, et leur a signifié qu’il y avait peu de logements qui entraient dans leurs critères. Pour Saliha, Sabah, Aïcha et Annie, il s’agit simplement de choisir où elles vont habiter, « comme des gens normaux », dit Saliha sur un ton amer :

« Tout ce qu’ils nous proposent nous coûtera plus cher. La maison au Neudorf était à 995€. Aujourd’hui, notre loyer est de 500€, dont 300€ sont pris en charge par l’APL. Je suis prête à payer plus, mais autant avoir du confort, non ? J’ai deux grands garçons, puis une collégienne et une petite de 4 ans. Chacun a droit à son intimité. »

Elle aimerait d’autant plus monter en gamme qu’elle subit l’assaut de cafards dans son appartement, tous les deux mois, même après traitement : « Je veux être sûre de tomber sur un truc bien : tant que je n’aurais pas de coup de cœur, je ne bougerai pas ! Même si je suis la dernière du quartier ».

Sabah aimerait éviter une situation trop pénible si des restrictions sanitaires devaient à nouveau s’imposer : « Mon aîné a besoin de sa chambre, de son propre bureau. Ici, au premier confinement, l’école à la maison, c’était l’enfer ».

Le début de la cité Lyautey, le long de l’ancien hôpital du même nom (Photo DL / Rue 89 Strasbourg).

Annie ressent le besoin de se justifier également. Elle aimerait une pièce supplémentaire pour accueillir ses petites-filles. Elle craint de se retrouver dans un appartement plus petit, de devoir se débarrasser de meubles :

« Il paraît qu’une fois la proposition acceptée, on a un mois pour déménager. On a quand même investi toute une vie dans certaines petites choses, un lit, une belle armoire. On ne sait pas si on pourra garder tout cela. Même les gens qui ont refait leur cuisine ou leur salle de bains eux-mêmes, c’est triste qu’ils soient obligés de partir après ces efforts pour embellir leur foyer. »

Relogés trop vite ou trop lentement

Plusieurs familles ont déjà été relogées, dont certaines seulement à quelques rues de là. Les voisines s’interpellent avec une complicité propre à ceux qui partagent des soucis communs depuis plusieurs années : « Tu sais que ceux du troisième étage regrettent d’avoir accepté trop vite ? », demande Annie à Sabah en pointant l’immeuble en face du sien. « Ce sont des retraités, ils avaient peur d’une troisième proposition moins intéressante que les autres, et qu’on les mettrait dehors sans rien. Ils ont accepté d’aller à la cité Mâcon, ils payent 800€, et ils ont des rats ».

Ses interlocutrices renchérissent en rappelant que d’autres ont été relogés dans des appartements qui n’étaient pas encore finis, en plein travaux. « Ils en ont pleuré », affirment-elles.

À l’inverse, elles ont vu quelques familles partir dans de nouveaux logements rue de Plobsheim, qu’elles jugent corrects, et ne comprennent pas comment s’est fait l’attribution. Sabah avait mis le Neudorf dans ses critères et ne s’est pas vue proposer ces logements.

Le « chauffeur » d’Annie arrive. Elle balbutie un « Bref, voilà quoi », monte dans la voiture et disparaît après avoir déversé toutes ses angoisses pendant de longues minutes. Soudain, le petit groupe manque de mots.

Une impuissance résumée par le haussement d’épaules de Rafik, à la fenêtre du rez-de-chaussée de l’immeuble de Saliha. Lui et ses parents n’ont reçu aucune proposition d’Habitation Moderne pour l’instant. L’homme entre deux âges « ne sait pas trop quoi dire » sur la procédure de relogement, à part que « c’est long. Très long. »


#habitation moderne

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