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Quand des victimes rencontrent des auteurs de violences conjugales

À Strasbourg, de mai à juin 2018, des victimes de violences conjugales et des condamnés, sans liens directs, se sont retrouvés face-à-face. Échanger, ne pas juger, c’est le principe de la justice restaurative. Cette procédure, prévue par la loi Taubira de 2014, est encore nouvelle en France. Comment réparer au-delà de la peine ? Comment réintégrer la société, réapprendre à vivre, après avoir été auteur ou victime ? Retour sur cette expérience avec les acteurs concernés.

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Quand des victimes rencontrent des auteurs de violences conjugales

« C’est la première fois que je vivais quelque chose d’aussi fort émotionnellement. » Lisa Colombier, étudiante en sociologie, se souvient parfaitement de sa participation à un programme de justice restaurative. Pendant six semaines, de mai à juin 2018, trois auteurs et trois victimes de violences conjugales se sont retrouvés dans une salle mise à disposition par la Ville de Strasbourg. Objectif : chercher à comprendre, à réparer, à dépasser leur statut et à voir si vivre ensemble, en société, est à nouveau possible.

Lisa a participé à ce programme en tant que citoyenne. À côté du binôme d’animateurs formés pour mener le projet, elles sont deux étudiantes à assister aux séances, « à hauteur des participants, pour leur montrer que la société s’investit avec eux. »

Tahar Khmila, juriste et médiateur social, et Carole Santa Maria, conseillère pénitentiaire,
ont préparé et animé les rencontres. (Photo MC / Rue89 Strasbourg)

Préparer la rencontre

La première rencontre est souvent perçue comme une possible confrontation. Les animateurs reçoivent donc chaque participant plusieurs fois, pour s’assurer que les deux principes de la justice restaurative soient respectés : le consentement des interlocuteurs et la reconnaissance des faits de violence.

Lors de ces entretiens individuels, Carole Santa Maria, conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation et Tahar Khmila, alors juriste à l’association d’aide aux victimes Viaduq 67, travaillent sur les attentes et les motivations de chacun :

« Il ne peut pas y avoir d’attitude vindicative. Il n’est pas question de contester le procès ou de revenir sur la peine. Il faut vérifier qu’aucune question ne mettra mal à l’aise les victimes ou les auteurs de violences. Nous n’avons retenu que 3 victimes sur 5. L’une d’entre elles a constaté qu’elle n’était pas prête. Elle ne cessait  de pleurer, l’histoire était trop récente. »

Poser un cadre rassurant

Ces entretiens sont aussi l’occasion de poser un cadre rassurant, de rappeler la stricte confidentialité des échanges. Cehan (le prénom a été modifié), 34 ans, condamné à 18 mois de prison dont 10 mois ferme, a trouvé finalement qu’il devenait « facile de parler. En connaissant les accompagnants, on est à l’aise. On écoute et à force, on ajoute notre histoire. »

Lors de la première rencontre, chacun a un temps de parole équilibré pour raconter son récit. Sonia (le prénom a été modifié), 33 ans, se souvient:

« Quand les auteurs ont commencé à parler, je me sentais très mal, je retournais trois ans en arrière… mais je voulais rester. Doucement, j’ai commencé à me dire : “Je ne suis pas toute seule.” »

« Les paroles des autres m’ont aidé à mieux comprendre » se confie Sonia.
(Photo: MC/Rue89 Strasbourg)

Au-delà du procès

Sonia avait déjà rencontré d’autres victimes de violences conjugales. Quand la jeune femme a réussi à quitter son mari, après plusieurs mois de torture psychologique et physique, elle a trouvé de l’aide auprès d’associations comme SOS Femmes Solidarité, notamment pour échapper à la rue. Mais les échanges avec des auteurs lui ont permis une autre réparation :

« Un des auteurs pleurait beaucoup, je me suis rendue compte qu’il n’était pas tranquille. Nous, les victimes, on lui a fait se poser des questions. Lors de la dernière rencontre, j’ai réalisé que c’était eux qui avaient besoin d’aide. Au début j’avais l’impression qu’ils me regardaient de haut et là, les choses s’étaient inversées. »

Un énorme pas en avant, après un procès express qui l’avait laissée abasourdie. Quand elle en parle, ses yeux soudain écarquillés soulignent l’absurdité de la situation. L’interprète qu’on lui avait proposé – car à l’époque Sonia était en France depuis un peu plus d’un an et maîtrisait mal le français –  ne se présente pas lors du jugement : elle se retrouve à baragouiner en anglais et n’a la parole que quelques minutes. Son ex-mari est condamné à trois mois de prison avec sursis et 300 euros d’amende. Pour la conseillère pénitentiaire Carole Santa Maria, « le procès juge des faits, l’émotion n’y a pas sa place. La justice restaurative crée un espace où l’on peut tout dire. »

« Comment j’aurais pu faire autrement ?« 

Les deux parties arrivent avec un grand besoin de comprendre. « Je voulais rencontrer des gens qui avaient vécu les mêmes choses que moi, rapporte Cehan, voir si j’étais à côté de la plaque. J’ai réalisé que même les auteurs sont victimes de leurs actes. »

Bastien Nemett, psychologue du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), voit dans la justice restaurative une thérapie. Cette dernière permet aux auteurs de violences de réfléchir aux répercutions de leurs actes sur leur propre vie et celles des victimes :

« Les victimes interrogent : “pourquoi tu frappes ?” Puis elles se posent la question : “A quel moment j’aurais pu intervenir, partir… ? Pourquoi je reproduis telle situation ?” Elles se posent aussi des questions sur la prison, le bracelet électronique, la mise à l’épreuve… Certains auteurs peuvent avoir tendance à minimiser la gravité des faits en se demandant : “comment j’aurais pu faire autrement ?” C’est un mécanisme de défense très humain pour pouvoir vivre avec ce qu’on a fait. Le but de l’expérience est de travailler sur ces “autrement” possibles. »

Le psychologue Bastien Nemett intervient après chaque rencontre pour débriefer
avec les animateurs. (Photo MC / Rue89 Strasbourg)

Cehan a justement appris à « faire autrement. » À sa sortie de prison, il revoit sa femme et sa fille en cachette, malgré son bracelet électronique et son interdiction d’entrer en contact avec elles. Aujourd’hui, ils vivent toujours ensemble :

« La justice restaurative m’a permis de prendre du recul. J’ai compris que je ne pouvais plus fonctionner ainsi. Depuis tout petit je berce dans la violence. Ma mère a quitté mon père quand j’avais 8 ans. Elle est partie en France avec mon frère et ma sœur et m’a laissé seul avec mon père. Je pensais tout le temps à eux. Au bout de deux ans, mon père a été condamné et emprisonné pour trafic de drogue, j’ai retrouvé ma mère à ce moment-là mais elle était devenue comme une étrangère. Je lui en ai fait baver, je cherchais la bagarre, je faisais des conneries…

La justice restaurative m’a plus aidé que tous les psy que j’ai pu voir. C’est plus facile de parler avec des gens qui ont vécu des expériences similaires même si les parcours sont différents. Cela déclenche une remise en question, qu’on le veuille ou non. »

Sonia a trouvé un travail et refait sa vie :

« Le mal n’est pas passé à 100% mais j’ai gagné beaucoup de choses. Un matin j’ai entendu de la musique et je me suis mise à danser, je me sentais bien dans mon corps. Les rencontres m’ont permis de réaliser que j’étais une femme forte d’être sortie de cette situation, tout simplement parce que les participants me l’ont dit. »

Lisa Colombier a également senti beaucoup de bienveillance au fur et à mesure des échanges: « C’était incroyable: les victimes donnaient des conseils aux auteurs et les auteurs rassuraient les victimes. »

Gérer l’après

Après la sixième et dernière séance, les participants retournent dans leur vie, chacun de leur côté. Cehan le regrette : « On commençait à être un groupe soudé et puis ça s’arrête, c’est dommage. » « Bien sûr qu’on a envie de savoir comment ça se passe pour eux après, précise Carole Santa Maria, mais la justice restaurative doit rester une parenthèse. » Le psychologue du SPIP enchaîne :

« C’est un travers du travail social, de vouloir faire “à la place de”, il faut pouvoir lâcher prise. La justice restaurative permet un travail d’autonomisation et de responsabilisation. Quand le groupe s’arrête, il y a une frustration, mais c’est aussi parce que le groupe a fait office de société, donc c’est que ça marche. Il faut ensuite transposer ça à l’extérieur… »

Quel avenir pour la justice restaurative à Strasbourg ?

Malgré cette première expérience concluante pour les participants, la deuxième mesure lancée en 2019 n’a pas abouti. Cette dernière portait sur tous les types de violences volontaires commises sur autrui. La justice restaurative est un droit mais qui reste méconnu. Bastien Nemett le regrette:

« Au Québec ou en Belgique, les victimes et les auteurs demandent à participer et les séances sont organisées en fonction. En France, on est encore dans une démarche pro-active : ce sont les acteurs judiciaires et sociaux qui proposent et doivent trouver des participants.« 

Or, le recrutement n’est pas simple. Au sein des associations de victimes, il peut y avoir une certaine méfiance envers cette nouvelle approche. Tahar Khmila qui a travaillé 10 ans chez Viaduq raconte :

« Quand on suit des victimes, l’idée de leur faire rencontrer des auteurs passe mal. On craint une “revictimisation”, sachant qu’elles ont déjà commencé une reconstruction… C’est une vraie difficulté. »

Même écho du côté du SPIP, les équipes ne sont pas forcément bien informées. « On a encore du travail à faire en interne, sur comment construire les choses ensembles. De plus en plus de gens sont formés à la justice restaurative à Strasbourg, il faut poursuivre dans ce sens. » Pour les deux organisateurs, Tahar Khmila et Carole Santa Maria, « l’intérêt est évident pour toute la société civile. »


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