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Avec une performance sans public et dans les bibliothèques, Merhyl Levisse tente l’art en distanciel

Malgré la fermeture des lieux de culture, le Service universitaire de l’action culturelle de l’Université de Strasbourg poursuit sa saison, consacrée cette année au thème de l’anthropophagie. Premier événement de 2021, l’accueil de l’artiste Merhyl Levisse en résidence. Photographe et plasticien, il se penche sur ces nouvelles contraintes et imagine une œuvre privée de son public. Entretien.

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Avec une performance sans public et dans les bibliothèques, Merhyl Levisse tente l’art en distanciel

Mehryl Levisse est en résidence à Strasbourg. Le plasticien, danseur expérimenté, réalise une curieuse performance, sans public : Erster Solotänzer. Un danseur de l’Opéra national du Rhin dans deux bibliothèques. Pas un spectateur, mais des caméras et la diffusion d’un film, condensé de la danse, pendant les Nuits de la lecture du 21 au 24 janvier. C’est l’occasion de plonger dans le geste d’un artiste qui délaisse le spectaculaire pour travailler minutieusement les impressions du quotidien.

Rue89 Strasbourg : Vous composez des photographies où des personnages masqués sont mis en scène dans des espaces clos. Le corps est toujours le point d’attention de vos photographies. Que vous évoque cette thématique Anthropophagie : le goût de l’autre ?

Mehryl Levisse : L’anthropophagie est un des premiers thèmes sur lesquels j’ai travaillé. Le cannibalisme, la sorcellerie, les rituels, et comment on s’approprie le pouvoir et l’âme de l’autre dans les rites anthropophages des communautés africaines. Tout cela est présent dans mon travail, via les rituels et les croyances. Effectivement, je pars d’un travail sur mon corps, sur mon identité, mais beaucoup de choses viennent s’y greffer. Je considère que mon corps est plutôt universel. C’est un matériau neutre que je peux adapter. Je fais des productions non-genrées, car je travaille sur l’identité et la construction de soi.

L’absence de visage déshumanise aussi le corps et peut le rendre inquiétant. (Photo Mehryl Levisse)

Je pense que mon corps peut être n’importe quel corps, car, avec tout un tas d’artifices, je peux le transformer. Il devient familier. Depuis ma première mise en scène photographique, je crée des espaces clos, sans ouvertures, portes ou fenêtres qui permettraient au regard de fuir vers un arrière-plan. Comme on est sur des espaces avec des papiers peints et du mobilier récupéré, il y a une impression très réelle. Ça permet de donner cette sensation que la scène se joue en permanence, que les corps y sont enfermés dans une espèce de quotidien, condamnés à rejouer éternellement la même situation. Les corps présentés sont souvent dénudés et masqués dans des postures qui font penser, quand on regarde la mise en scène photographique, que l’action ne ne s’est pas encore déroulée ou bien qu’on est en retard. La présence du spectateur est suggérée en permanence.

Mes créations ne sont pas du tout théâtrales, même si je reprends des codes du théâtre puisqu’il y a des prothèses, des artifices, des faux planchers, des faux murs, tout un tas de trucages. Je ne retouche aucune de mes images. Tout est réel, y compris les éclairages. Donc ce sont de très longs processus de mise en scène, d’essais de postures.

Quel est votre processus de création ? Comme vous travaillez seul, vous devez multiplier les allers et retours entre la scène et l’appareil photo.

Un élément posé dans la mise en scène, c’est une photographie. Puis je vérifie en fonction du cadre. Si l’objet est posé au bon endroit, il reste, sinon je le modifie encore. Je fais en général 800 images. Parfois, j’ai déjà une posture en tête, parfois j’ai le décor mais pas la posture, et donc, je cherche. Il y a ensuite un long travail de choix pour savoir quelle photo est la bonne.

Mehryl Levisse se sert habituellement de son propre corps comme objet d’art (Photo de Mehryl Levisse)

Est-ce que votre passion pour les masques signifie que vous pensez qu’il est nécessaire de cacher le visage pour rendre un corps universel ?

Exactement. Je pense que ça joue sur deux axes qui se complètent : d’abord cacher l’identité du modèle, car le corps qui est photographié est une vraie identité, dans son environnement, dans son espace. Et ensuite, en plus d’anéantir cette identité réelle, le masque permet au regardant de se projeter dans l’image, à la place du personnage qui est mis en scène.

Le masque et le costume sont extrêmement présents dans mon travail depuis le début. Même au- delà ils m’ont toujours fasciné. Le masque de cérémonie ou le masque de carnaval et tout ce qui en découle : les rassemblements communautaires, les rassemblements sportifs où l’on grime son visage aux couleurs d’un drapeau, toutes ces mises en scène du corps dans une communauté permettent de créer une espèce de bloc.

D’habitude, pour gommer le genre vous invisibilisez tous les marqueurs d’identification. Mais cette fois-ci pour Erster Solotänzer, vous jouez sur des marqueurs très forts mais qui créent un contraste.

C’est un danseur de l’Opéra du Rhin, Pierre-Émile Lemieux-Venne, qui porte un costume de petit rat d’opéra. Comme mes personnages ont toujours un parallèle avec une identité personnelle, il était important que Pierre-Émile et moi fassions à peu près les mêmes gabarits. J’avais envie de travailler sur la couleur de mon corps, cette couleur chair. Je me suis intéressé à l’académique de danse classique. Cette combinaison couleur saumon, qui depuis toujours est standardisée pour des corps à peau claire, et pas à peau noire. Le costume est composé d’un masque, d’un corset, d’une jupe, de ballerines et de gants. C’est un costume très féminin, mais porté par un danseur qui a une apparence fortement masculine. Je voulais que ce soit un corps plutôt musclé. Il est important pour moi que, malgré cette couleur rose très genrée du costume, on puisse se questionner. C’est vraiment un personnage fait de dualités.

Pourquoi avoir choisi de placer ce personnage dans deux bibliothèques, en ces temps de fermeture culturelle ?

Les bibliothèques ont une fonction, de silence, de culture et de devoir. En venant y placer un personnage de ballet, c’est un premier dialogue qui va se créer, et on va voir ce que ça va donner. J’ai créé un personnage, qui est ce costume, et j’ai envie de lui laisser une liberté. Hormis quelques plans cinématographiques que nous avons travaillés, je veux que la chorégraphie soit libre. Il est important que lui aussi s’approprie ce personnage, via sa gestuelle de danseur de ballet. Il va donner vie à ce personnage que nous avons pensé à deux. C’est important, car si je délimite une chorégraphie il y aurait peu de marge de manœuvre.

Le geste du danseur s’associe au désir de naturel du chorégraphe. Le liberté du mouvement prime sur le reste. (Photo de Teona Goreci)

Vous avez prévu deux performances de 4 heures chacune, à la Bibliothèque nationale universitaire et à celle du Cardo. Comment allez-vous transmettre ces films au public ?

Oui, on va se retrouver avec 8 heures de rushes. Cela va servir à monter un film, plutôt réduit, car j’ai conscience que le temps de concentration d’un spectateur face à une œuvre vidéo est court. Ce film de 15 minutes sera diffusé en ligne pour les Nuits de la Lecture, du 21 au 24 janvier. L’idée c’est que la performance existe, et que cette vidéo en est une trace. La performance ce n’est pas la vidéo. Elle s’est passée, sans public, dans ces bibliothèques.

Dans cette résidence, vous avez rencontré la plus terrible des contraintes pour un artiste : être privé de son public. Comment faites-vous face ?

C’est mon nouveau travail, depuis le confinement et avec tout ce que le Covid a mis en place à la fois dans la vie des artistes, à la fois dans la non-possibilité et dans notre société. Ça fait presque un an qu’on est confinés, que le contact de l’autre est impossible, qu’on porte des masques, qu’on ne peut pas se rassembler. Les supermarchés sont ouverts mais les musées sont fermés.

La solitude du corps résonne dans la bibliothèque vide. (Photo de Mehryl Levisse )

Du coup je me suis intéressé à une question qui était là dans mon travail sans jamais que je m’y consacre : est-ce que le regard du spectateur donne une valeur à une œuvre d’art ? Est-ce que la Joconde est la Joconde parce que le regard de l’humanité a décidé que c’était un chef-d’œuvre, ou est-ce que l’œuvre se suffit à elle-même ? Je pense qu’une œuvre n’est pas faite pour être stockée. Tous les artistes produisent pour être vus, donc le regard d’un spectateur est très important. Est-ce qu’une performance sans public est toujours une performance ?

En plus de cette performance, votre résidence prévoit l’affichage d’une de vos photographies sur le mur de l’Atrium, un bâtiment de l’Université de Strasbourg, bien que les conditions climatiques aient retardé sa mise en place.

Oui, en 10 mètres sur 7. Une photographie qui s’appelle L’Oisivore, tirée d’un triptyque, Anthropophage et carnassier. Il traite de la nourriture et de comment on se nourrit de l’autre. D’un point de vue intellectuel, dans un rapport humain, mais aussi nourricier quand il s’agit de manger l’animal ou le végétal. Cette photo est assez libre d’interprétation, avec un personnage en slip, sur un lit, entouré par un tas de plumes. Il y a toujours cette idée de se nourrir de l’autre et cette ambiguïté qui suggère que nous sommes ce que nous mangeons.

Le costume, classique sur une scène d’Opéra, semble prendre de l’âge lorsqu’il se place dans un espace inhabituel. (Photo de Teona Goreci)

Que ce soit avec la photographie que vous faites en solitaire ou avec cette performance dans les bibliothèques, vous semblez vouloir garder de la distance avec vos spectateurs.

Je ne suis pas devenu danseur car le rapport avec le public est quelque chose d’un peu compliqué pour moi. Je ne me sens pas à l’aise d’être ainsi mis en scène. Lorsque je présente des traces photographiques, des performances, des installations, la production a été faite en amont. Il n’y a pas cette immédiateté avec le public qui me perturbe énormément. Dans mes performances, je fais performer pour moi, et ça me permet en permanence d’ajuster, de gérer plutôt que de me mettre en danger.


#Opéra national du Rhin

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