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Comment j’ai failli devenir un vendeur polyvalent de Primark

Annoncé depuis des mois, l’ouverture d’un magasin Primark dans le centre de Strasbourg a déjà suscité de multiples réactions. Retardée par le confinement, l’ouverture de l’enseigne de vêtements discount n’a toujours pas de date officielle. Mais la procédure de recrutement a été effectuée dès janvier et Tristan Kopp était parmi les candidats.

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Comment j’ai failli devenir un vendeur polyvalent de Primark

Ce matin du samedi 18 janvier, je me dirige vers l’hôtel Mercure de la place de Bordeaux, un quatre étoiles à deux pas du Palais de la Musique et des Congrès. Je suis ici pour candidater en tant que « vendeur polyvalent » chez Primark. La marque irlandaise de prêt-à-porter cherche à recruter ses futurs employés en vue de l’ouverture de son magasin strasbourgeois. L’inauguration était prévue pour le 16 avril, elle sera repoussée sine die en raison de la crise sanitaire.

Première étape : passer au tamis de la docilité

Parvenir jusqu’à ce hall est déjà une forme de réussite. Deux semaines plus tôt, lundi 6 janvier, j’ai dû remplir, en plus des habituels CV et lettre de motivation, un questionnaire en ligne atypique : huit situations avec à chaque fois quatre propositions. Il ne fallait pas se contenter de donner une bonne réponse, mais également d’indiquer la proposition qui semblait la plus mauvaise.

Ainsi, lorsque l’énoncé m’a indiqué que je voyais l’un de mes collègues en train de voler un article, la bonne réponse était évidemment de le dénoncer immédiatement et la plus mauvaise était de feindre l’ignorance. De même, une question m’a situé face à un manager me demandant de décaler ma pause repas pour finir une tâche. Me drapant dans ma servitude volontaire, j’ai répondu avec ferveur que j’acceptais sans souci et que la mauvaise réaction aurait été de refuser.

Capture d’écran du mail envoyé automatiquement par Primark.

J’ai du répondre habilement, car je fus retenu pour les entretiens à l’hôtel Mercure. Ainsi, convoqué par un mail élogieux, me voici dans ce hall, au milieu d’une vingtaine de mines sombres chargées d’appréhension. Celles et ceux qui sont là ont déjà dû prouver leur docilité, mais l’écrémage continue.

On prend ma carte d’identité, mon CV et je signe un registre. Un peu de patience, puis nous sommes amenés par groupes de dix le long des hauts couloirs cossus, jusqu’à un salon de réception redécoré pour l’occasion en salle de briefing. Chaises en plastique, vidéoprojecteur. Une femme en tailleur noir ne se présente que par sa fonction, « chargée de recrutement à Primark. »

Deuxième étape : adopter la cool attitude de Primark

Ce premier moment a pour but, nous dit-on, de présenter la marque. Pourquoi pas. Bien qu’il est probable que nous connaissions déjà l’enseigne où nous postulons. Très vite, au lieu de nous donner des informations, la manageuse commence à contrôler nos connaissances. Comme une enseignante face à une classe d’élèves un peu lents, elle interroge tous les aspects  : « Savez-vous que Primark fait partie du groupe ABF ? Quand a ouvert le premier magasin, dans quel pays, dans quelle ville ? Depuis combien de temps existe l’enseigne ? Combien de magasins y a-t-il dans le monde ? » Certains répondent, gagnant ainsi quelques points de mérite dans l’œil de l’examinatrice. L’employé idéal connait visiblement sur le bout des doigts l’historiographie de la marque.

Ce qui importe aussi à ce moment, c’est de nous marteler la bonne humeur de Primark et sa cool attitude. On nous diffuse un montage de vidéos prises à l’ouverture de magasins. Je contemple d’un œil interloqué des foules en délire faisant une haie d’honneur et de ballons aux premiers clients, forcément chanceux. Petite musique corporate et dynamique, visages heureux, témoignages enthousiastes, chanson anglophone… Le bonheur est partout chez Primark.

La devanture de Primark, sur le quai Kellermann à Strasbourg (Photo PF / Rue89 Strasbourg / cc)

On m’interroge sur ce que j’ai retenu de la vidéo. « Qu’est-ce qui se passe lors des ouvertures, qu’est-ce qu’ils font ? » demande la maîtresse, préoccupée que nous n’ayons pas encore compris que chaque jour était une fête. Puis elle nous demande dans quels magasins Primark sommes-nous déjà allés. Le bon employé doit être consommateur. Il a d’ailleurs droit à 10% sur ses achats, 4 fois par an. Il nous faut aussi répondre à des questions sur les valeurs de l’entreprise (« le contact humain, le respect du client, l’écologie »), sur le visual merchandising (la mise en avant des vêtements dans le magasin).

Les conditions de fabrication rapidement évacuées

À la question « d’après vous qu’est-ce qu’on vend ? », celles et ceux qui se sont aventurés à bafouiller « des chaussures, des pantalons » ont été vivement salués par la manageuse de Primark. On nous fait reluire les millions de chaussettes et de tee-shirts vendus par an, des chiffres qui sont censés augmenter notre désir de participer à la grande machine Primark.

Les engagements envers les clients sont martelés : « prix bas » et « fashion » dans un « environnement grand et lumineux. Nos clients sont au centre de l’attention ». Pas les vendeuses ni les vendeurs, cela va de soi.

Vient le passage délicat où nous sont servis les « engagements éthiques » de Primark. « On n’est pas propriétaires des usines » mais les fabricants ont un « code de conduite » pour que Primark puisse prendre des engagements auprès de l’Unicef. Respect de la planète, contrôle des fournisseurs, gestion des déchets recyclés en sacs de vente, de quoi se plaint-on ? La manageuse nous explique que Primark est membre de l’Ethical Trading Initiative (ETI) depuis 2006, en est le leader depuis 2011, et qu’ils s’engagent donc à ce que leurs produits soient fabriqués dans de bonnes conditions de travail. La manageuse ne mentionne étrangement pas l’effondrement du Rana Plaza en 2013 où 1 127 personnes ont trouvé la mort en produisant notamment des vêtements pour Primark. « Les employés sont respectés » dit-elle avant de nous annoncer fièrement que plus de 5 000 euros ont été collectés en 2019 pour le cancer du sein. Quel pactole pour ce groupe dont le chiffre d’affaires en France a atteint 693 millions d’euros la même année.

Ce qui est important, c’est de comprendre que tous les employés sont une famille. On nous détaille cependant immédiatement un organigramme de la hiérarchie pour rappeler où se situe le poste à venir, que les plus chanceux parmi nous décrocheront : celui de vendeur polyvalent. Ses missions ne sont pas exposées : c’est à nous de les trouver, une manière de contrôler si nous sommes bien préparés à ce qui nous attend. Nous devrons savoir tout faire : réapprovisionnement et gestion des stocks, caisse, nettoyage, conseil en rayon, surveillance… Plus efficace que de former des postes spécialisés. Il faut être « disponible, polyvalent, volontaire, dynamique et enthousiaste. »

Un contrat spécial étudiants… pour travailler les samedis

Trois types de contrats nous sont proposés, du temps plein (35 heures), du temps partiel (25 heures) et un « contrat étudiant » (12 heures), un après-midi dans la semaine plus le samedi. Pour la plage horaire, il faut être disponible de 6h à 21h, du lundi au samedi.

Pour la tenue, le jean est exigé, mais pas blanc car « vous allez vous salir, à la fin de journée, vous ne serez plus présentables donc on demande une couleur foncée. » Et bien entendu « pas de signe ostentatoire, type collier avec une grosse croix ou le voile ». Coup dur pour tous ces gens qui portent des colliers à grosse croix. On nous prévient, pour l’entretien individuel, il faudra se vendre, vendre sa disponibilité, sa motivation et ce qu’on apportera à l’entreprise.

On nous annonce que l’on recevra une réponse à notre candidature courant février 2020. Dans le mail de convocation, on nous demandait pourtant d’apporter une carte d’identité, un CV, une carte vitale pour « établir un contrat si votre candidature est retenue »… C’était donc un pur mensonge.

Deuxième étape : de l’impératif d’être consensuel

Pour mesurer notre capacité à travailler en équipe, voici le moment de l’entretien de groupe. Nous entrons dans une nouvelle salle. Deux tables de cinq. Trois cadres de Primark sont là. Un manager de Lyon, bien propre et dynamique, sourire de publicitaire. La seconde manageuse nous explique le récit de son « aventure Primark » : vendeuse une première fois, promue manageuse à Metz et la voilà avec cette formidable opportunité qu’est l’ouverture du magasin de Strasbourg. Le troisième est encore en formation. Les trois managers feront partie de l’équipe d’encadrement du magasin de Strasbourg.

On nous annonce un exercice pour « respecter la méthode de consensus ». Chaque membre du groupe devra être d’accord sur chaque décision. L’énoncé tombe : « vous êtes sélectionnés pour participer à un jeu similaire à Koh-Lanta. Ça parle à tout le monde Koh-Lanta ? Bien. » Rassuré sur ce point, il poursuit : « Vous êtes sur une île déserte et vous devez survivre. Vous avez une liste de quinze équipements et vous devez en choisir sept en les classant par ordre d’importance. »

Je découvre effectivement une liste où se mélangent matériel de pêche, moustiquaire, rouge à lèvres et eau potable. Alors que nous discutons, les managers tournent autour de nous et commentent nos choix à voix haute.

Penché sur ma fiche, me voici en train de débattre avec un groupe d’inconnus sur la pertinence de prendre un fil à pêche ou une ration de survie sur une île déserte. Derrière moi, « l’aventurière de Primark » enchaîne ses piques, goguenarde, se lamentant que nous n’ayons « pas encore choisi le rouge à lèvres. »

Psychologie de comptoir à tous les étages

Cet exercice absurde est représentatif des pratiques de psychologie de comptoir qui ont inondé l’univers des ressources humaines, à grands coups de team building ou de happiness management ou d’un autre concept dont la principale valeur semble se résumer à l’exotisme de son appellation anglo-saxonne. Il faut acquiescer et se taire. Répondre par un sourire qui se veut naturel aux plaisanteries vaseuses de ces trois managers, d’ores et déjà nos supérieurs. Alors même qu’aucun contrat n’est encore signé.

« La bouteille de rhum a, au minimum, trois utilités, juste comme ça, » nous lance-t-on pendant nos débats. « Quelle est la deuxième utilité du miroir ? » Il faut que l’on comprenne que nous sommes bêtes, et que cette personne, elle, saurait infailliblement faire les bons choix pour survivre sur cette île déserte où, malheureusement pour nous, elle ne se trouve pourtant pas.

Si un tel exercice était réellement conçu pour mesurer notre capacité à travailler en groupe, il serait un échec confinant au ridicule. Cependant si, comme j’en ai l’impression tout en évaluant la pertinence de rajouter une boussole à mon équipement, il s’agit plutôt d’un rite initiatique pour nous inculquer la docilité, c’est une mécanique efficace.

L’exercice dure jusqu’à ce que chaque groupe parvienne à présenter un orateur pour exposer ses choix et les argumenter. Notre groupe passe en deuxième, et, étant le moins anxieux des cinq, c’est moi que les autres désignent pour cette besogne. Mais alors que je me lève, la manageuse aventurière me somme de me rasseoir, avec une délicate formule : « Merci beaucoup de vous être porté volontaire, mais je vais vous inviter à reprendre place. Comme vous postulez tous pour Primark, les journées sont faites d’incroyables imprévus et c’est mademoiselle qui présentera votre groupe », dit-elle en désignant une camarade, visiblement foudroyée par ce revirement.

Fin de l’exercice. Le manager souriant nous demande si on veut « la bonne liste maintenant, la vraie liste. » « Oui » répond d’un chœur enthousiaste le souffle mourant de l’assemblée. Révélation saisissante : « Il n’y avait pas vraiment de liste. Alors pourquoi est-ce qu’on vous a fait faire cet exercice ? »

Toute la subtilité du procédé nous est enfin révélée : « Ce qu’on va demander à nos collaborateurs, c’est de travailler en équipe, gérer des problèmes vous adapter à des imprévus, comme ici. On va vous demander de travailler peut-être dans le rayon à chaussures, ensuite d’aller en caisse parce qu’il y a beaucoup de monde, ensuite d’aller aux cabines pour donner un petit coup de main, ensuite en stock, etc. ». La polyvalence, le maître-mot pour des employés interchangeables.

L’ultime épreuve : savoir se vendre

Troisième étape. Je me retrouve à présent en face d’un « responsable de département » de chez Primark. C’est le début d’un entretien de 50 minutes où je dois me prononcer sur les notions de « leadership, de collectif, de communication non verbale », expliquer mon dévouement et mon enthousiasme. Le point culminant de cet échange fut l’épreuve de la bouteille.

Le recruteur pose une bouteille de San Pellegrino devant moi. Alors que je scrute les valeurs nutritionnelles de cet objet, il m’annonce « je vous dis que la bouteille, elle est orange ». Aïe, que répondre ? Je louvoie, j’essaye de me renseigner sur les conséquences de ma réponse. Il insiste et me demande « ce que vous voyez en apparence ». Je réponds donc en toute honnêteté « je vois une bouteille de couleur verte. »

Léger flottement. Il tourne la bouteille. Stupeur, là, sur l’étiquette, se trouve la petite étoile de la marque, de couleur orange. C’est alors qu’il m’annonce avec gravité une vibrante leçon philosophique : « Aujourd’hui la bouteille elle est verte, blanche, bleue, orange. C’est pour ça que je vous parlais de la globalité de perception des choses. » Je me mords la joue et acquiesce avec tout le sérieux dont je suis capable.

Si j’avais voulu être aussi taquin que les managers sur ce jeu du choix des détails, j’aurais répondu qu’il m’avait demandé la couleur de la bouteille sous mes yeux, pas de l’étiquette hors de ma vue. Mais, soumission toujours, je me suis contenté de saluer avec humilité la clarté de son esprit.

Voilà d’où viennent les affaires de harcèlement

Je ressors de l’hôtel avec un grand soulagement, mais aussi avec un sentiment de crasse qui me colle au cerveau. Voilà ce qui régit l’emploi de tant de gens. Une assemblée de petits chefs qui dirigent leurs équipes comme ils animent leurs réseaux d’amis, dans un environnement délétère fait de copinage, de moqueries, de flagornerie. Une ambiance propice au harcèlement où la hiérarchie, sous forme de valeur absolue, permet de se dispenser du respect le plus élémentaire.

Le récit de mon expérience ne pose aucun jugement sur les clients ou les employés de cette marque. Cette procédure de recrutement expose une mécanique, un idéal de vie, avec lequel on peut ou non s’accorder, mais qui, objectivement, broie les individus dans ses rouages. Je n’ai malheureusement pas eu la chance d’entrer dans cette entreprise pour en étudier les conditions de travail, mais toutes les orientations prises par ce processus de recrutement sont inquiétantes. Les divers abus dénoncés par les employés du Primark de Toulouse sont corroborés par les valeurs et les modes de fonctionnement mis en lumière par cette matinée.

Le processus annoncé de 90 minutes aura finalement duré 2 heures 30. Je ne serai pas retenu, comme me l’annoncera un mail reçu le 8 mars, soit cinquante jours plus tard. Le mail m’informera que mon dossier sera conservé, pour de « nouvelles opportunités ». Il me conseille de rester informé en me rendant sur le site web de Primark, sa page Facebook en en « publiant mes derniers achats sur Instagram @Primark ». « À bientôt dans nos magasins », conclut le mail… qui pense au client avant tout.


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