Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Sans grenade, ni flash-ball et LBD, comment l’Allemagne gère ses manifestations

Les Nations Unies et le Parlement européen ont appelé la France à revoir sa politique de maintien de l’ordre. En cause notamment : « un usage de la force disproportionné. » Les experts de l’ONU et les eurodéputés pointent du doigt les armes utilisées par la police française. Des armes absentes de l’arsenal de la police allemande lors de manifestations de l’autre côté du Rhin.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89 Strasbourg, abonnez-vous.

Plus de 15 000 policiers étaient mobilisés pour le sommet du G20 à Hambourg en 2017 (Photo Thorsten Schröder / Flickr / cc)

« Nous avons la meilleure police du monde. » Voilà ce qu’a répondu Jean-Luc Marx, préfet de la région Grand Est, lors de ses vœux à la presse le 21 janvier, alors qu’une journaliste le questionnait sur les violences policières constatées notamment à l’occasion des manifestations des Gilets jaunes. Cette affirmation fait sourire de l’autre côté du Rhin, en témoigne Jérémie Gauthier, sociologue spécialiste de la police en France et en Allemagne :

« La France a fait office de repoussoir, de contre-exemple pour la hiérarchie policière allemande. Après les émeutes dans les banlieues en 2005, très relayées par la presse outre-Rhin, la police allemande voulait tout faire pour éviter qu’il se passe la même chose en Allemagne. Elle a donc privilégié des stratégies de prévention et de désescalade. »

Plus de 15 000 policiers étaient mobilisés pour le sommet du G20 à Hambourg en 2017 (Photo Thorsten Schröder / Flickr / cc)
Plus de 15 000 policiers étaient mobilisés pour le sommet du G20 à Hambourg en 2017 (Photo Thorsten Schröder / Flickr / cc)

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Fabien Jobard, autre sociologue spécialiste de la police, explique que la France a eu historiquement la même approche :

« Il s’agit pour la police de prendre contact avec les organisateurs de manifestations pour dialoguer en amont du rassemblement. Dans les cortèges, certains policiers sont chargés de communiquer avec les manifestants et d’expliquer l’action des forces de l’ordre. Mais depuis au moins le début des années 2000, la France s’est éloignée de cette doctrine historique de la négociation. »

La police allemande est bien moins armée qu’en France

Une différence majeure entre la France et l’Allemagne réside dans l’armement des forces de l’ordre lors de manifestations. De l’autre côté du Rhin, la police n’a ni lanceur de balles de défense (LBD), ni flash-ball, ni grenade. Pour Fabien Jobard, cela fait une grosse différence :

« Lors du sommet du G20 à Hambourg en 2017, il y a eu des affrontements violents pendant trois jours, avec plus de 200 blessés de chaque côté. Si la police avait eu des flash-ball, ça aurait été un massacre et à Hambourg, personne n’a perdu une main ni un œil… »

En clair, le fait d’avoir des armes incite à les utiliser alors que, selon l’universitaire, elles ne sont pas forcément nécessaires :

« Le samedi 9 février, lorsque des manifestants s’en prenaient aux grilles de l’Assemblée nationale, l’intervention des forces de l’ordre était justifiée. Mais y avait-il besoin de jeter une grenade qui a arraché la main d’un homme ? Je ne pense pas. Les forces de l’ordre sont assez bien équipées pour faire face à ces situations sans ce genre d’armes qui ne correspondent plus à la doctrine de la négociation. »

Ainsi, selon le sociologue, le ministère de l’Intérieur se persuade que les manifestants sont « plus violents et déterminés que jamais » :

« Ces mots reviennent sans cesse dans la bouche des hommes politiques après chaque mouvement social. Du coup, on arme la police en conséquence alors que les manifestants ne sont pas forcément plus violents qu’avant. »

La police française interpelle quand la police allemande résout des conflits

Le rôle que le pouvoir politique donne à sa police a donc évolué entre les deux rives du Rhin. Jérémie Gauthier a étudié les relations entre les forces de l’ordre et la population à Berlin et en région parisienne :

« Là où la police française a surtout pour objectif d’arrêter la petite et la moyenne délinquance, la police allemande valorise surtout la dimension sociale de son travail et la résolution des conflits. »

Cette philosophie se retrouve au niveau du maintien de l’ordre. Fabrice Poli est délégué du syndicat de police Alliance dans le Grand Est. Il a eu l’occasion de participer à des opérations avec la police allemande face à des hooligans dans le Land de la Sarre :

« En France, si quelqu’un allume un fumigène, on va essayer de pénétrer la foule pour interpeller l’individu. En Allemagne, ils se contentent de canaliser, de contenir. Ils ont surtout une posture défensive. Tant qu’il n’y a pas de débordements, ils laissent faire. »

Pour Fabien Jobard, les affrontements qui ont éclaté fin janvier en marge de la « nuit jaune » place de la République à Paris sont aussi révélateurs de la différence entre la France et l’Allemagne :

« Les policiers français se sont évertués à vouloir interpeller le plus d’individus possible, donc forcément ça a été violent. La police allemande les aurait laissés faire leur rassemblement. Dans la nuit elle aurait peut-être sorti les canons à eau et par zéro degré, ça aurait dispersé tout le monde assez rapidement. »

La police française semble donc plus légaliste, mais moins pragmatique que la police allemande.

Plus de moyens et donc de dissuasion en Allemagne

Les forces de l’ordre allemandes ne sont pas soumises aux mêmes contraintes budgétaires qu’en France. En 2018, l’État allemand et les Länder ont investi plus de 19 milliards d’euros pour leurs forces de l’ordre. Ce chiffre atteignait à peine les 13 milliards d’euros dans l’Hexagone. Pour Fabien Jobard, cet écart se fait sentir :

« Quand, par exemple, des groupes d’extrême-droite manifestent en Allemagne, il y a quasiment un policier par manifestant. C’est très dissuasif. »

De la même manière, aux abords des stades de foot, il n’est pas rare de voir la police accompagnée de plusieurs bergers allemands, pour faire passer un message clair aux hooligans.

Entre 2008 et 2018, le nombre de gendarmes mobiles français est passé de 15 200  à 12 800 aujourd’hui. Quant aux CRS, ils étaient 14 000 en 2010 contre 13 100 désormais. Du coup, des unités non-spécialisées dans le maintien de l’ordre, comme la brigade anti-criminalité (Bac), se retrouvent mobilisées lors de manifestations, au plus grand regret de Fabrice Poli du syndicat Alliance :

« Vous avez des jeunes policiers et policières sans aucune expérience du maintien de l’ordre et sans équipement adéquat qui se retrouvent au milieu de guérillas urbaines. Comment voulez-vous que ça se passe bien ? A côté de ça, on a des gendarmes mobiles affectés à la protection d’ambassades, de ministères ou à des patrouilles de la mission vigipirate. »

Les services de renseignements allemands sont plus fournis

Le renseignement territorial français, obnubilé par l’islamisme, n’a rien vu venir du mouvement des Gilets jaunes, ajoute Fabrice Poli :

« Personne n’avait anticipé et n’était prêt à gérer un mouvement aussi hétérogène avec des leaders difficilement identifiables qui s’organisent surtout sur les réseaux sociaux. À cela s’ajoutent des groupes totalement fermés à la négociation, uniquement là pour en découdre. »

Dans ce contexte, les services de renseignement ont un rôle essentiel à jouer et, d’après Jérémie Gauthier, la dissolution des renseignements généraux (RG) en France en 2008 a conduit à une perte de connaissance du terrain et de la capacité d’anticipation des forces de l’ordre.

Le renseignement français a été confié au service central du renseignement territorial (SCRT). Les RG s’appuyaient sur un effectif de 3 200 personnes quand le SCRT a dû faire avec 1 600. Lors du quinquennat de François Hollande, ce contingent est reparti à la hausse et en 2018 le SCRT comptait 2 500 personnes. De leur côté, les renseignements intérieurs allemands (Bundesamt für Verfassungsschutz) rassemblaient 3 200 fonctionnaires en 2018.

Peu de changement à l’horizon

Après la mort de Rémi Fraisse en 2015, tué par un tir de grenade offensive sur la ZAD contre le barrage de Sivens (Tarn), un rapport d’enquête de l’Assemblée nationale pointait le manque de moyens des forces de l’ordre. Mais en aucun cas leur armement n’était remis en cause.

Hasard du calendrier, jeudi 14 février des experts de l’Organisation des Nations unies (ONU) à Genève et les députés européens réunis en session plénière à Strasbourg ont tous deux reproché à la France un usage « disproportionné » des armes dites « non-létales ». « Nous encourageons la France à repenser ses politiques en matière de maintien de l’ordre et encourageons les autorités françaises à ouvrir des voies de dialogue afin d’atténuer le niveau de tension », estiment les trois rapporteurs du texte pour l’ONU.

Pour l’instant, la France investit surtout dans les effectifs de policiers et de gendarmes. Emmanuel Macron a promis d’en recruter 10 000 lors de son quinquennat. Cela profite surtout aux renseignements et peu aux unités de maintien de l’ordre. Sur le plan législatif, l’Assemblée nationale a adopté la loi « anticasseur » le 5 février. Elle donne, entre autres, le droit aux préfets d’interdire à certaines personnes de manifester.


#police

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles
Plus d'options