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Sous les ailes de La Pigeonne, un squat sûr pour femmes et queers

Fin février, des femmes et personnes queers se sont installées dans une maison de Cronenbourg. Le squat est un havre de paix fragile où s’inventent de nouvelles solidarités pour des groupes touchés par la précarité.

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Sous les ailes de La Pigeonne, un squat sûr pour femmes et queers

C’est une rue calme du centre de Cronenbourg, pas loin de la voie ferrée. Une grande maison aux encadrements de fenêtre en grès. Le portail est ouvert. Un flacon de gel hydroalcoolique est posé à l’entrée. Le long du mur, sur des feuilles de couleurs, des dessins de personnages aussi variés que les couleurs de l’arc en ciel. Ils s’embrassent ou s’enlacent « Aimons nous toutes et tous », annonce la légende. Bienvenue à la Pigeonne, « squat d’habitation et d’organisation en mixité choisie (les habitantes refusent la présence d’hommes cisgenre, c’est-à-dire des hommes dont le genre est masculin depuis la naissance, ndlr). »

Première invitation à la Pigeonne

Fin février, des militantes et militants ont investi cette propriété privée, inoccupée et abandonnée depuis 5 ans. Depuis, des femmes et des personnes queers (dont l’identité et/ou l’orientation sexuelle ou affective diffère des modèles dominants) y sont hébergées et inventent une vie en commun. La maison de trois étages accueille aussi des femmes avec enfants ou des personnes réfugiées. Elles étaient auparavant en danger ou en situation de grande précarité. Ce samedi soir, c’est la première fête lancée par les pigeonnes. Des voisins et des soutiens du squat ont été conviés pour un barbecue.

Résidentes, bénévoles et invités de la Pigeonne à Cronenbourg, le squat a ouvert fin février. Illustration: Ariane Pinel.

« Men are compost »

Une odeur de charbon de bois s’échappe du fond de la cour. Tout le monde s’assied le long de grandes tables autour d’une assiette de bretzels. Sous les arbres qui montent haut, des plants de tomates commencent à donner des fruits. A côté, un bac de compost sur lequel est écrit, « Men are trash (les hommes sont des ordures, ndlr) ». Kam (pour des raisons de sécurité, les prénoms ont été changés), 38 ans, explique l’intérêt de la mixité choisie :

« Dans les lieux autogérés et squats, ce sont toujours les hommes qui ont la maîtrise des ressources, du matériel, de la technique, comme dans la société en général, donc ça n’aide pas l’autonomie des autres groupes. L’objectif est de créer des ressources entre femmes et personnes queers. Quelque chose de différent par rapport au monde extérieur où on ne nous apprend qu’à être en compétition et à rester dépendantes des hommes. On veut un lieu par nous et pour nous. »

En quelques mois, des liens ont été créés avec le voisinage et les habitants de Cronenbourg. Illustration : Ariane Pinel.

Kiera, 27 ans, ajoute que dans les hébergements d’urgence ou les squats, les femmes et les personnes queers sont souvent marginalisées. De même, dans la rue, les femmes subissent plus de violences, précise-t-elle :

« Ici elles sont accueillies et on veut leur permettre d’être bien. Ce n’est pas seulement un lieu d’hébergement mais c’est aussi un lieu de solidarité. »

« On sait ce que c’est d’être mis dehors avec violence »

Les pigeonnes préfèrent ne pas communiquer le nombre exact de personnes accueillies. Certaines ne restent pas en permanence. L’idée est aussi de ne pas surcharger les lieux, pour le bien-être de chacun. Les visiteurs sont invités à rester à l’extérieur de la maison pour des questions d’intimité de sûreté. Kam raconte le sentiment diffus d’insécurité qui s’ajoute à des parcours chaotiques :

« On sait ce que c’est d’être mis dehors avec violence. La police est venue, il y a des gens qui tournent autour du squat et qui prennent des photos. C’est oppressant pour les personnes qui vivent ici. »

Difficile en effet de trouver la sérénité et de vivre sous la menace d’une expulsion, encore plus lorsque comme les pensionnaires de La Pigeonne ont connu la violence des coups, celle de la rue ou des situations administratives absurdes, ou toutes à la fois.

Un petit garçon déboule en vélo et annonce joyeusement : « Y a des gens du quartier qui arrivent ». La Pigeonne a distribué des invitations dans les boîtes aux lettres pour la fête de ce soir. Car les clichés sur les squats ont la vie dure. Au départ, les militantes craignaient la méfiance ou les réactions hostiles du voisinage. Mais Kam et les autres ont été agréablement surprises :

« Rapidement, on a rencontré les voisins. Ils ont vu qu’on se débrouillait et qu’on ne dégradait rien. Ils nous entendent rire, ils échangent avec les enfants. Ça met aussi de la vie dans cette rue. Ils ont amené des meubles, ont imprimé des attestations pendant le confinement. On a créé des liens avec d’autres personnes et ça fait du bien ! »

Une solidarité qui émerge

Des commerçants du quartier connaissent désormais les pigeonnes qui nichent pas loin. Ils offrent souvent de la nourriture. Justement, une adolescente revient avec un carton plein à craquer de cuisses de poulet. Un boucher du coin a donné de quoi faire des grillades pour le barbecue.

Carolina est de Cronenbourg aussi. Avec son mari, elle tient une boulangerie près de la gare. Le vendredi, elle vient ici avec les invendus. Aujourd’hui elle rapporte deux carrioles pleines, et c’est distribution de pain : complet, au seigle, aux céréales etc… Et viennoiseries pour les enfants. « Comment tu t’appelles toi ? demande-t-elle à une petite fille à tresses, en lui tendant une brioche. Tiens goûte ça ! C’est bon non ? »

Carolina se présente comme une militante. Elle dit connaître tous les squats de Strasbourg et aider régulièrement ces lieux. Alors que Valises, un trio de musiciens, se prépare à investir l’estrade posée dans le jardin avec guitare, violon et… vielle à roue. Elle décide de rester un peu et de profiter de l’ambiance festive.

Le groupe revisite des classiques régionaux. L’assistance est plutôt timide pour se lancer dans la bourrée à trois temps malgré les invitations à danser. Le train de marchandises qui passe à toute blinde ne couvre pas les sonorités médiévales. Kam, qui a vécu dans plusieurs squats, se réjouit des manifestations d’entraide :

« Il faut qu’une solidarité émerge. Que les gens réalisent que donner 5 euros à quelqu’un qui fait la manche ou aider ce genre de lieux, c’est pareil. Notre survie dépend aussi du soutien des autres, des politiques, des associations ! Si on doit se faire expulser demain, on aura besoin de personnes devant la porte. Toutes seules, on est limitées. »

Pour l’instant, La Pigeonne dépend de dons d’individus ou d’associations. Régulièrement, des besoins sont partagés sur la page Facebook, une caisse PayPal a aussi été ouverte. Des contacts sont par ailleurs en cours avec le propriétaire pour pérenniser le séjour dans la maison.

Zahra, 3 ans de souffrance

Zahra a été seule avec ses galères pendant trois ans. Institutrice dans son pays d’origine, venue en France en vacances, elle tombe amoureuse d’un Alsacien. Le mariage est rapidement décidé et elle le suit dans un village charmant mais très isolé. Très vite, l’idylle au pays des cigognes tourne court : le mari se révèle maltraitant et violent.

Zahra, Kiera et Kam (avec son amoureuse) . Illustration : Ariane Pinel

Après quelques mois, Zahra s’échappe. Elle dort dans la rue, dans un cimetière ou dans un hébergement d’urgence trouvé par le 115, le Samu social. Cette situation très précaire ruine sa santé. Entre-temps, son ex-mari a bloqué son titre de séjour… Elle trouve finalement refuge chez une dame handicapée qui la prend « à son service » en échange du logement. Le travail, non payé, est dur. Le corps finit par lâcher. L’arthrose la paralyse de plus en plus. La dame qui l’héberge commence à son tour à être violente, Zahra n’en peut plus :

« J’ai tenté de me suicider. Je me disais : pourquoi je reste en vie si c’est pour souffrir ? En trois ans de vie ici je n’ai connu que la souffrance ! Et puis je suis venue ici où je suis bien entourée. Elles sont trop gentilles les pigeonnes. Depuis je ne suis presque plus malade. »

Envie de créer autre chose

La plupart des résidentes ont été dirigées vers le squat par des associations qui ne disposent pas de solutions satisfaisantes pour des personnes en grande précarité et en danger. Pour Kiera, travailleuse sociale :

« Vu le nombre de bâtiments vides, ce n’est pas normal qu’il n’y ait pas plus de squats. Pendant le confinement, on a vu que l’Etat pouvait libérer des moyens. Donc quand on nous donne pas de moyens, on les prend ! J’en avais assez de dire non aux personnes qui viennent me voir parce qu’il n’y pas de possibilité de les aider, j’avais envie de créer autre chose. »

Une voiture s’arrête dans la rue. Un homme fait signe, il amène des cageots de pommes et de légumes que les bénévoles entreposent à l’intérieur. Il y a aussi un plateau couvert de pâtisseries, « ce sont des éclairs tchétchènes, décrit une militante, c’est trop bon ! »

L’homme repart, s’arrête pour jeter un regard à l’assemblée, puis arrête sa voiture, « en fait, je vais rester un peu », sourit-il. Un voisin est venu voir aussi. « Installez vous, il y a des boissons et à manger juste là-bas », l’accueille une bénévole. Sur l’estrade, deux adolescentes se lancent dans un karaoké de tubes russes, téléphone portable à la main.

Une chambre à soi

Nathalie, aimerait nous parler mais à l’écart. Peu de résidentes ont voulu se confier ce soir. Selon Kiera, c’est aussi parce que les habitantes passent leur temps à livrer leur histoire, à dire et redire leurs mésaventures aux institutions. Ici, elles apprécient aussi de ne pas se raconter sans cesse, d’exister en dehors de leur parcours heurté.

Nathalie a trouvé un refuge et du répit mais sa situation administrative est bloquée. Illustration: Ariane Pinel

Arrivée il y a un an du Cameroun, Nathalie a fui la persécution des autorités contre les opposants de l’ouest anglophone. Son mari, militant, a été arrêté. Elle aussi a été menacée, puis emprisonnée sans jugement. Son frère a réussi à graisser des pattes pour la faire sortir. Elle est arrivée en France en mars 2019, laissant derrière elle deux filles adolescentes. Depuis, son parcours n’a été qu’une succession de galères :

« J’étais logée par le 115, pour 4 ou 5 nuits. On était plusieurs par chambre. Avec des gens qui parlent au téléphone, ou qui parlent tous seuls, je me réveillais tout le temps… Le matin, avant 9 heures, on était dehors, dans la rue, dans le froid. Ici je dors mieux, il y une bonne ambiance. Je ne me suis pas occupée de la décoration encore mais j’ai des armoires pour ranger mes affaires. »

La mère de famille a trouvé un peu de répit et du soutien dans le nid des pigeonnes. Sa situation administrative est au point mort. Elle n’a toujours pas été convoquée pour sa demande d’asile déposée en mai 2019. Le confinement a encore aggravé son cas. En attente de se voir régularisée, Nathalie ne peut pas travailler :

« C’est très dur pour les femmes à la rue, il faut plus d’endroits où elles puissent se sentir en sécurité, se confier. C’est encore pire pour celles qui ont des enfants. »

Que l’écologie soit aussi sociale

Avec la nouvelle équipe municipale, les militantes espèrent l’abandon de toutes les procédures contre les squats à Strasbourg (pour l’instant certaines ont été suspendues). Kam et Kiera disent attendre les 500 places d’hébergement promises, mais bien plus encore. Elles souhaiteraient une politique qui tranche avec le maintien des personnes dans la précarité, à la merci des institutions et de l’aide d’urgence qui consiste à « entasser les personnes », selon elles.

« L’écologie politique doit être autre chose que les pistes cyclables et le jardinage, c’est aussi l’écologie sociale », siffle Kam. Pour pallier le manque d’hébergements, Kiera propose « la réquisition des bâtiments vides »,

Différents artistes animent la soirée, ici AENCRE et Ross. Illustration: Ariane Pinel

« Faire à notre niveau »

Derrière le micro, les artistes se succèdent : AENCRE, un duo féminin qui réveille des chansons traditionnelles avec un folk lumineux, et puis Ross, guitare a la main, pieds nus qui tourbillonnent, et refrains qui piquent un peu les yeux, repris en cœur :  « There are other ways to love, that are easy to be afraid of (Il y a d’autres moyens d’aimer, dont il est facile d’avoir peur.) »

La nuit est tombée, les lampions s’allument. Un set de Nygel Panasco, rap mâtiné d’électro, envoie des étoiles. Kam espère que des lieux comme la Pigeonne rayonnent, que chaque personne qui y vive ou y passe, emmène quelque chose avec elle, ailleurs :

« Quand on gagne le Smic et que les trois quarts partent en loyer ou en factures, c’est décourageant. Si on met en commun – et c’est déjà quelque chose de partager ! – cela nous libère du temps pour faire autre chose et pour penser autrement. Chaque personne qui profite de ce lieu et de cette culture va ensuite la propager. On sait qu’on n’a pas le pouvoir de tout changer, mais demandons-nous ce qu’on peut on faire à notre niveau.»


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