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À Strasbourg, la protection des mineurs gangrénée par des conflits internes

Dans le service municipal chargé de la protection de l’enfance à Strasbourg, les dossiers s’empilent et des décisions restent bloquées. Conséquence d’une relation délétère entre la direction et les travailleurs sociaux, mais également de moyens insuffisants. Et au bout de la chaîne, c’est la protection de l’enfance qui passe parfois au second plan.

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À Strasbourg, la protection des mineurs gangrénée par des conflits internes

Au département de protection des mineurs de la Ville de Strasbourg, 180 décisions judiciaires ne sont pas appliquées, en raison d’un délai de traitement de plus en plus important, qui atteint 6 mois dans de nombreux cas. Les dossiers d’enfants en danger sont traités en priorité, mais la situation est préoccupante pour tous les autres cas comme l’illustre Marie (tous les prénoms ont été modifiés), travailleuse sociale du service :

« Il est arrivé qu’un dossier me soit attribué un jour avant la fin de l’application de la décision du juge, limitée à un an dans la majorité des cas. Normalement, les travailleurs sociaux doivent rendre un rapport deux mois avant cette échéance. Là, je n’ai rien pu faire et la famille nous en a voulu parce que nous n’avons pas pu les aider à rescolariser leurs enfants. »

Marie, travailleuse sociale à la Ville de Strasbourg

Dans son équipe – normalement composée de 6 ou 7 salariés -, il manque deux personnes à temps plein qui n’ont pas été remplacées depuis 6 mois. Dans le service, tout le monde s’accorde pour dire que le principal problème, c’est le manque de personnel. Selon certains salariés, le décalage des élections municipales en raison de la pandémie aurait ralenti la passation de pouvoirs, et donc la demande de postes supplémentaires.

À son arrivée début 2020, la nouvelle direction a limité le nombre de dossiers traités simultanément par un travailleur social à 30 (au lieu de 33 avant). Mais sans remplacement du personnel manquant, cette limite pénalise les enfants et les familles suivies par le service, comme l’explique Marie :

« On fait ce travail parce qu’on aime échanger avec les familles et les aider, donc on ne doit pas les laisser tomber. Dans mon équipe tout le monde est au taquet et a 30 dossiers, on n’a plus le droit de prendre de nouveaux cas. On préférerait même repartir à 33 dossiers par personne pour tenter de combler le manque. »

Crise de confiance entre travailleurs sociaux et direction

« Il y a une confiance qui s’est brisée entre les travailleurs et la direction », soupire François, éducateur. Pour plusieurs travailleurs sociaux, cette rupture coïncide avec l’arrivée d’un nouveau chef de service, qui n’a jamais travaillé dans le social, en janvier 2020 :

« Avant, les rapports rédigés par les travailleurs sociaux étaient lus et validés par notre supérieur hiérarchique direct, la coordinatrice d’équipe. Depuis janvier 2020, c’est la directrice adjointe qui doit apposer sa signature pour que les rapports soient validés ».

Pour Thierry, un autre salarié plus proche de la direction, cette décision remet de l’ordre dans le fonctionnement du service. « Ceux qui sont plus haut dans la hiérarchie, ont la responsabilité de ce qu’il se passe. S’il y a un drame dans une famille suivie, c’est à eux que l’on va demander des comptes » précise-t-il. Mais, selon François, ce changement a pour conséquence un engorgement au sommet du service :

« Quand une personne n’a pas suivi le dossier sur toute la longueur de la procédure – qui peut durer un an -, et qu’elle relit nos écrits, elle peut demander des explications sur des points qui ont déjà été abordés en réunion de coordination. C’est une perte de temps.

Ces rapports sont ensuite envoyés aux magistrats pour servir d’aide à la décision avant une audience, ou un rendez-vous de suivi d’une situation familiale après une décision de justice. S’il est bloqué par la direction, le temps d’action de la justice se rallonge mécaniquement. »

Plus grave encore selon Franck, des travailleurs sociaux ont dû plaider devant le juge pour une décision retoquée sans discussion par la direction. Lors des réunions entre le juge des enfants et des familles, c’est le travailleur social, qui est au contact de la famille, qui doit plaider la mesure proposée par le service. Or, parfois, là aussi ça coince. Dans une lettre adressée à Floriane Varieras (élue au conseil municipal en charge des solidarités), la délégation des personnels du service dénonce plusieurs dysfonctionnements. On y apprend notamment la mise à l’écart d’un travailleur social, à propos d’une décision concernant un enfant qu’il avait pourtant suivi.

« Il est même arrivé qu’un de mes collègues doive présenter une mesure à un juge qui n’était pas la même que celle qui avait été arrêtée en réunion d’équipe », se désole François. Pour lui, le simple fait de changer de décision au dernier moment a des répercussions directes sur le travail de ses collègues : « On est dans une logique de transparence et de confiance, donc en général on explique aux familles la décision qu’on conseille aux magistrats ».

Pour les suivis d’Aide éducative à domicile (AED) et d’Aide éducative en milieu ouvert (AEMO) (voir encadré ci-dessus), une réunion doit être organisée en compagnie des travailleurs sociaux, de la coordinatrice de l’équipe et d’un psychologue. Courant octobre 2020, le psychologue affecté aux équipes AEMO et AED s’est retiré des réunions pluridisciplinaires, « faute de bonne entente avec certains » selon les travailleurs sociaux interrogés. Depuis, les réunions se font sans psychologue. Fanny, une ancienne psychologue du service, y voit un problème de taille :

« Pendant les réunions pluridisciplinaires, le rôle du psychologue c’est de remettre en cause les pratiques des travailleurs sociaux, qui ne demandent que ça. Dans des cas de maltraitance d’enfants, certains agents peuvent être soit dans le déni, soit dans l’exagération à cause de leur passé. Et quand je me rends compte que le sujet de la maltraitance est trop vite évacué sur un dossier pendant les réunions, j’interroge celui qui porte le dossier. Et en général quand quelqu’un répond « oui mais », c’est une marque de déni. »

Le département de protection des mineurs est divisé en deux sites, celui de « Belin » et la Maison des Ponts couverts Photo : MM / Rue89 Strasbourg / cc

Le dialogue entre les équipes est devenu impossible selon Thierry, salarié du service proche de l’équipe de direction. Pour illustrer son propos, il prend l’exemple d’une main courante qui a été déposée contre le chef de service pour harcèlement moral. Thierry l’estime infondée. Il décrit un état des relations internes délétères :

« Pour moi, ce sont beaucoup de querelles personnelles parce qu’untel n’aurait pas dû être promu ou unetelle aurait dû l’être. Mais nous avons de la chance qu’il ne se soit rien passé dans les familles suivies, parce que ces conflits au sein du service mobilisent les travailleurs sociaux ».

Dans l’attente d’un audit

Après une lettre d’une trentaine de pages adressée à l’élue en charge des solidarités et plusieurs demandes de rencontre de la part de salariés du service de protection des mineurs, une réunion a eu lieu avec Delphine Joly, directrice générale des services de la ville de Strasbourg, le 27 mai.

Pendant l’échange qui a duré 1h30, la Ville a promis un audit extérieur du service qui devrait débuter en septembre prochain. D’autre part, Delphine Joly explique vouloir régler le problème au plus vite :

« Pour la gestion de l’urgence, trois personnes vont être embauchées pour une durée déterminée en attendant des recrutements plus pérennes. Parce qu’une ouverture de poste en CDI peut prendre des mois dans la fonction publique. »

C’est également au cours de cette réunion que le chef de service a officialisé son départ, qui était déjà prévu. Mais la bonne nouvelle pour la délégation qui a participé à cette réunion, c’est que la Ville s’est engagée à ne plus faire appel à des personnes qui ne sont pas issues du domaine social pour ce poste, ce qui était le cas depuis 2020 (recrutement réalisé sous l’ancienne mandature municipale, ndlr). Une marque de reconnaissance par la Ville des dysfonctionnements qui engorgent le service.


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