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Le succès des « free tours » inquiète les guides-conférenciers

Depuis plus de quatre ans, des guides sans carte professionnelle proposent des visites de Strasbourg à prix libres et sans réservation. Le public adhère et le concept se développe, sous l’œil inquiet des guides-conférenciers, qui craignent de perdre des clients et une dévalorisation de leur métier.

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(Photo Vincent Fischer / Happy Tour)

Vous les avez peut-être déjà aperçus avec leur panneau « free tour » devant la Cathédrale, leur casquette et leurs voix qui portent : quelques guides organisent depuis plus de quatre ans des visites de la vieille ville de Strasbourg. Il s’agit du « Happy Tour », fondé par le trentenaire Gabriel Wetzer et dont Rue89 Strasbourg avait suivi les débuts. Le concept ? Aucune réservation, aucun engagement, les amateurs peuvent se joindre au groupe quand ils le veulent et en repartir de la même manière.

Ainsi en haute saison, rendez-vous au coin de la rue Mercière, tous les jours à 14h30 pour le « original tour » de près de deux heures, en anglais. Pour la version française, rendez-vous les week-ends. Ce tour s’appelle « original », car c’est celui qu’a composé Gabriel à ses débuts, quand le happy tour, c’était lui tout seul, 6 jours sur 7 :

« J’ai commencé à faire cela pour le plaisir, pour mes amis, mes connaissances, et j’ai fini par le faire professionnellement, avec le statut d’auto-entrepreneur. J’ai démarré à la fin du mois de novembre 2013. »

L’original tour passe par la Cathédrale, la Neustadt avec la place de la République et la place Kléber. « La base », selon Gabriel. Depuis, cela marche tellement bien que Gabriel a dû recruter du monde : avec lui, Gustave et deux autres guides, tous passionnés par l’histoire de la ville et surtout, tous anglophones. Au fur et à mesure se sont rajoutés d’autres tours à la carte, comme le « Petite-France Tour », « l’Absolut Tour », et même des « secret tours », où l’itinéraire et le thème ne sont dévoilés qu’au dernier moment…

Depuis 4 ans, les free tours attirent nombre de jeunes touristes qui veulent découvrir la ville autrement (Photo Vincent Fischer / Happy Tour)
Depuis 4 ans, les free tours attirent nombre de jeunes touristes qui veulent découvrir la ville d’une manière plus conviviale (Photo Vincent Fischer / Happy Tour)

Derrière les « free tours », une petite entreprise

Derrière cette apparence artisanale et d’improvisation, c’est donc une véritable petite entreprise qui s’est montée. Sous l’ombrelle « happy tour », il y a les quatre guides, tous auto-entrepreneurs, qui s’organisent et se partagent le travail.

Car au début de chaque visite, il est clairement indiqué aux participants que les guides vivent des « pourboires. » Ces sommes versées à la fin des tours constituent le revenu exclusif de Gabriel. Il « préfère ne pas donner de chiffres » sur son revenu exact, mais il est limité par le plafond annuel d’auto-entrepreneur de 32 600€. Il précise :

« Moi j’arrive à en vivre car je ne fais que ça mais les autres cumulent deux jobs. C’est tout à fait légal, je déclare mes pourboires comme revenus, il n’y a pas de trace écrite mais bon, c’est comme ça ».

En fait, la plupart des guides touristiques sont auto-entrepreneurs… Mais en général, ce sont des guides-conférenciers, qui détiennent la carte de guide, un sésame officiel qui leur permet d’entrer dans les musées et monuments et de travailler avec les offices du tourisme et autres tours-opérateurs… L’Alsace est une région particulièrement riche en guides-conférenciers, elle en compte plus d’une centaine, d’après l’Agira, l’association des guides conférenciers de la région Alsace.

Les trois quarts des guides du happy tour ne possèdent pas cette carte, obtenue à l’issue d’une licence professionnelle.

Pour les guides certifiés : « c’est un métier qui s’apprend »

Sébastien Saur est historien et guide-conférencier, et membre du bureau de l’Agira. Il dénonce un manque de légitimité et une « malhonnêteté » sur la gratuité :

« Ce n’est pas très honnête d’appeler cela “free tour” alors qu’au début des visites, ils indiquent un montant conseillé de participation de 5€ et qu’au final, pour les visiteurs, cela revient aussi cher que de réserver une visite à l’office du tourisme. »

L’équivalent du free tour auprès de l’office du tourisme de Strasbourg serait les visites-conférences à pied avec un guide conférencier : pour un circuit d’1h30 de la vieille ville, de la Cathédrale à la Petite-France, le tarif plein est de 7,50€, et le tarif réduit de 3,75€.

Gabriel dément en disant qu’il ne conseille jamais aucun montant :

« Si cela ne plaît pas aux visiteurs, ils peuvent aussi ne rien donner. Personne n’est forcé à mettre quelque chose dans le chapeau. »

Egalement intervenant dans la licence guide-conférencier de Strasbourg, Sébastien Saur craint que l’exercice de visites guidées par des guides « autoproclamés » soit de moindre qualité pour les touristes, voire décrédibilise et brade la profession :

« Bien sûr, nous ne sommes pas sectaires, nous savons qu’il y a des guides non-cartés un peu partout. Mais sur le contenu, il y a parfois des erreurs et des approximations qui sont au détriment du visiteur. Comme lorsque le guide du happy tour parle du rayon vert dans la cathédrale (un rayon qui n’apparaît que deux fois par an aux équinoxes, NDLR). Il entretient le mythe selon lequel le rayon aurait une signification et aurait été provoqué de manière volontaire, alors qu’en fait c’est une simple erreur. C’est aussi dommage de parler de l’intérieur du monument sans pouvoir y entrer. Ces guides inscrivent dans l’inconscient collectif qu’il suffit de bien connaître sa région pour être bon, alors que c’est quand même un métier, qui s’apprend. »

Gustave est le seul des happy tours à avoir le droit d'entrer dans la cathédrale, grâce à sa carte de guide-conférencier (Photo Vincent Fischer / Happy Tour)
Les guides du happy tour ne peuvent entrer dans la cathédrale sans détenir le précieux sésame, la carte délivrée à l’issue d’une licence professionnelle (Photo Vincent Fischer / Happy Tour)

« Se déclarer dentiste quand on est charcutier »

Pour Gabriel, c’est un non-sujet, car il considère que la formation n’est pas indispensable :

« Il n’y a pas besoin de la carte pour faire ce métier et il y a différents types de connaissances. Dans la licence professionnelle, il y a beaucoup d’Histoire de l’art. Mais l’Histoire d’une ville, ça, ils ne l’apprennent pas. Moi j’arrive à faire des visites sans ça, je raconte des anecdotes… C’est ce que les gens recherchent dans un free tour. Je crois qu’avec mon expérience, on peut maintenant dire que je sais mener un groupe ! »

Gustave, qui a rejoint Gabriel deux ans après ses débuts, ajoute que guider, c’est aussi « beaucoup de bon sens » et que les guides du happy tour se forment aussi entre eux et se donnent des conseils.

Le free tour passe par la vieille ville et la Place de la République, "la base" pour Gabriel, son fondateur (Photo Javier Kohen / wikimedia commons / cc))
Le free tour passe par la vieille ville et la Place de la République, « la base » pour Gabriel, son fondateur (Photo Javier Kohen / wikimedia commons / cc))

D’ailleurs, il est le seul à avoir fait la licence de guide-conférencier et donc à posséder la carte. Il axe parfois ses visites un peu plus sur l’Histoire de l’art et partage ses connaissances avec ses collègues. Gabriel concède qu’il songe éventuellement à passer cette licence, avec la validation des acquis de l’expérience.

Pour Léonor Reuzé, guide-conférencière interprète depuis une dizaine d’années et ancienne intervenante dans la licence, la formation est incontournable :

« Bien sûr qu’il y a des guides encartés ennuyants et des non-cartés supers, car les qualités humaines s’apprennent sur le terrain, mais la formation c’est du solide : 40h de cours par semaine et un stage de 12 semaines. Personne ne va se déclarer dentiste alors qu’il est charcutier. »

Quand les nouveaux venus passent au créneau supérieur…

Là où la situation inquiète sérieusement les guides encartés, c’est quand les free tours évoluent sur des créneaux clairement mercantiles, comme le dénonce Sébastien Saur :

« Le site happy tours propose des visites payantes sur réservation et fait appel aux professionnels. Ils se sont mis à travailler avec des croisiéristes et là, ils marchent vraiment sur nos plate-bandes. Si on laisse cela se développer, on finit par décrédibiliser une formation financée par l’Etat, c’est dommage. Et si les pratiques sans cartes se développent, que restera-t-il des guides-conférenciers qui ne vivent que de cela ? »

Gabriel considère n’avoir rien à se reprocher, puisque l’activité de guide n’est pas réglementée et que sa réputation le précède :

« En ce qui concerne les croisiéristes, ce sont eux qui sont venus nous chercher. Et puis nous ne travaillons pas avec les grosses entreprises comme Vikings, mais plus avec des groupes comme Grand Circle Cruise Lines. »

« Sans nous, le public anglophone n’a rien »

Au final, Gabriel et ses collègues considèrent leur offre comme complémentaire de celle de l’office du tourisme :

« Nous sommes les seuls à proposer des visites en anglais tous les jours. Sans nous, ce public-là n’a rien. Les gens viennent chez nous car tout est plus simple. Ils viennent à l’horaire indiqué, ils peuvent repartir quand ils veulent et manifestement, ils viennent aussi chercher une certaine qualité, comme le prouvent nos bons commentaires sur TripAdvisor. Et quoiqu’on en dise, cela reste moins cher que les visites classiques. Chez nous, tout le monde est le bienvenu quelque soit la taille du portefeuille. »

Une vision « dynamique et sympa » que conteste encore Sébastien Saur, le guide-enseignant :

« Il suffit de regarder leurs conditions générales de vente pour leurs visites privées : pas de remboursement en cas d’empêchement de force majeure de la part des visiteurs, les visites annulées au bout d’un quart d’heure de retard… Nous, les professionnels, nous attendons une heure, et quand il y a un imprévu grave, on rembourse sans problème. Sous des dehors très sympas, ils sont hards avec leurs clients. »

Aux encartés de se renouveler ?

Mais même les étudiants qui aspirent à la carte concèdent que les free tours se sont emparés d’une demande existante et que c’est peut-être au secteur de se renouveler, comme l’indique Gontrand, 28 ans, étudiant de la licence professionnelle à Strasbourg :

« Franchement, qui pousse la porte de l’office du tourisme ou va chercher à réserver une visite officielle sur internet ? Le problème, ce n’est pas les free tours en soi. La balle est peut-être dans le camp des guides-conférenciers qui pourraient se repositionner autrement. Finalement, c’est un phénomène qui rappelle un peu l’ubérisation de tous les secteurs de l’économie, il faut s’adapter aux nouvelles pratiques. »

Il est vrai que réserver une visite sur le site de l’office du tourisme demande quelques clics en plus, avec la spontanéité en moins dû à la réservation, et moins de liberté quant aux prix, qui sont fixes. Le site n’indique pas non plus clairement comment réserver la visite.

Pourtant, les dépliants disponibles sur la page des visites par groupes démontrent une grande variété de visites possibles, avec de nombreux thèmes voire modes de visites. L’office du tourisme met d’ailleurs en avant des initiatives qui ne sont pas prises en charge par l’office lui-même (des visites « insolites » comme le food and city tour, Batorama, les tours en vélo avec cyclorama et velissimo etc, les tours en segway, le petit train touristique)… mais pas les free tours.

Place Saint-Etienne à Strasbourg : Gabriel met en avant l'aspect dynamique et sympathique de ses visites guidées, une vision contestée par certains guides-conférenciers (Photo Vincent Fischer / Happy Tour)
Place Saint-Etienne à Strasbourg : Gabriel met en avant l’aspect dynamique et sympathique de ses visites guidées, une vision contestée par certains guides-conférenciers (Photo Vincent Fischer / Happy Tour)

Les « happy » plaident pour une entente cordiale

Gabriel Wetzer le regrette et insiste, c’est Strasbourg qui a à y perdre si certains se tirent dans les pattes :

« Dans certains pays, les free tours sont complètement relayés par l’office du tourisme, mais pas ici. J’ai essayé de voir si je pouvais travailler avec eux : ils ont opté pour la désincitation en me demandant un dossier de 30 pages sur mon activité, etc. C’est dommage, moi je pense que le rôle d’un office du tourisme, c’est de promouvoir toutes les offres sur son territoire. Là je pense qu’ils ont vu arriver des propositions similaires à ce qu’ils font eux-mêmes, et ça les embête. »

La directrice adjointe de l’office du tourisme, Annie Dumoulin, a une position simple et ferme quant aux free tour :

« Notre obligation légale est de travailler avec des guides certifiés. Les free tour, on ne les connaît pas et on ne pourrait pas travailler avec eux. »

Bon, tant qu’il y a suffisamment de touristes pour tout le monde…


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