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Victime d’un viol, elle raconte : « La brigade des mœurs a complètement merdé »

En février, puis en juin 2017, Manon a tenté (en vain) de porter plainte pour viol auprès de la brigade des mœurs de Strasbourg. Ce n’est qu’en septembre 2018 que la journaliste est entendue… par la Police Judiciaire de Paris. L’accusé a été reconnu coupable d’agression sexuelle en janvier 2020.

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L'hôtel de police de Strasbourg

« Pouvez-vous me confirmer que vous ne souhaitez pas déposer plainte ? » Manon (le prénom a été modifié) reçoit ce mail d’une policière de la brigade des mœurs de Strasbourg le 15 juin 2017. Quelques jours plus tôt, l’étudiante en journalisme s’est rendue à l’hôtel de police strasbourgeois pour porter plainte pour viol… sans succès.

L'hôtel de police de Strasbourg
A Strasbourg, Manon a tenté de déposer une plainte pour viol par deux fois… en vain.

Deux tentatives de plainte, deux échecs

C’était la deuxième fois que la jeune femme avait réuni ses forces pour tenter de lancer une procédure judiciaire. Il faut faire face à un inconnu, lui raconter un événement traumatisant, répondre à ses questions… Une deuxième fois de suite, elle est sortie sans plainte déposée. « La brigade des mœurs de Strasbourg a complètement merdé », estime-t-elle aujourd’hui.

En décembre 2016, l’étudiante rentre de soirée en compagnie de son ex-copain. Elle lui précise à plusieurs reprises qu’aucun rapport sexuel n’est envisageable. Pourtant, en pleine nuit, Manon est réveillée par des attouchements au niveau du sexe. Elle sent que Mathias (le prénom a été modifié) l’a pénétré vaginalement avec deux doigts.

La première tentative de dépôt de plainte remonte à février 2017. Manon fait face à l’hôtel de police pendant plusieurs dizaines de minutes. Elle hésite. « On se sent si seule à ce moment-là », se souvient-elle. Puis elle se décide à raconter les faits, leur chronologie, les lieux et les personnes impliquées. Lorsque le policier demande le nom de l’accusé, Manon se met à pleurer. L’agent coupe court à l’entretien : « Vous n’êtes pas prête, je ne vais pas prendre votre plainte. »

« Votre plainte ne donnera rien »

Retour en cours, où tous les jours la jeune femme croise son ex. Elle tait le viol subi. Début juin 2017, une amie de Manon se plaint auprès d’elle des avances insistantes de Mathias. Des propositions sexuelles d’autant plus déplacées qu’il la sait en couple. De nombreux refus nécessaires pour qu’il cesse. « Je me suis dit que je n’étais pas allée au bout de ma démarche, raconte la journaliste, je m’en voulais. Je suis donc retournée au commissariat. »

Deuxième tentative, auprès d’une dame cette fois. Manon raconte tout à nouveau. Elle précise bien qu’elle dispose de messages de Mathias avouant « a minima avoir commis une agression sexuelle. »

Mais la brigadière se montre peu encourageante vis-à-vis du dépôt d’une plainte. L’étudiante lui fait confiance lorsqu’elle affirme que « les messages ne font pas de preuves. Ça va être très dur pour vous. Je pense que votre plainte ne donnera rien. » Plutôt qu’une plainte, la brigadière propose « de convoquer l’accusé en off (de façon informelle, ndlr) ».

Une convocation de l’accusé… sans plainte

En juillet, à l’issue de l’entretien avec Mathias, l’enquêtrice rappelle Manon. Elle semble avoir pris fait et cause pour son dernier interlocuteur : « Vous auriez pas un problème de protection avec vous-même ? », aurait demandé la policière. « J’en suis presque tombé par terre, se remémore la journaliste, quand bien même j’aurais un problème de protection, les faits sont les faits. Une femme est victime de viol conjugal. »

Manon a perdu espoir. Dégoûtée par ses expériences du commissariat, elle finit par penser que sa plainte n’est pas recevable. L’étudiante termine son cursus dans une ambiance pesante.

Les SMS dans l’affaire Ramadan

En mars 2019, Manon devient journaliste à Paris. Elle suit avec attention les plaintes visant Tariq Ramadan, islamologue français accusé de viol par plusieurs femmes. « C’est grâce à Christelle (surnom de l’une des victimes, ndlr) que j’ai su que les messages pouvaient faire office de preuve », explique-t-elle. Dans cette affaire, les SMS de Christelle ont en effet permis de prouver que Tariq Ramadan mentait sur la réalité de sa relation avec une des victimes.

A nouveau, Manon pense sans cesse à cette nuit de décembre 2016. Elle culpabilise encore : « Je repense aux victimes de viol, je me dis que je ne vais pas au bout des choses. » Soutenue par sa cheffe et ses collègues de travail, elle prend des conseils auprès d’une avocate puis elle dépose une plainte pour viol à la police judiciaire de Paris. Un an plus tard, la plaignante dit sa reconnaissance envers cette dernière brigadière-chef qui l’a reçue :

« Dès le début, elle m’a rassurée. Elle m’a dit qu’elle n’était pas là pour me juger, qu’elle ne remettra pas ma parole en question, que si elle m’interroge, c’est une simple question de procédure. »

« J’ai repris confiance en la justice et la police »

L’interrogatoire dure 6 heures et demi d’affilée. La brigadière-chef parisienne confirme que les copies de messages peuvent faire office de preuve. Elle s’étonne aussi du comportement de la brigade des mœurs strasbourgeoise, notamment au sujet de cette convocation « en off » de l’accusé… Manon se souvient d’un moment libérateur :

« Grâce à ces 6 heures et demi d’audition, j’ai pu passer une journée sans repenser au viol. Je n’avais plus de culpabilité. J’ai repris confiance en la justice et la police. »

« Ce procès fait partie de moi »

Le 24 janvier 2020, Mathias est reconnu coupable d’agression sexuelle. Jugé à Paris, il est condamné à quatre mois de prison avec sursis et à 4 300 euros de dommages et intérêts. Dans l’entourage de Manon, certains trouvent la peine légère. Pas Manon, dont l’objectif « c’était de dire que cet acte est pénalement répressible. Maintenant, ce procès fait partie de moi, je suis vraiment fière de l’avoir fait. »

Quelques semaines après cette audience libératrice, Manon a déjà pris de la hauteur sur l’issue de l’affaire. Aujourd’hui spécialisée dans les faits-divers, la journaliste sait que beaucoup d’autres femmes n’auraient pas pu obtenir justice :

« Il a fallu avancer les frais d’avocat, j’ai pu le faire parce que j’avais un boulot. Il fallait savoir aussi que les messages pouvaient faire office de preuve. Et puis je pouvais me déplacer pour les rendez-vous. Tout ça ne serait pas arrivé si je n’avais pas fait d’études, si je n’avais pas eu d’argent… »


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