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Le Maillon au service d’une « pensée critique » en 2018 / 2019

Barbara Engelhardt a dévoilé les contours de la saison du Maillon pour 2018 / 2019. Pour sa première année à la tête de ce théâtre de Strasbourg, la directrice espère contribuer à l’établissement d’une « pensée critique » à l’échelle européenne, des spectacles et de nouvelles formes de narrations pour questionner le quotidien.

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Depuis vendredi, les spectateurs du théâtre du Maillon de Strasbourg peuvent consulter la programmation de la saison à venir. Un coup d’œil à l’édito liminaire permet d’approcher le ton qui sera donné en 2018/2019 : « la nécessité d’une pensée critique en Europe. »

À l’occasion du lancement de cette saison, nous avons rencontré Barbara Engelhardt, directrice du Maillon, afin de donner un aperçu des spectacles qui seront joués. Une saison très politique où la diversité des formes vient nourrir la pensée sur nos sociétés et où le théâtre deviendrait un lieu privilégié pour l’échange et le partage de ces réflexions.

En octobre, Les Spécialistes d’Emilie Rousset s’installera à la BNU (Photo: Ph. LEBRUMAN).

L’héritage européen de Mai 68

Cela débutera avec un premier temps fort intitulé « Utopies et Résistances », en partenariat avec la Bibliothèque Nationale Universitaire, qui présente depuis le 28 avril une exposition sur « Mai 68 en Alsace » à partir de documents d’archives et de témoignages. En écho à ce regard local, deux spectacles viendront interroger l’expérience de révolte suscitée par cette période selon une perspective plus européenne et contemporaine :

« Dans beaucoup de spectacles, on trouve un retour sur des contextes sociopolitiques qui ont déclenché une anarchie libératoire, pour dire et montrer qu’à travers l’art on peut voir la réalité différemment et aussi révéler nos possibilités d’interagir et d’intervenir. Cela est lié à la question de la révolte, de la contestation et de la résistance, et à celle d’un engagement politique et citoyen. C’est sur cela que porte le temps fort du début de la saison : il établit un lien entre l’expérience de résistance et de la révolte dans notre vie quotidienne et mai 68. »

Deux lieux et deux formes pour cela. Les Spécialistes, le vent de la révolte d’Emilie Rousset est une installation performative où les spectateurs sont invités à se déplacer librement entre différentes stations de pensée. Ce spectacle sort de l’espace de la salle de théâtre pour s’installer à la BNU où la rencontre avec ces « spécialistes » vise à la construction de cette fameuse pensée critique.

My Revolution is better than yours de Sandra Mitrović sera interprété en serbe, espagnol, français et anglais (Photo : Martin Argyroglo).

Dans la salle du Maillon, My Revolution is better than yours de Sanja Mitrović est interprété par un groupe de comédiens d’origines diverses. Ce spectacle interroge ce qui demeure aujourd’hui de ce mouvement à un niveau supranational :

« Un spectacle comme My Revolution… part d’une réflexion à l’échelle européenne. Sanja Mitrović élargit notre regard et dépasse une vision nationale de l’Histoire. On a affaire à une génération d’artistes qui ne diraient plus qu’ils sont serbes par exemple mais qui se considèrent, je crois, comme étant européens. »

Quel héritage pour la Révolution syrienne ?

Loin de Mai 68, la révolution est devenue « orpheline » en Syrie. Dès lors comment en créer et en communiquer l’histoire ? C’est ce que se demande l’artiste franco-syrienne Leyla-Claire Rabih dans sa dernière création à partir de trois textes de Mohammad Al Attar :

« Chroniques d’une révolution orpheline de Leila-Claire Rabih est une pièce sur l’espoir d’une révolution démocratique qui a donné un élan à toute une société et qui, suite à des répressions qui vont jusqu’à détruire les familles et les amitiés, a comme “explosé” dans des camps contradictoires. Il y a quelque chose qui a vraiment provoqué une fracture sociétale et qui est né de cette déception et de la répression. Nous sommes liés à l’histoire de ces régions du monde qui ont aussi un impact direct sur notre quotidien. Ce qui est montré dans le spectacle c’est la problématique d’une mémoire à créer. »

En mai, Chroniques d’une Révolution orpheline de Leyla-Claire Rabih (Photo : Benoît Delgrande).

L’Europe des idéaux, celle de la réalité géopolitique

Le lien entre la violence déclenchée par ces répressions et l’exil d’une partie de la population syrienne nous ramène en Europe et aux problématiques qui la traversent. Le Maillon, en tant que scène européenne, y accorde une attention particulière, sans se confiner à un territoire et à un contexte socio-politique donnés, mais en les abordant sous un angle large :

« Cette saison permet de porter un regard sur l’Europe de l’intérieur et de l’extérieur. Cette confrontation des points de vue me semble importante car il y a des idéaux politiques mais aussi la réalité à observer dans un contexte géopolitique. »

Aussi, Hymn to Love de Marta Górnicka aborde, à travers la Pologne, la question du renfermement européen de l’intérieur sous forme de théâtre choral. La voix et le choeur viennent mettre à jour l’hypocrisie d’un pays où l’hospitalité est une valeur cruciale… sauf quand il s’agit de l’appliquer aux réfugiés. De l’autre côté de la frontière, Empire de Milo Rau et Winterreise de Kornél Mundruczó utilisent chacun à leur manière la vidéo pour interroger le présent et l’avenir de ces individus sur le vieux continent.

Le premier suit les parcours de quatre comédiens d’origine grecque, kurde, syrienne et roumaine :

« Empire de Milo Rau est un spectacle dans la tradition du théâtre documentaire, mais qui dépasse la dimension simplement documentaire. Il entremêle les témoignages individuels et fait apparaître l’ancrage de ces histoires biographiques dans un contexte plus universel. Il traite des récits de vie individuels de comédiens qui chacun ont vécu une guerre dans leur passé et qui se trouvent aux portes de l’Europe. Ils essaient de se construire un futur dans l’Europe occidentale au moment où elle ferme ses frontières. »

Empire de Milo Rau, en mars(Photo : Marc Stephan).

Le cinéaste et metteur en scène Kornél Mundruczó revient de son côté sur cette thématique en s’appuyant sur la musique de Franz Schubert. Elle sera interprétée par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, sous la direction de Thierry Fischer :

« Winterreise de Kornél Mundruczó propose une autre perspective sur le phénomène migratoire. Il part d’images filmées dans un camp de réfugiés hongrois en 2014. Ces images accompagnent un groupe d’hommes qui se retrouvent dans une forme d’impasse ; ils sont bloqués dans ce camp sans possibilité d’en sortir. L’attente, la passivité, l‘incertitude sont omniprésentes dans ces images, où l’œuvre visuelle vient faire écho à l’œuvre musicale. »

« On est face à une hybridation des formes »

Quels que soient les thèmes ou les problématiques des différentes propositions, on voit l’émergence de formes nouvelles issues de mélanges entre les disciplines. Ainsi, les spectacles échappent à une catégorisation imperméable et donnent lieu à de nouvelles :

« Les artistes s’ouvrent à des évolutions qui caractérisent la création contemporaine au sens large. C’est l’autre axe de toute la saison ; on a affaire à une programmation dans laquelle il ne s’agit plus à chaque fois d’un certain genre artistique, on ne parle plus de danse, de théâtre mais on est face à une véritable hybridation des formes. »

En janvier, Le Bruit des arbres qui tombent de Nathalie Béasse (Photo : Roger Blin).

Au carrefour entre danse, théâtre et arts visuels, il ne faudra pas manquer le poétique voyage auquel nous convie Nathalie Béasse dans Le Bruit des arbres qui tombent. À travers le portrait de quatre individus se dressent de véritables tableaux vivants empreints d’humour et d’émotions.

Dans une autre veine, certains spectacles expérimentent de nouvelles interactions avec le public. Le chorégraphe Omar Rajeh convie par exemple le public à un banquet dans Beytna :

« Dans Beytna, c’est une sorte de partage, de rencontre ; celle de 4 chorégraphes qui viennent des quatre coins du monde sur le plateau. Pendant que le public observe leur façon de communiquer et de rendre compte de leur identité personnelle et culturelle, une cuisinière prépare un repas qui sera partagé à la fin du spectacle. Il y a une partie conventionnelle avec public dans les gradins, et le rituel familier de convivialité, d’hospitalité. Dans cette situation familière de dialogue prend forme une réflexion autour de ce que signifie le dialogue des cultures différentes. Selon moi c’est un des spectacles qui thématise aussi l’Europe sous la forme de la communication ; qui s’ouvre au public en l’invitant. La situation sur le plateau devient une situation réelle puisque partagée avec le public. »

Tandis qu’Alexander Devriendt propose avec £¥€$ une game performance sur le marché financier :

« Dans £¥€$, on est dans une situation particulière, où le spectateur devient vraiment joueur parce qu’il participe à un jeu : il est celui qui spécule. Il entre en jeu tout en apprenant énormément de choses sur les différents systèmes monétaires. Il joue aussi un rôle actif dans cette fiction théâtrale, dans laquelle chacun est au centre du pouvoir de la finance, et exerce un pouvoir sur les autres en augmentant son propre capital. »

En janvier, Beytna vous convie à un banquet (Photo : Ibrahim Dirani).

En outre, la multiplication des formes suit celle des lieux et des spectacles comme Les Spécialistes évoqué plus haut, Pakman de De Post dit Hessdalen et RVP de François Chaignaud et Théo Mercier prennent place respectivement dans une bibliothèque, dans un camion et dans un parking. Selon Barbara Engelhardt :

« J’ai trouvé important de marquer dès le début qu’en sortant de son propre théâtre en cherchant une présence dans l’espace public, on répond à une nécessité. Le premier et le dernier spectacle de cette saison sont hors les murs, parfois chez les partenaires habituels mais aussi à la BNU, à l’Aubette, dans un parking souterrain ou dans un camion qu’on pourra retrouver à différents endroits de la ville. C’est aussi créer une situation où le théâtre noue un autre contact avec un public, où le théâtre va aussi vers le public. Une présence dans des lieux parfois étranges mais où on découvre que certaines formes ne nécessitent pas forcément un dispositif traditionnel frontal, qui créent une autre intimité avec le public, dans l’espace urbain. Le parking par exemple est lié à un imaginaire autre qu’une salle de théâtre. Cela joue aussi bien sur la perception que sur la conception du spectacle. »

Pakman de De Post dit Hessdalen (Photo : Message de Hessdalen).

L’art comme espace de liberté

Le temps fort sur Mai 68 du début de saison permet d’entrevoir un retour sur des périodes sociopolitique d’où ont émergé une sorte d’anarchie libératoire et où l’art permettait d’une part de considérer la réalité autrement, d’autre part d’interagir ensemble. D’autres représentations reviennent sur ces phases historiques plus ou moins lointaines :

« Dans d’autres expériences comme celles sur DADA ou dans les Bacchantes il y a un côté anarchique. L’art peut être une échappatoire et ébranler des certitudes d’une manière plutôt joyeuse et ludique. »

Les Bacchantes, prélude pour une purge de Marlène Monteiro Freitas (Photo : Laurent Philippe).

Le premier rappelle le côté cathartique des fêtes en l’honneur de Dionysos à l’époque de la Grèce antique :

« Les Bacchantes relève du rituel dionysiaque, d’une anarchie et d’une énergie carnavalesque, une forme de représentation qui thématise notre existence entre raison et folie, humanité et animalité. Il y a un moment où il faut laisser déborder les choses pour nous libérer. Marlène Monteiro Freitas est une chorégraphe-danseuse qui incarne personnellement déjà cette anarchie, elle se dépense corps et âme sur le plateau en entraînant toute sa compagnie avec elle dans une chorégraphie extrêmement écrite, millimétrée qui à la fois montre que même dans la forme il y a toujours une brèche pour faire exploser les codes. »

Ca Dada d’Alice Lalon (Photo : Elisabeth Carecchio).

Le second est un spectacle à voir en famille, où la lecture variera selon que les spectateurs soient adultes ou enfants :

« Ca dada vit de la présence d’enfants. Il revient sur le courant artistique et idéologique de Dada et chacun va en sortir autrement. On pourrait dire que le spectacle sème la pagaille, le spectateur y prend du plaisir et construit aussi ses propres images. Il en va de même pour les propositions de cirque. Dans Optraken, le dispositif est tel qu’on a toujours l’impression que le ciel va tomber sur la tête des artistes ce qui crée des moments très comiques, mais raconte aussi quelque-chose qui sera lu différemment selon que l’on est adulte ou enfant. »

Dans la peau de Don Quichotte de Métilde Weyergans et Samuel Hercule (Photo : Céline Ogier).

Revisiter les classiques

Enfin, le dernier grand axe de cette saison est l’éclairage nouveau qu’apportent des mises en scène contemporaines sur des « classiques » de la culture européenne :

« Toute une série de spectacles reviennent sur un matériau soit littéraire soit musical classique dans une approche contemporaine et créent de nouvelles passerelles. »

Don Quichotte prendra ainsi l’allure d’un bibliothécaire confronté à la technologie dans un ciné-théâtre musical mis en scène par Métilde Weyergans et Samuel Hercule. D’autres classiques de la littérature seront revisités :

« Sur le plan littéraire, il y a Leonce und Lena de Georg Büchner dont Thom Luz fait un théâtre musical. Il offre sa vision dans une forme musicale ludique où il retranscrit l’atmosphère qu’il a trouvé, loin d’un théâtre “psychologique” ou de texte. Dans The Way she dies, TG STAN, avec Tiago Rodrigues, sont dans cette démarche de relecture de ce qui est considéré comme une grande œuvre de notre culture. A travers le jeu, le regard est porté sur la démarche elle-même de relecture et de réinterprétation d’un matériau littéraire. »

The Way she dies par TG STAN (Photo : Filipe Ferreira).

« Sur le plan musical, il y a Winterreise, d’après Schubert, ou Requiem pour L., où Alain Platel et son partenaire Fabrizio Cassol partent du Requiem de Mozart et opèrent un métissage culturel. La musique de Mozart est omniprésente mais transposée dans le présent par des musiciens venus d’Afrique pour la plupart. C’est une forme très particulière, très contemporaine. »

Requiem pour L. d’après Mozart (Photo : Chris Van Der Burght).

Un siècle sans entracte 1924-2019 – Une histoire du Wacken

Cette saison sera la dernière dans les locaux du Parc des expositions du Wacken avant leur démolition. L’occasion de revenir sur les évènements qui ont marqué ce lieu, mais aussi sur l’histoire de tout un quartier et à travers eux sur celle de périodes strasbourgeoises. Elle sera installée du 17 octobre au 30 mars au Wacken.


#Le Maillon

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