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Tribune : « Non, le bizutage continue à Strasbourg »

A la suite de notre article « Écoles et associations ont eu la peau du bizutage », Sébastien Heintz, président des Céméa d’Alsace (une association impliquée dans l’animation et la formation), a tenu à réagir. Pour lui, il n’y a peut-être pas de viols, ni de blessés lors des bizutages, mais les humiliations existent toujours.

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Tribune : « Non, le bizutage continue à Strasbourg »

Les bizutages ont beau être interdits, il est difficile aux policiers de faire respecter cette loi (Photo Gwanaël Piaser / FlickR / CC)

TribuneLorsque nous voyons dans la presse, ces bizutages qui se terminent au commissariat, nous nous disons pas de ça chez nous… Et nous avons raison : pas de viol, pas d’agression, pas de mort… Seulement ce n’est pas de cela dont il est question. Le viol, les agressions sont déjà punies par la loi, elles sont d’un autre ordre, même si un bizutage peut vite déraper dans cette veine.

Le bizutage est une chose toute simple, qui n’est pas uniquement liée au milieu scolaire : amener une personne, avec ou sans son consentement, à commettre des actes humiliants ou dégradant est puni. Il n’est pas question d’agression sexuelle, il est simplement question de dignité humaine… Il n’est pas question de forcer les autres, il est simplement question d’user de sa position « d’autorité » pour amener les autres à s’humilier de façon consentante.

Et à Strasbourg, ces pratiques existent toujours même si personne ne porte plainte, même si personne n’annonce s’être fait violer, même si personne n’appelle SOS Bizutage.

Le bizutage a lieu, il est très codifié et suit une logique implacable :

  • mettre les jeunes en difficulté
  • leur fournir un premier cadre rassurant
  • les pousser petit à petit à entrer dans le jeu
  • les amener à accepter l’humiliation au fur et à mesure de règles qu’ils ne connaissent pas à l’avance et qu’ils découvrent peu à peu

L’effet de groupe fait le reste du travail. Lorsque deux de ses voisins se laissent faire, on se laisse plus facilement faire soi-même.

Être nouveau en ville fragilise

La première étape, la mise en difficulté est relativement simple, le fait d’arriver dans une nouvelle filière, dans une nouvelle ville, dans un nouveau système, tout cela fragilise. On ne connaît personne ou presque, on se questionne et l’on vient à l’intégration en souhaitant se sentir plus à l’aise par la suite.

Parfois les bizuteurs considèrent que cette insécurité de base n’est pas suffisante, ils en rajoutent donc une couche avec l’aide des équipes enseignantes, le moyen le plus simple est de faire un « faux » cours, c’est à dire un cours destiné à des troisième ou quatrième années afin qu’ils n’y comprennent rien et se sentent encore plus désemparés… C’est une pratique courante, en particulier dans les filières universitaires, première étape du bizutage, la mise en insécurité des personnes avec le soutien de l’équipe enseignante.

Dans ce contexte, rassurer les étudiants de première année est assez simple. Les bizuteurs se montrent, ils se veulent rassurants, ils font le jour sur cette mauvaise blague de la rentrée, de la lumière de la musique, une ambiance agréable. Premiers sourires rassurés, tout va mieux. Afin de se protéger il arrive que les bizuteurs expliquent aux moins de 18 ans qu’ils doivent quitter les lieux, cela se fait parfois en indiquant qu’il y a un problème informatique avec les inscriptions des personnes nées avant une date précise… Petite présentation générale des bizuteurs (qui ne se présentent que sous le jour d’étudiants bienveillants de deuxième, troisième ou quatrième année). Le cadre rassurant est posé, afin d’éviter toute méfiance de la part des jeunes premières années, le numéro de SOS Bizutage est affiché, manière d’être clair sur le fait que ce n’est pas un bizutage.

Une mécanique bien rodée

A ce moment les jeux commencent, jeux plutôt anodins, faire des équipes, se présenter, venir sur scène pour danser un peu, dans de rares cas, élection de miss et mister amphi. Les jeunes les plus à l’aise entrent dans le jeu, ils sont aussitôt valorisés, l’effet de groupe se construit doucement. Dans certains cas, les jeunes à l’aise qui montent sur scène et entrent dans le jeu sont en fait des bizuteurs présents dans la salle pour lancer la dynamique.

Le jeu continue, série d’épreuves, ou « visite » de la ville organisée, rallye, ou jeu de piste… Les jeunes sont mis en sous -vêtements sous une blouse, une inscription au feutre « je suce » sur le front, de la mousse à raser sur les cheveux et le visage, du papier toilette autour du cou. Les épreuves mêlant de l’alcool sont nombreuses, course relais durant laquelle il faudra boire cul sec une canette ou un verre… Et les épreuves continuent, chansons sexistes au pied de la cathédrale, demande faite aux passants de se faire briser un oeuf sur le visage pour pouvoir récupérer ses vêtements. L’humiliation va bon train…

Chaque groupe est accompagné par des étudiants qui connaissent les règles du jeu contrairement aux jeunes de première année, ils assurent que les choses soient claires dans la tête de tout le monde, c’est amusant, ce n’est pas un bizutage et celui qui veut partir ne connaîtra pas la suite et la fin il sera pénalisé dans son intégration.

Des oeuf à écraser sur la tête, place Gutenberg

Toutes ces pratiques ont été observées lors de cette rentrée, à Strasbourg… Exemple le 12 septembre, j’arrive place Gutenberg vers 18h, le manège tourne, des enfants de 4 et 5 ans sont autour. Et depuis quelques heures, 3 étudiants de l’Engees (École Nationale du Génie de l’Eau et de l’Environnement de Strasbourg) font passer aux étudiants de première année les « épreuves initiatiques » de l’entrée dans l’école.

Triste spectacle, 4 étudiants sont en caleçon, prêts à subir l’épreuve suivante : réaliser un parcours à 4 pattes, avaler un Flanby au passage, boire un verre d’alcool, récupérer trois oeufs et aller demander sur la place à des passants de le leur casser sur la tête afin de pouvoir enfin retrouver leurs affaires. Un bizutage en bonne et due forme.

18h24, j’appelle la police pour les prévenir. Je leur dis que des gens sont en caleçon place Gutenberg, qu’on les oblige à marcher à 4 pattes et à boire de l’alcool et qu’il y a des enfants de 5 ans juste à côté qui assistent au spectacle. Au bout du fil, l’agent hésite et quand il comprend qu’il s’agit d’un bizutage, promet d’envoyer quelqu’un.

18h45, personne de la police n’est venu, le groupe est parti, un deuxième groupe est venu, deux militantes des Ceméa qui m’accompagnaient sont allés voir les bizuteurs pour leur demander le sens de tout cela. Une voiture de police s’approche, et contourne soigneusement la place Gutenberg.

19h10, je rentre, le second groupe est parti, un troisième groupe est là, l’interpellation de mes deux camarades a légèrement porté ses fruits, les épreuves ont été légèrement atténuées.

Pour ma part, je travaille dans l’animation volontaire, les colonies de vacances en particulier. Parmi ces bizuteurs, il y a surement des animateurs qui ont le Bafa (Brevet d’aptitudes aux fonctions d’animateur), qui humilient les autres et qui sont amenés à travailler durant l’été avec des enfants de 8 ans, ils ne voient pas le problème d’agir devant des jeunes de 4, 5 ans sur la place Gutenberg, ils ne voient pas le problème d’humilier, d’user de sa position dominante, on peut se douter de ce qu’ils pourraient faire en accueil de loisir.

C’est bien là que se trouve ma plus grande peur et mon plus grand dégoût de ces pratiques. Si elles ne sont pas arrêtées dans le milieu scolaire elle perdureront dans d’autres milieux, encore plus à l’heure où les reportages qui sont montrés à la télévision donnent des envies à des jeunes de deuxième année de commencer à organiser eux aussi leur petit bizutage. De là où je suis, de mon activité professionnelle, la question de l’accueil, la question de mettre les gens à l’aise, de les respecter dans ce qu’ils sont, de leur permettre de se sentir bien est permanente.

Alors on peut se demander ce que signifie mettre des gens à l’aise, les faire se rencontrer, leur faire connaître une ville, un environnement, leur donner tous les moyens de se sentir bien dans leur nouvelle filière. J’ai des doutes quant au fait qu’il faille en passer par se faire écraser des oeufs sur la tête…

Sébastien Heitz
Président des Ceméa Alsace


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