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Sotralentz en redressement judiciaire : chronique d’une dégringolade

Avec ses 5 filiales en Alsace-Moselle, le groupe Sotralentz a longtemps été parmi les fleurons de l’industrie régionale . Aujourd’hui, malgré des carnets de commande pleins, l’entreprise est en redressement judiciaire. Comment en est-on arrivé là ? La crise économique ne l’a pas épargnée, mais les syndicats soulèvent aussi des choix douteux de la part des actionnaires.

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Drulingen (Photo Google Images/cc)

Depuis plus d’un siècle, l’entreprise Sotralentz s’est développée en Alsace et Moselle, pour être implantée sur six sites en France à ce jour, sans compter des antennes en Allemagne, Espagne, Pologne et en Roumanie. Au total, le groupe emploie plus de 1 000 employés. Frédéric Karas, secrétaire départemental CGT, a une formule magique pour évoquer le poids de l’entreprise :

« Sotralentz, c’est 2 Alstom ! »

Qualifiée de « pépite industrielle de l’Alsace Bossue », l’entreprise est principalement installée à Drulingen, où se trouvent Sotralentz Packaging, Sotralentz Construction, SMI Chaudronnerie et le siège, Sotralentz SAS. À Sarralbe, en Moselle, Sécofab fabrique des crémaillères, tout comme la sixième filiale SFAR à Montchanin en Saône-et-Loire.

Des ennuis dans le sillage de la crise de 2008

Créée par Jacques Lentz en 1904 et transmise dans sa famille de génération en génération, l’entreprise est reprise par KJJ Développement et ses 3 actionnaires, Karl Burkardt, Jacques Ducaruge et Patrick Lentz, en 2008. C’est à partir de là que les difficultés ont commencé. La directrice de la communication, Anne Palud, explique :

« C’est un peu compliqué depuis la crise de 2008, comme la plupart des entreprises. On a des problématiques sectorielles qui ont touché tous nos concurrents, nous on a tenu bon. Il y a eu la dévaluation de l’acier, la chute du prix du pétrole, la baisse du prix du minerai de fer… Nos difficultés tiennent à l’ensemble du contexte économique et politique. »

En 2012 encore, la communication du groupe se donnait une image familiale et prospère :

« Sotralentz c’est un groupe indépendant issu de la génération des grandes entreprises familiales, des actionnaires dirigeants au contact direct et quotidien, 400 millions d’euros de chiffres d’affaires, et 1 400 collaborateurs en Europe. »

Et le coup d’un fournisseur

Mais depuis trois ans maintenant, les syndicats se posent des questions sur la santé financière du groupe, et surtout sur une dette grandissante envers un fournisseur, qui a mené tout récemment à la cessation de paiement. Frédéric Karas explique :

« La direction a laissé filer une dette de 50 millions d’euros envers le fournisseur Riva, une entreprise française qui fabrique notamment du treillis soudé. C’est comme si Riva les finançait, puisque la boîte était interdite de crédit. Ensuite les dirigeants chez le fournisseur ont changé et demandé qu’on les paye. Et voilà où on en est aujourd’hui. »

La CGT dit avoir interpellé régulièrement la Direction des entreprises, de la concurrence et de la consommation (Direccte) et la préfecture du Bas-Rhin sur cette situation. Au siège de Sotralentz, Anne Palud explique plus prosaïquement :

« On a eu effectivement une grosse crise avec un fournisseur, qui cet été a fait passer le délai de paiement de trois mois à immédiatement. C’est donc devenu une dette, de plus de 40 millions d’euros, et c’est cela qui a fait basculer le groupe en redressement judiciaire. »

Cet été 2016, la filiale SFAR a aussi été placée en redressement judiciaire. En septembre, c’est tout le groupe qui était en cessation de paiement.

Au siège à Drulingen, on explique les difficultés par le contexte économique (Capture d'écran Google Earth)
Au siège à Drulingen, on explique les difficultés par le contexte économique (Capture d’écran Google Earth)

Déroute à la rentrée

Le 13 septembre, la CGT informe les employés que « la situation économique est très grave ». La société, endettée, demandera d’être mise en cessation de paiement, et après plusieurs reports (car d’après les syndicats, les actionnaires n’ont pas été en mesure de démontrer la cessation de paiement et de rassembler les pièces justificatives), elle sera placée en redressement judiciaire le 28 septembre.

Il y aurait une quinzaine de repreneurs potentiels, qui pouvaient déposer leurs dossiers jusqu’à ce vendredi 28 octobre. Le 31, la chambre commerciale du tribunal de grande instance de Strasbourg tiendra une première audience pour annoncer les repreneurs, mais c’est seulement le 21 novembre que sera prise la décision définitive : liquidation judiciaire, cessation à des repreneurs ou poursuite de la procédure de redressement judiciaire.

Malgré les reprises, des licenciements à craindre

Les syndicats sont inquiets pour l’avenir, surtout pour l’emploi. La CGT craint que des licenciements soient inévitables :

« 95% des dossiers de reprise prévoient une casse au niveau de l’emploi. C’est au siège qu’il y a le plus de risques, car les repreneurs vont arriver avec leur staff. À SFAR, les dossiers de reprises ne gardent que 15 personnes sur 93. À Packaging, les dossiers les plus optimistes ne garderaient que 80% des effectifs. »

Pour Frédéric Schlesser de la CFDT, la catastrophe est presque assurée :

« Même s’il y a un repreneur, il risque de profiter de la situation pour licencier. On est très inquiets. »

Du coup, à Packaging, l’équipe travaille sur un projet de reprise en Société Coopérative et Participative (SCOP). Cependant, au siège, on affiche une confiance et un volontarisme indispensables, selon Anne Palud :

« Nous ne pensons pas qu’il y ait un risque de liquidation. Il y a une vingtaine de repreneurs potentiels, même si aucun ne s’est positionné pour le groupe en entier. Cela se fera filiale par filiale, et les juges examineront la pérennité des dossiers. Aujourd’hui on ne peut pas dire si tous les emplois seront sauvegardés, mais on ne peut pas dire qu’ils seront tous perdus ! Il faut imaginer les conséquences psychologiques de la situation actuelle et d’une communication pessimiste sur les salariés. Ces discours sont surtout portés par la CGT, et ne sont pas tellement suivis en interne par les employés. »

Des salariés qui doivent continuer leur travail dans l’incertitude de ce que l’avenir leur réserve. Mais Patrick Béranger, conseiller économique au comité d’entreprise de Packaging, pense qu’on peut limiter les dégâts :

« On peut sauver le bébé ! La situation actuelle va redéfinir le périmètre de l’entreprise, mais à mon avis, on peut sauver les trois quarts des gens. Et réembaucher l’année suivante ! »

Sur place à Drulingen, l'avenir des salariés est incertain (Capture d'écran Google Earth)
Sur place à Drulingen, l’avenir des salariés est incertain (Capture d’écran Google Earth)

Un gros manque d’argent… mais une demande forte

Le paradoxe dans cette histoire, c’est que les carnets de commande du groupe sont pleins, mais la trésorerie au plus bas. Frédéric Karas, de la CGT explique :

« On nous dit qu’on est encore à 1,5 million d’euros de trésorerie, mais même ça, ce n’est pas énorme. »

Les filiales Packaging et Construction sont particulièrement en difficulté pour s’approvisionner. Les syndicats interpellent le gouvernement pour les aider, ils demandent une subvention de 2 millions d’euros, pour succéder à l’autofinancement qui va finir par manquer :

« On a rendez-vous le 2 novembre à Bercy pour voir ce qu’on peut obtenir. On a aussi fait une demande de financement auprès du Conseil départemental du Bas-Rhin. »

Frédéric Karas explique comment Sotralentz s’en sort pour l’instant :

« Les actionnaires sont toujours là, mais deux administrateurs judiciaires ont été mis en place pour piloter le groupe. Ils ont décidé pour l’instant de fabriquer en petites séries, pour faire rentrer l’argent et le réutiliser, mais ce n’est pas viable. »

La suite reste incertaine, mais après une rencontre avec des élus, le président de la Région Grand Est Philippe Richert (LR) a promis que les entreprises qui reprennent les filiales auront le soutien de la Région, à travers le Fonds d’investissement régional de 50 millions d’euros. Pour le siège, la communication des syndicats est contre-productive, d’après Anne Palud :

« Elle nous fait perdre des clients. Pour l’instant, il faut que tout le monde se mobilise pour faire tourner l’usine. »

Des choix à la légalité contestée

Comment une entreprise centenaire, en grande forme il y a quelques années, arrive-t-elle au redressement judiciaire ? En fait, en plus des difficultés liés à la crise, certains avancent de graves problèmes au niveau du management. L’intersyndicale accuse les actionnaires de mauvaise gestion :

« Depuis 3 ans, nous avons fait remonter aux pouvoirs publics des informations sur la situation économique du groupe qui n’ont jamais été suivies d’effets. Nous avons mené des expertises des comptes à Packaging et SFAR, et relevé des éléments qui posent question. »

Ils pointent l’externalisation selon eux illogique de l’affrètement des camions dans une entreprise située au Luxembourg :

« La prestation est facturée 14% au-dessus des prix du marché, et surtout, aucun appel d’offres n’a été effectué. »

De son côté Patrick Béranger ne peut confirmer ces informations des syndicats. Mais d’autres anomalies financières questionnent les syndicats, comme selon Frédéric Karas :

« La maison mère Sotralentz SAS louait les locaux aux filiales pour 3 millions d’euros annuels (entre 600 000 et 900 000 euros par filiale). Enfin, la licence des moules utilisés en plasturgie et conçus dans la filiale Packaging a été transférée à une filiale Aquasolid qui la facturait ensuite à Packaging, celle-la même qui l’a conçu, c’est absurde. »

Sotralentz se targue d'avoir participé à la construction du bâtiment du Parlement Européen (Photo Caroline Alexandre/visualhunt/cc)
Sotralentz se targue d’avoir participé à la construction du bâtiment du Parlement Européen (Photo Caroline Alexandre/visualhunt/cc)

« Le management est très mauvais »

Le groupe semble souffrir de problèmes de management depuis quelques années maintenant, qui contredisent l’image d’une entreprise prospère aux difficultés si soudaines. Frédéric Schlesser raconte qu’à Secofab, le climat social a contribué à dégrader la situation :

« Cela fait 2 ans qu’on tire le signal d’alarme, le management est très mauvais. On a fait un dossier de risques psycho-sociaux très préoccupant, et il n’y a eu aucun changement. »

Patrick Béranger a des explications précises sur quelques erreurs de gestion à Packaging :

« Les principaux problèmes ont été des erreurs de gestion et de répercussion des prix, et un échec dans le développement d’un produit de substitution, qui a fait qu’après la vente, on ne couvrait même pas le coût de la matière première. Cela a coûté 2,5 millions d’euros. »

Il pense que des décisions importantes ont été prises trop tard, et qu’il aurait fallu restructurer le groupe plus tôt :

« Les actionnaires étaient à l’époque des managers proches du terrain, mais depuis quelques temps, ils sont débordés, ils ont perdu les pédales. Du coup, c’est comme un entraîneur de foot : si les résultats ne sont pas là, il dégage. »

« On a du travail mais l’État est absent »

Pour les syndicats, l’État est aussi responsable de la situation problématique du groupe en n’ayant rien fait malgré leurs alertes. Frédéric Karas est indigné :

« Pendant tellement longtemps, Sotralentz a mangé dans la main de l’Etat, avec les fonds du CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) surtout, et les pouvoirs publics n’ont rien demandé en contrepartie. Et maintenant ils ne veulent pas nous donner d’argent. »

Sotralentz rappelle en effet toutes ces entreprises en difficultés, bassin d’emploi et d’activité, comme le site d’Alstom à Belfort. Frédéric Schlesser pointe deux poids deux mesures :

« L’Etat n’est pas fichu de subventionner la trésorerie principale alors qu’il a acheté des trains à Alstom, qui n’avait plus de travail. Nous on a du travail ! Mais là, l’Etat est absent. »

« Tout le monde s’en fout »

Les syndicats expriment un grand sentiment d’injustice et inscrivent leurs revendications dans une lutte plus globale contre les inégalités de traitement, et, selon eux, la violence du système en faveur des personnes de pouvoir :

« On continue de demander à ce que la justice fasse son travail. Quand des employés deviennent violents, ils sont condamnés, mais quand trois actionnaires font n’importe quoi avec une grande entreprise, tout le monde s’en fout ! l faut aller voir ce qui se passe au Luxembourg, qui est un paradis fiscal. On attend des réponses sur les soupçons de fraude et d’abus de biens sociaux. »

Pour l’instant, la justice ne s’est pas penchée sur les questions soulevées par les employés, d’après les syndicats :

« On continue de demander à ce que la justice fasse son travail, on nous a dit que ça prendrait du temps, mais le procureur n’a pas lancé d’enquête. La seule avancée, c’est que l’administratrice judiciaire a nommé un cabinet d’expertise international pour faire la lumière sur les flux entre la France et le Luxembourg, mais ce n’est même pas son travail. »

Anne Palud déplore le timing de ces revendications, qui interfèrent avec l’urgence de sauver l’entreprise selon elle :

« Tout ça ne fera pas avancer le problème, ce n’est pas le moment. S’il y a eu des problèmes de gestion, cela sera de toute façon mis à jour par la suite et analysé par la justice. Il y a des administrateurs qui ont été mis en place, et ils n’ont pas modifié grand-chose. »

En attendant, les employés ne seront fixés sur leur sort qu’à la fin de l’année, quand les repreneurs et leurs intentions pour les filiales seront connus.


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