Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

« Vous avez fait ce qu’il y a de plus ignoble… frapper vos parents âgés »

À la barre. – Il y a les grandes affaires et le tout-venant des prétoires. Au tribunal de grande instance de Strasbourg, fin août, un homme de 44 ans est jugé pour avoir frappé, ivre, ses parents de 78 et 79 ans à coups de canne, quelques jours auparavant à Haguenau. Dans la même matinée, deux Strasbourgeois comparaissaient pour trafic de cannabis à la cité de l’Ill.

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« Vous avez fait ce qu’il y a de plus ignoble… frapper vos parents âgés »

La climatisation offre une fraîcheur à la limite du désagréable dans la salle d’audience provisoire n°1 du Tribunal de grande instance, quai Finkmatt à Strasbourg. Quand Yuksel S., 44 ans, apparaît dans le box des accusés, encadré par deux policiers et menotté, son visage est décomposé, ses yeux rougis, son nez contusionné.

À 3 heures du matin, il frappe père et mère avec une canne en bois

Devant un public clairsemé, le président Jean-Baptiste Poli décrit les faits. « Des cris dans l’escalier à 3 heures du matin » dans un immeuble de Haguenau, une voisine qui appelle les gendarmes, un homme « fortement alcoolisé » découvert dans l’appartement de ses parents, « couvert de sang ». « Son père, âgé de 78 ans, est à terre au fond du couloir, lui aussi couvert de sang », tandis que sa mère, 79 ans, est dans sa chambre avec des hématomes aux mains et à la cuisse. C’est avec la canne en bois dont son père s’aide pour se déplacer que Yuksel S. a frappé ses parents cette nuit-là.

Alors que leur fils a encore 0,80 gramme d’alcool par litre de sang à 6 heures du matin (environ 2 grammes au moment des violences), ses parents portent plainte et assurent, témoignage de la voisine à l’appui, qu’il s’agit de « faits récurrents », que ce n’est pas la première fois que Yuksel S. se montre violent, verbalement ou physiquement, avec eux.

« Je voudrais me défaire de ce fléau du fond du cœur »

Au fil du récit et des brefs échanges entre accusé et président, il ressort que Yuksel S. et sa femme – « que [son mari] vient d’envoyer en Turquie pour faire une insémination artificielle » – vivent depuis 12 ans chez les parents de ce dernier. « C’est ma femme qui fait à manger et s’occupe de ma mère », plaide l’homme derrière la vitre. Alcoolique depuis le début des années 1990, déjà condamné 11 fois, le plus souvent pour conduite en état d’ivresse, Yuksel S., au bord des larmes, se défend comme il peut :

« Je me rappelle de rien… Je regrette ces faits. Je veux me faire soigner. Je voudrais me défaire de ce fléau du fond de mon cœur… J’en ai vraiment marre ! »

« Elle s’est enfuie dans la chambre, où vous la poursuivez ! »

Des remords qui n’attendrissent pas vraiment la cour. Avant d’écouter les réquisitions de la procureure adjointe Emmanuelle Barre et la défense de l’avocate commise d’office Caroline Bolla, le président hausse le ton :

« Vous avez frappé votre père à la tête, vous avez trainé votre mère au sol… Elle s’est enfuie dans la chambre, où vous la poursuivez ! Vous avez fait ce qu’il y a de plus ignoble, frapper vos parents âgés ! Vous êtes d’une violence extrême vis à vis de vos parents… Je comprends que vous ayez un trou noir. »

Tourneur-fraiseur depuis plusieurs mois dans la même entreprise, Yuksel S. assure qu’il va trouver un appartement pour sa femme et lui. Sa sœur, présente dans le public, accepterait de l’héberger dans l’intervalle. Honteux, en sanglots, l’homme écoute la plaidoirie de son avocate, qui ne parvient pas à lui éviter le maintien en détention. Yuksel S. écope de 12 mois, dont 6 avec sursis. Pendant 3 ans, il a « obligation de traitement » et interdiction de se rendre chez ses parents ou de « fréquenter les débits de boisson ». Défait et sans un mot, il quitte la salle d’audience n°1.

Le Palais de Justice historique, construit en 1898 par l'architecte Skjold Neckelmann. (Photo LJ / Rue89 Strasbourg)
Le Palais de Justice historique, construit en 1898 par l’architecte Skjold Neckelmann. (Photo LJ / Rue89 Strasbourg)

Pas la première affaire de haschich pour Walid B.

Le dossier qui partage l’affiche avec celui du Haguenovien ce matin-là est une affaire de stupéfiants, ni d’importance, ni tout à fait anecdotique. Deux hommes comparaissent : l’un est en détention provisoire, Abdelhamid A., 32 ans, qui s’installe dans le box. L’autre, Walid B., 25 ans, comparaît libre, sous contrôle judiciaire.

Ce n’est pas la première fois que Walid B. est à la barre pour une histoire de haschich. Baskets blanches branchées, jeans à la coupe impeccable portés bas sur les hanches, t-shirt Chevignon bleu marine récent, le jeune homme se présente comme vendeur-cariste, célibataire et sans enfant. Dans le box, Abdelhamid A. a l’air plus fatigué, mais sa mise est toute aussi soignée : polo ajusté, crâne rasé de frais, barbe de trois jours parfaitement taillée. L’homme est quant à lui en couple et père de deux fillettes.

L’acheteur : « Un noir dans une voiture noire »

Les faits apparaissent décousus, parcellaires. Walid B. a été interpellé fin 2014 à la station de tram Homme-de-Fer. Il arrivait de la cité de l’Ill à la Robertsau, chargé d’un sac de sport Adidas où la police, prévenue par un informateur, a trouvé 4,585 kilos de résine de cannabis, soit l’équivalent de 20 à 45 000€ à la revente. Le jeune homme assure être « une mule », qui porte « pour la première fois » ce produit stupéfiant pour le compte d’un fournisseur et à destination d’un acheteur, tous les deux non-identifiés.

Du fournisseur, Walid B. dit ne connaître que le surnom, mais refuse de le divulguer par peur de représailles. « Il sait où j’habite », lance-t-il laconiquement. De l’acheteur, il ne propose qu’une description sommaire : « Un homme à la peau noire dans une Golf 4 noire », qu’il doit retrouver rue de Rothau, dans le quartier Gare. « Un grand noir dans une voiture noire », siffle le président, incrédule.

400€ promis pour « faire la mule »

Là où l’affaire se complique, c’est que l’enquête établit un lien (ténu) entre Walid B. et Abdelhamid A. : dans une nébuleuse de numéros de téléphone et d’appareils dédiés au trafic, achetés par « flottes » chez Lycamobile, un numéro apparaît sur le portable de Walid B. le jour de son arrestation et sur les listes d’appels de clients d’Abdelhamid A., mis sur écoute au printemps 2015. L’identification de ce numéro justifie que les deux affaires soient jugées ensemble.

« Vous connaissez la personne dans le box ? » demande le président à Walid B. « Non », répond le jeune homme à la barre, après un coup d’œil inexpressif sur sa gauche. « Quand vous a-t-on donné ces produits ? A qui deviez-vous les remettre ? » s’agace Jean-Baptiste Poli. « Chais pas », rétorque l’accusé, le plus en retrait possible de la scène. Bénéficiaire du RSA au moment de son arrestation, Walid B. explique qu’il avait besoin d’argent et qu’on lui avait promis 400€ ou une quantité de shit équivalente contre ce transport. « Moi, ce jour-là, je me suis retrouvé en prison… » commente-t-il seulement, amer. « Vous avez des doutes sur la personne qui vous a balancé ? » l’interroge le président. « Chais pas pourquoi on m’a fait ça… »

« Un appartement très coquet pour un titulaire du RSA »

Silence. Bruissement de paperasse. Le président se tourne vers le box clos. Soupçonné d’être le fournisseur de Walid B. et mis sur écoute, Abdelhamid A. est interpellé deux fois dans les mois qui suivent : il est d’abord pris en voiture avec 1800€ en liquide et un peu de cocaïne, puis avec 800 grammes de cannabis cachés dans un meuble à chaussures à son domicile, « très coquet pour un titulaire du RSA », juge le président en feuilletant les photos couleurs de l’appartement.

A propos du shit retrouvés chez lui ? « Je devais le garder pour quelqu’un ». De l’argent liquide dans sa voiture ? « Je l’avais gagné aux machines à sous en Allemagne… » De ses changements de numéros de portable toutes les trois semaines ? « Pour ma sécurité ». De son appartement tout confort ? « On me fait crédit ».

« Pour un père tranquille, vous avez une activité téléphonique intense », remarque encore le président, faisant passer à ses deux assesseures le tableau détaillé du réseau de numéros collectés. Les témoignages de deux de ses clients sont évoqués, sur lesquels le ministère public s’appuie pour dénoncer un trafic qui durerait depuis 15 ans et demander 4 ans de prison pour ce trafiquant.

« Quatre ans pour un petit vendeur de shit de la cité de l’Ill ? »

« Si le silence était un délit », embraie la procureure Emmanuelle Barre, les deux accusés ne mettraient pas le nez dehors avant longtemps, comprend-t-on à demi-mots. « Ils en disent le moins possible, comme toujours dans ces audiences de stup’, reprend-t-elle. Walid B. n’est pas clair et donne volontairement des renseignements inexploitables ! Sa défense n’est pas crédible, on se moque du monde ! » Et de rappeler que les quantités de cannabis en jeu sont importantes, cachant sans doute un plus gros trafic.

En réponse, l’avocate de Walid B., maître Gaëlle Bensoussan, plaide l’appartenance de son client « au monde d’en bas, celui qui prend tous les risques, le monde des démunis, des sans ressources », et martèle que le jeune homme, ex-gros consommateur de cannabis, est en train de reconstruire sa vie. Derrière elle, l’avocat d’Abdelhamid A., maître Michaël Wacquez, critique vertement les conclusions de l’enquête, « démonstration fantasmagorique » d’un lien entre les deux accusés. Il lance :

« Quatre ans pour un petit vendeur de shit de la cité de l’Ill ? Alors qu’il a une femme et deux petites filles dehors, qui n’ont pas vu leur père depuis des mois ? Quatre ans pour 800 grammes de cannabis et deux pauvres clients ? »

Pas sérieux, selon lui.

Et pourtant. Walid B., la « mule », écope de 30 mois, dont 18 avec sursis. Après 10 mois de préventive, il lui reste deux mois de prison à purger. Abdelhamid A., le fournisseur et donneur d’ordres présumé, reste quant à lui sous les verrous, purgeant une peine de 3 ans d’emprisonnement, dont 18 avec sursis et mise à l’épreuve. Il passera encore un an en prison avant de retrouver ses enfants.


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