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_jeanne_dark_ : théâtre intimiste et narcissique de la génération Instagram

Le 31 mars, un spectacle se jouera au Maillon, pourtant fermé. Il sera possible de le suivre en direct sur Instagram. _jeanne_dark_ est un spectacle atypique, pensé pour être diffusé via l’application mobile. Le dispositif est très réaliste puisque, durant une soirée, c’est de l’intimité choisie d’une adolescente en lutte contre son quotidien qu’il sera question.

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_jeanne_dark_ : théâtre intimiste et narcissique de la génération Instagram

Un spectacle qu’il est possible de suivre depuis un smartphone, cela semble parfaitement pensé pour la situation de distanciation extrême que vit la culture en temps de covid. Pourtant, la genèse du spectacle remonte à l’automne 2019, soit bien avant le premier confinement. Si Marion Siéfert a décidé d’investir la plateforme sociale comme matrice pour son spectacle, ce n’est pas tant pour sa capacité de partage à distance que pour son propos.

Jeanne et _jeanne_ : de chaque côté de l’écran

Une chambre de papier blanc et une jeune femme munie d’un téléphone. Jeanne, adolescente de 16 ans, est l’avatar avoué de la metteuse en scène et autrice Marion Siéfert. Coincée une famille catholique stricte, à Orléans, elle est mal dans sa peau, dans ses relations et dans sa ville. Alors elle prend son téléphone, comme un confessionnal ouvert sur le monde, et s’exprime via son compte Instagram. Entre le jeu de mots qui évoque une image de rébellion du « d’Arc » devenu « dark » et les tirets, _jeanne_dark_ est un pseudonyme parlant.

Le téléphone sur son pied évoque un microphone, et a la même destination : amplifier la parole et la diffuser au loin. Photo : de Matthieu Bareyre

La jeune Jeanne, incarnée par la danseuse et performeuse Helena de Laurens, partage un certain nombre de points avec la figure historique. Son fief orléanais, son rapport à la religion, sa virginité. Autant de marqueurs avec lesquels l’adolescente semble en lutte. Ses paroles sont directes et crues. Elle parle de son entourage, de son corps, de ses dégouts. Il n’y a pas de romantisation, mais une mise en scène visible du personnage qui assume l’évidence des choix de sa propre représentation.

Amener le théâtre dans le quotidien.

Bien que le live Instagram semble être l’élément le plus notable du spectacle, il n’est que complémentaire de la scène. Pour Marion Siéfert, la présence d’un public est importante. Elle alimente l’ambiance de la pièce, et donc la retransmission en direct. Réciproquement, les interactions avec les spectateurs en ligne nourrissent l’expérience du public en présentiel. Dans la salle, il est possible de voir au-delà du cadre de la caméra, et d’observer comment Helena de Laurens meut son corps. Malheureusement, avec la fermeture des théâtres, l’accès d’un public à la salle où se joue l’œuvre n’est plus possible.

Un aperçu du spectacle

Le support de l’application rompt avec la solennité et les contraintes des salles de spectacle. Ici, il est possible d’arriver en retard et de partir avant la fin. On peut parler, être distrait, faire une pause sans risquer les regards courroucés de ses congénères. En mettant le théâtre dans un objet aussi banal et quotidien qu’un smartphone, Marion Siéfert en fait un élément accessible, débarrassé de toute aura intimidante. Il est d’autant plus accessible que son accès est gratuit.

Le maquillage est d’autant plus pertinent lorsqu’il s’agit pour Jeanne de changer d’essence. Photo : de Matthieu Bareyre

Instagram, support créatif

Le live Instagram n’est pas juste un canal de diffusion. Il est pris comme un outil de créativité. Les filtres sont autant de masques qui permettent de déformer le visage, ce qui fait écho aux différents rôles que campe Jeanne. L’auto-mise en scène qui est la norme de cet exercice, tel qu’il est pratiqué par tout un chacun, rejoint une vision chorégraphique. Le spectacle est comme une partition musicale, avec des souffles, des moments de suspension, de brusques accélérations. Le téléphone est alors comparable à une marionnette, promenée ça et là. Selon sa disposition, l’image change du tout au tout, et Helena de Laurens se livre à un exercice de montage vidéo en parallèle de sa chorégraphie.

Le corps est mis en scène librement, avec toutes les aspérités du direct. Photo : de Matthieu Bareyre

Bien que le spectacle soit très écrit, l’interaction avec le public est importante. Le tchat du live est ouvert aux spectateurs et Jeanne ne se prive pas de dialoguer avec eux et de réagir à leurs commentaires. Maintenir ainsi le spectateur actif dans la réalisation du spectacle est une originalité qui détonne. Dans le milieu classique du rapport frontal, un public passif est assis sur un siège, face à la scène qui monopolise l’action, le quatrième mur, et les applaudissements de fin (donc après le spectacle) ne forment qu’un unique retour d’ascenseur. Cela est balayé par l’horizontalité du rapport renouvelé entre une scène et une salle aux contours bien plus flous.

Une mise en contact qui opère à distance

L’écran du téléphone apparait comme un miroir de poche dont le reflet vient se dupliquer sous les yeux d’une foule d’inconnus. Au vertige de cette exposition publique s’ajoute la sensation de liberté pour Jeanne, contrainte qu’elle est dans son quotidien. Le téléphone devient à la fois une chance d’évasion et un filtre qui révèle les véritables pensées de Jeanne, sous les apparence entretenues au jour le jour.

Sans se limiter à penser son support, _jeanne_dark_ est une tranche de vie dans un cadre bien plus vaste. L’authenticité et le naturel de son interprète et la simplicité du dispositif favorisent l’empathie. Les soucis, colères et humeurs que partage l’adolescente du récit parviennent de plein fouet au public. En ces temps de distanciation sociale, ce spectacle montre le paradoxe d’une relation humaine qui se fait plus intense et directe justement parce qu’elle passe par un écran.


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