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Ammonitrates : deux rapports pointent une réglementation et des contrôles insuffisants au port de Strasbourg

Deux rapports pointent les « lacunes règlementaires » dans l’encadrement de la manutention des ammonitrates, ces engrais potentiellement explosifs, dans les ports fluviaux. Le Port autonome de Strasbourg est le deuxième plus gros port fluvial de France.

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Ammonitrates : deux rapports pointent une réglementation et des contrôles insuffisants au port de Strasbourg

L’explosion, le 4 août 2020, d’un stock de nitrate d’ammonium technique (dédié à la fabrication d’explosifs) dans le port de Beyrouth, causant la mort de 215 personnes, a fait l’effet d’un électrochoc. Le 30 septembre 2020, le ministère de la Transition écologique missionne le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) et le Conseil général de l’économie (CGE) pour dresser un état des lieux de « la gestion du risque lié à la présence d’ammonitrates, (des engrais azotés fabriqués à partir de nitrate d’ammonium, ndlr), dans les ports maritimes et fluviaux en France. » La France est la première consommatrice d’ammonitrates en Europe de l’Ouest. Ces engrais sont principalement utilisés à des fins agricoles.

« Lacunes règlementaires »

Dans leurs conclusions, rendues le 21 mai 2021, les experts du CGEDD qualifient la situation dans les ports fluviaux « d’artisanale » et pointent des « lacunes règlementaires » qui laissent le champ libre à des pratiques potentiellement dangereuses. Les auteurs rappellent :

« Si la probabilité d’occurrence d’un accident est faible, le danger (importance des dégâts en cas d’accident) est élevé. Une explosion d’un stock même limité d’ammonitrates haut dosage peut provoquer des dégâts considérables. »

Quatre sénateurs, se basant en partie sur les données et analyses du CGEDD, ont eux aussi publié un rapport d’information sur le sujet le 6 juillet 2022. Ils confirment la légèreté du cadre règlementaire encadrant le trafic d’ammonitrates dans les ports fluviaux et appellent à un renforcement de celui-ci. La situation dans les ports maritimes est « satisfaisante », selon les rapporteurs.

Des données parcellaires

Selon les estimations du CGEDD, basées sur les chiffres partiels de l’importation, 50 000 tonnes d’ammonitrates haut dosage importés transiteraient chaque année par la voie fluviale en France, ce qui représente une part minoritaire du trafic global. Il n’existe pas de données précises, ni à l’échelle nationale ni au niveau local, sur la nature et les quantités d’ammonitrates qui circulent par voie fluviale.

« En 2021, les matières dangereuses représentent moins de 2% de la totalité des marchandises qui transitent par le Port de Strasbourg », indique Pauline Jacquet, responsable de la promotion portuaire du Port autonome de Strasbourg (PAS), deuxième plus gros port fluvial de France. Aucune distinction n’est faite entre les « matières dangereuses ».

Des ammonitrates haut dosage transitent par le Port autonome de Strasbourg Photo : d’illustration/Rue89 Strasbourg/cc

La « faiblesse » du cadre règlementaire

Les ammonitrates sont soumis à différentes règlementations. Sur la voie fluviale, c’est le règlement international ADN qui s’applique. Quand ces engrais sont stockés sur des sites fixes, au-dessus d’une certaine quantité – 250 tonnes en vrac et 500 tonnes en sacs appelés « big bags » – ils rentrent dans le cadre du régime des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), qui prévoit des mesures de précaution en matière de stockage et de défense incendie notamment. Ces stocks doivent faire l’objet de déclaration auprès de la Direction régionale de l’environnement (Dreal) et peuvent être contrôlés.

Mais entre le transport et le stockage, les ammonitrates sont chargés, déchargés, parfois posés à terre temporairement en attendant de passer d’un véhicule à un autre. Cette manutention s’effectue dans une « situation floue intermédiaire », selon le CGEDD, et n’est que peu encadrée. Dans les ports fluviaux, les ammonitrates peuvent être déposés à même le sol, parfois en vrac. Ces pratiques augmentent le risque de contamination qui accroît leur réactivité, et donc, leur potentiel explosif. Elles sont interdites dans les ports maritimes. Selon les rapporteurs sénatoriaux :

« La faiblesse du cadre réglementaire concernant la manutention de matières dangereuses dans les ports fluviaux ne permet pas un contrôle effectif de ces opérations dans ces infrastructures. »

Des ammonitrates qui circulent incognito

« Sur les terminaux nord et sud, détenus à 100% par le port, des règles strictes de sécurité s’appliquent. Un plan de prévention des risques encadre la manière dont on traite et gère les marchandises, les lieux de stockages et les dispositifs de défense incendie qui y sont rattachés », indique Pauline Jacquet.

Cinq-cents entreprises sont implantées dans le Port autonome de Strasbourg. Des cargaisons d’ammonitrates transitent directement sur ces sites, et ne sont pas soumises aux même règles que sur les terminaux. La règlementation prévoit que le préfet définit les lieux où l’on a le droit de charger et décharger des matières dangereuses dans le port.

Un évènement relaté dans le rapport du CGEDD démontre toutefois que des cargaisons d’ammonitrates peuvent passer entre les mailles du filet :

« Il a également été rapporté que les pompiers avaient découvert la présence de près de 480 t de big bags d’ammonitrates haut dosage, sur le site d’une coopérative exploitant des silos de céréales sur le port de Strasbourg en se rendant sur place pour éteindre l’incendie d’un silo. Cette utilisation d’un appontement portuaire pour décharger des matières dangereuses était inconnue aussi bien de la direction du port de Strasbourg, que de l’ensemble des services de l’État. »

De sources concordantes, cette situation fait référence à l’explosion du silo à céréales Silorins, appartenant au Comptoir agricole Strasbourg, survenu le 6 juin 2018. Contacté, le Comptoir agricole Strasbourg n’a pas répondu à nos demandes d’interview.

Lors de l’incendie du silo à céréales Silostra Silorins, survenu le 6 juin 2018, les pompiers ont découvert la présence de près de 480 tonnnes de big bags d’ammonitrates haut dosage, sur le site d’une coopérative exploitant des silos de céréales du port de Strasbourg. » Photo : Document préfecture Bas-Rhin

Des contrôles insuffisants ?

Le contrôle des ammonitrates sur les voies fluviales s’articulent entre plusieurs acteurs. D’abord, quand une péniche navigue sur le Rhin avec des matières dangereuses, elle a l’obligation d’annoncer la nature et la quantité de sa cargaison auprès du centre d’alerte rhénan d’informations nautiques de Gambsheim (Caring) et géré par Voie navigables de France (VNF). Ce dispositif est prévu par un règlement de police de la navigation local spécifique au Rhin, induit par son statut international. Cette obligation d’annonce n’est pas effective sur tous les fleuves, précise le CGEDD dans son rapport.

Les bateaux transportant des ammonitrates peuvent également faire l’objet de contrôles inopinés menés par la gendarmerie fluviale ou la Direction régionale de l’environnement (Dreal). Geneviève Lang, membre de la brigade de Gambsheim de la gendarmerie fluviale et formatrice nationale pour le contrôle des matières dangereuses, détaille sa mission :

« Lors d’un contrôle sur l’eau, on demande aux équipes de nous fournir tous les documents obligatoires relatifs aux transports de matière dangereuse. On regarde si les systèmes d’extinction incendie sont prêts à fonctionner, si des équipements comme des masques faciaux sont bien présents etc. Quand on est à quai, on prend plus de temps pour réaliser un contrôle complet. Les cargaisons d’ammonitrates ne sont pas traitées différemment d’une autre matière dangereuse. Nous travaillons étroitement avec les services de la Dreal et faisons parfois des contrôles ensemble. »

Un manque de contrôles dans les ports fluviaux

Lors de leur audition par le Sénat, le 1er décembre 2021, retranscrite en annexe du rapport sénatorial, deux auteurs du rapport du CGEDD, Michel Pascal et Jérôme Goellner, tous deux ingénieur général des Mines estiment que les contrôles effectués par la Dreal dans les ports fluviaux sont insuffisants. Michel Pascal précise :

« Le problème de Strasbourg et d’Elbeuf n’est pas une question de moyens humains. Une visite une fois par an prend peu de temps. La DREAL pourrait s’en occuper. Or elle ne le fait pas. »

Et Jérôme Goellner de renchérir :

« Des contrôleurs des transports terrestres contrôlent le transport des matières dangereuses. Ils dépendent des DREAL. Leur priorité, c’est la route. Ils contrôlent beaucoup de camions, quelques lignes de chemin de fer et très peu de voies fluviales, les ports relevant des capitaineries. Il ne serait pas très compliqué de faire quelques contrôles dans les ports, et cela ne nécessiterait pas beaucoup de monde. »

Contactée à ce sujet, la préfecture n’a pas répondu à nos demandes d’entretien.

Pas d’évolution règlementaire pour le moment

Le CGEDD émet des recommandations pour améliorer la situation, en particulier dans les ports fluviaux. Elles visent d’une part à renforcer la surveillance et le contrôle des matières dangereuses, et d’autre part à aligner la règlementation des ports fluviaux en la matière sur celle, plus stricte, qui s’applique aux ports maritimes.

Depuis mai 2021, date de publication du rapport du CGEDD, il n’y a eu aucune évolution règlementaire encadrant davantage le trafic d’ammonitrates haut dosage sur les voies fluviales et dans les ports fluviaux. Un arrêté gouvernemental a bien été pris le 7 février 2022. Il renforce l’encadrement de la manutention des matières dangereuses dans les ports… maritimes.

La question de se passer des ammonitrates, en raison des risques pour la sécurité que cette matière fait peser sur la population, s’est posée pour de nombreux pays. L’Allemagne, la Belgique, l’Irlande, l’Australie, la Turquie, la Chine et l’Inde, ont interdit les ammonitrates haut dosage sur leurs sols, ou ont assujettis leur usage à des « règles draconiennes », notent les experts du CGEDD.


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