Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Confiné, l’art émergent strasbourgeois tente de survivre à la crise

Le deuxième confinement a porté un coup critique à l’industrie de la Culture. Tandis que les structures culturelles reportent, voire annulent leur programmation, nombre d’artistes sont livrés à eux-mêmes. Comment mesurer les effets de cette décision gouvernementale sur l’art et la création ? Et quelles sont les conséquences pour les artistes émergents ? Le monde de l’art contemporain à Strasbourg cherche des solutions et reconnaissance.

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En-tête

L’art contemporain a besoin de rencontrer son public pour exister. Avec le reconfinement, la création se trouve isolée des regards. Comment le milieu artistique strasbourgeois a-t-il survécu à 2020 ? Étudiantes en Master Critique-Essais à l’Université de Strasbourg, privées des expositions et des rencontres artistiques qui catalysent nos études, nous avons décidé de mener l’enquête en allant virtuellement, confinement oblige, à la rencontre des artistes, des commissaires d’exposition et des institutions culturelles.

« Ce reconfinement ébranle et fragilise encore davantage le secteur culturel »

Pour le milieu culturel institutionnel autant que pour le secteur artistique indépendant, ces deux confinements ont été dévastateurs. Festivals reportés, expositions en pause : l’incertitude règne parmi les artistes et les structures. Les calendriers sont sans cesse ajournés.

« Ce reconfinement ébranle et fragilise encore davantage le secteur culturel et la situation des artistes, qui se sont à peine relevés du premier confinement. Il plonge de nouveau le secteur dans une hibernation », estime Élodie Gallina, responsable de l’Espace International au Centre Européen d’actions artistiques contemporaines (CEAAC). Les collectifs artistiques indépendants n’ont d’ailleurs pas la possibilité de reporter sans cesse leur programmation : « C’est la deuxième fois qu’on annule notre festival« , regrette Olivier Maurel, cofondateur du groupe de musique expérimentale HANATSUmiroir.

Vue de l’exposition PRISMES, Goethe, réflexions contemporaines, née dans le contexte du premier confinement et écourtée par le second, CEAAC, septembre 2020. (Crédit photo : Élodie Gallina)

D’autres associations ont eu plus de chance. « On fait partie des projets qui ont pu continuer à évoluer malgré le calendrier compliqué de cette année », raconte Cléophée Moser, artiste et cofondatrice du collectif artistique Eaux Fortes. Cette association soutient l’art contemporain émergent par des publications, l’élaboration d’expositions ou encore par l’aide à la création. Dans les lieux d’art contemporain également, quelques expositions ont tout de même réussi à se concrétiser entre les deux confinements. C’est le cas de PRISMES, Goethe, réflexions contemporaines au CEAAC. Née dans le contexte inédit de la crise sanitaire, l’exposition ouverte à partir du 18 septembre a été écourtée par le second confinement.

La pandémie a pu par ailleurs avoir des effets inattendus. Pour Nygel Panasco, jeune artiste strasbourgeoise musicienne et illustratrice, le premier confinement a été libérateur. Afin de se consacrer entièrement à son art, elle a quitté son emploi alimentaire dans un magasin de vêtements. Une décision qui semble lui réussir, puisque ses projets continuent à grandir : elle a publié en octobre dernier L’an 2021, un livre d’illustrations imaginé comme une « vision de ce que l’avenir nous réserve ».

Nygel Panasco, Symptôme, dessin tiré de l’ouvrage L’an 2021 paru en octobre 2020. Crédit photo : Nygel Panasco

« Sans le public, je ne sers à rien »

La solitude et l’isolement ont néanmoins porté un coup dur aux artistes et professionnels de la culture. Le manque de public se fait largement ressentir.  « En tant qu’interprète musical, je suis un médium entre le compositeur et le public. Sans lui, je ne sers à rien », remarque amèrement Olivier Maurel. 

Difficile d’envisager l’avenir pour l’ensemble des personnes interrogées. Nygel Panasco reprend :

« Il y a énormément de zones d’incertitudes. Tellement de domaines vont mal et celui de l’art contemporain en fait partie. Il y a une précarité importante, et je n’ai pas l’impression que ça va aller en s’améliorant »

Cynthia Montier, jeune artiste-chercheuse développant des performances et des interventions collectives dans l’espace public, en contact avec des publics plus précaires, constate chaque jour la violence de cette mesure. Le confinement a cela de sordide qu’il « amplifie » les inégalités dans la population. Isolement, perte et difficulté de la recherche d’emploi, de logement… Les chiffres ne trompent pas : selon le niveau de vie et les conditions de confinement, cette mesure est vécue très différemment. Une enquête d’Ipsos-Sopra Steria pour le Centre de Recherches politiques de Sciences Po (anciennement Cevipof), parue dans Le Monde, mettait ainsi en garde contre les conséquences psychologiques d’un confinement prolongé chez certaines catégories de la population.

Face à cela, la création prend toute son importance : n’avons-nous pas toutes et tous besoin, plus que jamais, d’avoir accès à de l’art et de la culture ? Pour Cléophée Moser, la culture n’est pas une priorité pour l’État :

« Historiquement, c’est une vérité : à chaque fois qu’il y a un drame sociétal qui se produit, on se rend compte qu’il y a très peu d’investissements qui sont faits pour les artistes. Considérée comme inutile, notre pratique passe en dernier, ce qui est paradoxal puisque les gens n’ont jamais autant consommé ou cherché à consommer de culture qu’en ce moment. Sans elle, ils deviendraient fous. » 

Fallait-il maintenir un accueil du public dans les expositions et les lieux d’art pour ce second confinement ? Élaborer un projet d’exposition, de concert ou de festival est un travail de longue haleine. Olivier Maurel redoute que les deux ou trois prochaines années soient « pauvres » en événements.

« Il n’y a pas réellement de statut d’artiste. Le problème est structurel »

Comme beaucoup de secteurs, l’art contemporain se retrouve en grande difficulté financière. Face à la crise, l’État et les collectivités territoriales ont mis en place des aides d’urgence : plus de cinq milliards d’euros ont été débloqués par le gouvernement français pour aider les secteurs de la culture. Une mesure satisfaisante ? Pas si sûr. Ce soutien est soumis à conditions, et faute de revenus suffisants, nombre de jeunes artistes émergents n’ont pas pu en bénéficier.

À l’échelle régionale, les soutiens paraissent plus à même d’aider ces créateurs et créatrices. L’Eurométropole a ainsi réuni un fonds d’urgence d’environ 200 000 euros, permettant à différentes structures de la Ville de Strasbourg l’acquisition d’œuvres d’une trentaine d’artistes de la métropole, comme Léa Barbazanges, Nora Fluckiger al Zemmouri, Saba Niknam, Ainaz Nosrat ou encore Gretel Weyer.

Autre levier selon Anne Mistler, adjointe à la maire et responsable des arts et des cultures, l’Artothèque à Neudorf. Son fonds d’œuvres d’art destinées au prêt pour les abonnés des médiathèques consacre depuis mars la totalité de son budget aux nouvelles acquisitions d’œuvres. « L’objectif est d’apporter une aide et un budget consacré à ceux qui font le dynamisme culturel du territoire, complète Madeline Dupuy Belmedjahed, directrice de l’Artothèque.

La Ville de Strasbourg a mis par ailleurs mis en place des dispositifs d’écoute et annulé des loyers d’ateliers d’artistes dont elle est propriétaire lors du premier confinement.

De leur côté, le CEAAC et le Syndicat Potentiel – l’historique association d’artistes et espace d’exposition, désormais située au Neudorf – proposent à leur manière de soutenir la création contemporaine. Le premier remplace ses prochaines résidences de création par des « cartes blanches », des projets réalisés en toute liberté par l’artiste. Le second propose un « Appel à manifestation d’affinités » pour leur future programmation. En outre, la Bourse de Résidence à Domicile mise en place par le Frac (Fonds Régional d’Art Contemporain) Alsace a permis à Cynthia Montier de continuer à créer pendant le confinement. Le but de ces dispositifs : permettre la rémunération des artistes tout en les rendant plus visibles. 

Cependant, tous les collectifs d’artistes ne sont pas directement affectés par la crise. L’ensemble musical HANATSUmiroir n’en souffre pas dans l’immédiat et a refusé certaines offres de financements publics. Ces derniers devraient être maintenus en dépit de l’annulation des festivals. De plus, jusqu’au 31 août 2021, la protection des intermittent·e·s du spectacle est garantie par le dispositif dit de « l’année blanche ». 

L’outil numérique : un territoire sous-investi

Mais tout cela est-il suffisant ? La crise sanitaire met en avant la profonde instabilité de la condition d’artiste. « Au-delà des dispositifs d’aides mis en place par la Ville et l’Etat, je pense que la plupart des artistes cherchent des bricolages pour s’en sortir. Les aides, c’est très bien, mais ça ne change rien au fait qu’il n’y a pas réellement de statut d’artiste. Le problème est structurel », affirme Cynthia Montier.

Cynthia Montier & Ophélie Naessens, RITUAL OF HOPSCOTCH — AN ESOTERICOGEOGRAPHICAL ATTEMPT, Mai 2020. Workshop conversation de groupe. Vidéo 33 min 31 sec. Crédit photo : Cynthia Montier

Puisque la crise semble partie pour durer, artistes et structures ont dû repenser leur pratique et leur fonctionnement pour pouvoir continuer à créer dans ce contexte inédit. Tandis que certains sont habitués à travailler depuis leur domicile, d’autres ont dû revoir entièrement les formats de création et de diffusion. C’est le cas de Cynthia Montier, qui développe un art basé sur l’expérience collective notamment dans l’espace public. Avec le confinement, elle a dû imaginer de nouveaux dispositifs: des performances sous attestation dérogatoire ou bien des workshops à distance comme avec Ritual of Hopscotch, un protocole de rituel collectif en ligne qui questionne les espaces géographiques tant virtuels qu’ésotériques. 

Pour autant, le virtuel n’est pas non plus une solution miraculeuse. Selon Olivier Maurel, le premier confinement avait donné lieu à une surproduction – souvent médiocre – sur les réseaux. Il critique notamment l’exploitation gratuite de la culture, en évoquant la mise en garde de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi, une institution des Nations Unies) dans une enquête menée auprès de la population en avril.

Paradoxalement, le virtuel est mis en avant comme la seule alternative pour imaginer l’avenir. De nouvelles plateformes de vente d’œuvres en ligne voient le jour dans l’optique de poursuivre la mission des galeries : permettre aux artistes de vendre et de vivre de leur art. C’est ainsi que Les Nouveaux Collectionneurs, propose tant de la vente d’œuvres en ligne depuis leur site qu’un travail curatorial, avec l’exposition FRONTIÈRES présentée sur leur site Internet. Cette initiative en collaboration avec plusieurs artistes cherche à rendre l’art plus accessible.

Pour les structures et les lieux d’arts, la problématique se situe du côté des expositions : comment les valoriser à distance ? Ce processus passe par un développement de la présence sur les réseaux sociaux, un outil relativement délaissé jusqu’à présent. La communication, à défaut de se faire en présentiel, passe alors par la multiplication de podcasts, de rétrospectives vidéo, de présentation des collections… 

« Nos corps ne vont pas disparaître. Nos espaces non plus »

Selon Estelle Pietrzyk, directrice au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS), ce nouvel investissement des réseaux « viendrait combler le manque d’un champ qui n’était pas pour le moment sur-investi en France ». « Ce n’est pas qu’une question de confinement, c’est aussi une question d’accessibilité à des publics plus empêchés », ajoute-t-elle, relevant un avantage crucial du virtuel. 

Tirant parti de l’outil numérique, le collectif artistique et curatorial Eaux Fortes envisage un format hybride pour sa prochaine exposition, Maison de force #bainspublics : une édition qui sera à la fois physique et digitale. « Tout l’enjeu pour l’art contemporain sera de trouver comment parvenir à avoir du corps à l’intérieur d’espaces digitaux, qu’il sera nécessaire de développer », ajoute Cléophée Moser.

Capucine Vandebrouck, Hi Robert 2, 2020, PVC radiant, 210x180x17 cm, exposition PRISMES, Goethe, réflexions contemporaines, CEAAC, septembre 2020. Crédit photo : Élodie Gallina

Le virtuel ne pourra jamais se substituer à l’expérience physique de l’’art, aux sensations qui surgissent dans cette rencontre. Si l’art contemporain nécessite d’être vu et expérimenté pour exister, comment retrouver « des espaces de partage, de découverte, d’émerveillement, d’enchantement et de sensible ? », se demande Cléophée Moser. « Nos corps ne vont pas disparaître. Nos espaces non plus », affirme-t-elle.

Élodie Gallina partage cet avis :

« Je pense et suis intimement convaincue que le médium exposition doit et continuera d’exister. Le public a besoin de ressentir, de voir, d’éprouver l’art. Par ailleurs, la proximité physique avec l’œuvre originale, associée à l’expérience de l’espace et du lieu, convoquent des sens ou des émotions que le virtuel ne pourra jamais supplanter. »

La réouverture des lieux d’art et d’exposition prévue le 15 décembre devait apporter un peu réconfort avant la fin d’année. Le report au plus tôt au 7 janvier ajoute au sentiment que l’art passe après le reste.


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