
Ariane et Barbe-Bleue est à l’affiche de l’Opéra du Rhin jusqu’au 6 mai. Mis en scène par Olivier Py avec les Choeurs de l’Opéra du Rhin et l’Orchestre symphonique de Mulhouse, le spectacle donne en trois actes puissants une certaine vision de l’engagement et de l’émancipation.
Il y a une complexité essentielle dans le livret d’Ariane et Barbe-Bleue écrit par Maeterlinck. D’une finesse irréprochable et tout en nuances, la fable est pleine de contradictions des comportements humains qui lui confèrent une justesse troublante. Il est vrai que Maeterlinck a écrit ce texte dans un monde tourmenté, en 1899 (l’opéra en lui-même a été joué pour la première fois à l’Opéra Comique de Paris en 1907), une époque partagée entre les reflets chatoyants mais déjà fuyants des Lumières et les luttes encore vivaces de la Commune. C’est sans doute avant tout pour cela qu’Ariane et Barbe-Bleue raisonne aujourd’hui avec une force aussi étonnamment actuelle que décuplée.
La complexité presque psychanalytique de Ariane et Barbe-Bleue réside en partie dans le sous-titre de la pièce La délivrance inutile. Il y est question de la difficulté d’être libre, et de la stratégie à déployer, parfois en vain, pour amener des peuples oppressés à briser leurs chaînes. Ainsi Ariane fait-elle preuve d’une infinie tendresse et patience à l’égard de ses soeurs prisonnières et par elle libérées, tout en essayant de leur faire réaliser leur propre attitude de soumission : « Mes pauvres soeurs, pourquoi voulez-vous donc qu’on vous délivre si vous adorez vos ténèbres ? »
La douce habitude de la domination
Ariane et Barbe-Bleue est parfois considéré comme un opéra féministe, parfois comme son exact opposé. C’est un opéra qui contient principalement des rôles de femmes, – Barbe-Bleue lui-même ne faisant que de très courtes apparitions-, et qui raconte l’histoire d’une femme qui en délivre d’autres. Cependant la libératrice se heurte, malgré la mise en place d’une sororité très forte, au refus des femmes d’être libérées : elles choisissent de poursuivre leur soumission à leur geôlier, trop habituées à celui-ci pour aller vers l’inconnu.
Ariane et Barbe-Bleue souligne que la liberté peut être aveuglante, et l’oppression posséder son lot de normalité rassurante. Ariane interroge cette normalité lorsqu’elle descend dans le cachot : « Il y a donc une clarté dans les plus profondes ténèbres? »
La figure d’Ariane va au-delà des luttes féministes, même si elle peut en porter l’étendard : elle est avant tout un exemple de transgression salutaire, et c’est ce refus des contraintes et de toute forme d’interdit qui la pousse vers l’engagement : « Tout ce qui est permis ne nous apprendra rien ». Ariane a tout du leader : tour à tour inspirante, rassurante, éblouissante, enivrante… Elle se sauve elle-même, mais il y a quelque chose de profondément vain, une cruelle noirceur dans sa limite à émanciper les autres.
Est-ce bien nécessaire ?
Les trois actes de l’opéra sont rythmés par des interludes musicaux et dansés, d’un esthétisme léché et à l’image de la magnificence des décors. Cependant l’on peut s’étonner du choix de l’ambiance un tantinet « donjon sado-masochiste » qui y est présentée. On peut y voir une certaine contradiction avec le message libérateur et émancipateur de la pièce, en particulier pour les femmes, lorsque l’on sent une certaine complaisance de la mise en scène à s’étendre plus que nécessaire sur des figures de femmes humiliées et dénudées. Égarement ou volonté délibérée d’ajouter une tension érotique ? Cela n’apporte en tout cas pas grand chose au spectacle.
Plein les yeux
On ne lésine pas sur les moyens pour en mettre plein la vue au spectateur d’Ariane et Barbe-Bleue, et l’on ne saurait bouder son plaisir. La scénographie, les décors et les costumes pensés avec le compagnon de route de longue date d’Olivier Py, Pierre-André Weitz, sont faits de pure magie. Il y a quelque chose de cinématographique dans l’utilisation de l’espace, une profondeur de champs sans cesse redéfinie qui offre son lot de surprises et d’onirisme.
Ces décors sont tellement imposants qu’ils semblent presque, par moment, écraser la musique pourtant vive et wagnérienne de Paul Dukas. Il faut souligner cependant tout particulièrement la prestation de la chanteuse Sylvie Brunet-Grupposo, la Nourrice d’Ariane, qui par son amplitude et sa justesse fait sonner l’opéra d’une façon tout à fait jubilatoire.
Engagez-vous !
C’est le message qu’Olivier Py semble envoyer au spectateur d’Ariane et Barbe-Bleue. L’opéra, comme le spectacle en général, ne change peut-être pas le monde, mais on peut espérer qu’il y contribue. Toute l’oeuvre d’Olivier Py se construit dans cette direction et le choix de mettre en scène Ariane et Barbe-Bleue, qui le taraudait depuis plus de 15 ans, ne fait pas exception à la règle.
Si cet opéra est aussi rare (c’est la première fois qu’il est monté à Strasbourg) et aussi mal connu, c’est peut-être justement pour cette raison : il est aussi proche de l’éducation populaire et des mouvements contestataires et pacifistes qu’un opéra peut l’être. Militantes et militants, n’hésitez plus et allez voir Ariane et Barbe-Bleue, ce spectacle est fait pour vous!
Ici la journaliste fait en effet étalage de sa science plutôt confuse. Elle s'écoute beaucoup écrire. Pour au final, inviter les militants (lesquels?) aller voir un spectacle institutionnel et qui en met plein la vue tant les moyens sont prévus pour faire le show.
A lire cette critique bien plus sévère (presque trop d'ailleurs) ici: http://www.lemonde.fr/scenes/article/2015/04/30/ariane-et-barbe-bleue-de-mal-en-py_4625773_1654999.html
sans oublier les commentaires cruels qui ponctuent l'article, de la part de certains lecteurs qui rappellent en effet que M.Py s'était engagé à ne se concentrer que sur sa principale fonction. Apparemment le monsieur est amnésique et continue de faire comme avant. Rien n'est trop beau trop cher pour lui. On le verra à l'oeuvre aussi avec le roi Lear à Avignon cet été. Que d'audaces!
Je comprends vos doutes sur des tourments à cette époque. Mais l’intensité des tourments du monde est bien difficile à saisir dans l’esprit des hommes. D’autant que c’est beaucoup une affaire de perception largement influencée par le vécu de chacun et ce que disent les medias et les politiques du moment. Ce qui m’interroge face à « Ariane et Barbe-Bleue » (parce que c’est cela le sujet de l’article) c’est : quelles perceptions Maeterlinck a de son époque et quel est l’engagement de sa pensée (si elle est engagée) ? Maeterlinck est dans le symbolisme, on peut donc s’attendre à ce qu’« Ariane et Barbe-Bleue » fonctionne comme une analogie. Mais de quoi ? Si vous avez des sources qui éclairent ces questions je suis preneur. L’idée (du novice que je suis) que j’en ai pour le moment c’est que Maeterlinck parle avant tout de diverses formes d’oppressions et d’autoritarismes de son époque (la condition des femmes, les colonisations, la soumission à l’idée toute puissante de la nation qui vient se substituer aux dogmes religieux qui eux mêmes sont de retour, la montée des idées racistes et xénophobes). A propos de tourments en 1899 : nous sommes en pleine affaire Dreyfus et quelques années après les premiers pogroms et la grande diffusion de la xénophobie à travers toute l’Europe.
Ce qui m’intéresse c’est : est-ce-que Maeterlinck perçoit tout cela ? Est-ce qu’avec Ariane il en appelle, comme les Lumières l’ont fait, à la quête d’émancipation et à l’engagement volontaire contre l’oppression ou la soumission ? Si 1889 n’est pas l’année la plus tourmentée de l’histoire, 15 ans après le premier conflit mondial qui éclatera n’est probablement pas un coup de tonnerre dans un grand ciel bleu. Sans doute que Maeterlinck voyait que le ciel était sombre et tourmenté.
L'affaire Dreyfus ne montre aucune "montée" de l'antisémitisme. L'antisémitisme est bien sûr présent partout en Europe en 1900, mais il tend partout à reculer : en France, Dreyfus sera réhabilité en 1906, et la République a conservé aux Juifs l'égalité de droit, l'empire austro-hongrois a donné aux Juifs la citoyenneté, l'Angleterre ne les persécute pas, même si elle limite leur immigration. Dans l'Empire allemand, ils ont également des droits égaux avec les autres citoyens. Voyez Vienne en 1900 ! Cela ne fait pas de l'Europe le paradis de l'égalité, mais il est faux de considérer l'Europe de la fin du XIXe comme un théâtre de "montée du racisme". C'est nous qui, aujourd'hui, avons tendance à considérer notre époque comme telle.
Quand vous écrivez : "la condition des femmes, les colonisations, la soumission à l’idée toute puissante de la nation qui vient se substituer aux dogmes religieux qui eux mêmes sont de retour, la montée des idées racistes et xénophobes", je crois que vous faites la liste des préoccupations de notre époque, pas des intellectuels des années 1900.
Au sujet de la vision de Maeterlinck, il existe un article de Paul Dukas de 1910 sur l'intrigue de son opéra. Il laisse entendre que cet opéra est une méditation sur la servitude volontaire, sur l'opposition entre des natures supérieures faites pour la liberté (Ariane) et des natures médiocres faites pour la servitude (les femmes de Barbe-Bleue). Nous serions donc ainsi dans le cadre d'une méditation de Dukas et Maetterlinck qui souligne le caractère tragique de la condition humaine, et absolument pas dans celui d'une oeuvre de "lutte sociale", comme le laisse entendre l'analyse somme toute assez rudimentaire de l'auteur de cet article, laquelle repose sur une connaissance historique assez sommaire de l'époque de création de l'opéra.
J'ai bien l'impression que faute de connaître l'histoire culturelle et politique du XIXe siècle et des années 1900, l'auteur de l'article ait interprété cette oeuvre à partir de quelques idées simplistes qui s'y adaptent assez mal.
Exemple ? Voici une brève citation de l'article de Dukas au sujet d'Ariane : "Mais sa révolte n’a rien de raisonné, de théorique. Ce n’est pas en vertu d’une conviction féministe qu’elle agit, mais par l’expansion d’une nature supérieure, surnaturellement bonne et active, et parce qu’elle croit les autres semblables à elle-même." ("Moralité à la façon des contes de Perrault", de Paul Dukas, in Revue Musicale de 1910)
Nous sommes assez bien documentés sur l’Europe des années 1900, et le contexte n’est pas lui d’une montée du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme. Si l’affaire Dreyfus révèle la persistance de l’antisémitisme, elle n’a aucune traduction dans les politiques publiques par la suite. Il y avait en Europe un antisémitisme bien établi, mais qui n’avait guère de traduction institutionnelle en Europe de l’Ouest. La France a accordé aux Juifs l’égalité des droits depuis longtemps. L’Empire allemand et l’empire austro-hongrois, font de même dans la deuxième moitié du XIXe. L’Angleterre limite leur entrée sur son territoire, mais ne les persécute en rien. La floraison intellectuelle et la prospérité économique des Juifs de Vienne montre assez que l’Europe de 1900 était favorable aux Juifs comme elle ne l’avait jamais été. Nous avons tendance à juger l’antisémitisme à la lumière de l’expérience nazie. L’antisémitisme n’avait pas en 1900 le caractère de tragédie absolue qu’il a aujourd’hui.
Quant à la pensée de Dukas et Maeterlinck, elle est probablement engagée, mais pas dans les luttes sociales de notre époque. Il existe un article de 1910 de Paul Dukas (« Moralité à la façon des contes de Perrault », Revue Musicale, 1910) dans lequel il laisse entendre que son opéra est davantage une méditation sur la condition humaine qu’une œuvre de lutte sociale ou politique. Par exemple, il écrit au sujet d’Ariane : « Mais sa révolte n’a rien de raisonné, de théorique. Ce n’est pas en vertu d’une conviction féministe qu’elle agit, mais par l’expansion d’une nature supérieure, surnaturellement bonne et active, et parce qu’elle croit les autres semblables à elle-même ». Il y est question d’une opposition entre des natures humaines supérieures faites pour la liberté (Ariane) et des natures médiocres faites pour la servitude (les femmes de Barbe-Bleue).
On est loin de l’optimisme et de la foi en l’homme des Lumières ! Et encore plus de l’égalitarisme de notre époque ! Cet opéra est plus proche de la vision pessimiste de la tragédie grecque, ou anticipe si l’on veut une vision renouvelée du tragique qu’illustrera Jean Anouilh dans Antigone.
C’est pourquoi je persiste à dire que les méditations historiques de l’auteur de cet article sont creuses.