Les téléphones portables vont-ils parvenir à détrôner les billets et les pièces pour payer le pain ? C’est l’ambition de Fivory, une filiale du Crédit Mutuel qui teste depuis plus d’un an un système de paiement et de fidélisation via une application mobile.
Le défi est de taille, car les pièces de monnaie sont utilisées avec bonheur par l’humanité depuis le VIIe siècle avant J.C. pour régler les achats. Il aura fallu une trentaine d’années pour installer la carte bancaire en France. Quant au porte-monnaie électronique Monéo, lancé en 1999, c’est un retentissant échec. Même Google et Apple s’aventurent doucement sur ce segment, qui collectionne les révolutions mortes-nées. À Strasbourg, pourtant en pointe sur le paiement mobile, les applications permettant de payer l’abonnement CTS ou le stationnement ne sont utilisées que par une poignée de personnes.
Fivory, comment ça marche
Les clients installent l’application sur leur téléphone portable. Dans cette application, les commerçants peuvent mettre en avant des promotions et des produits. En magasin, le client lance l’application, et procède au paiement d’un article en le sélectionnant. Un QR code s’affiche sur le téléphone du client, que le commerçant scanne avec une tablette fournie par Fivory. L’ordre de paiement est alors envoyé par Internet aux serveurs de Fivory, qui dispose des coordonnées bancaires du client. Une confirmation du paiement est renvoyée au commerçant, qui peut alors délivrer son produit.
Le service est facturé aux commerçants, qui paient l’adhésion au système environ 20€ par mois et une commission de moins de 1% sur les encaissements. Les commerçants n’ont pas accès aux coordonnées des clients, ils ne peuvent pas les solliciter directement. En revanche, les clients peuvent bénéficier de programmes de fidélité, définis par les enseignes.
Bilan mitigé à Boulogne-Billancourt
Mais il en faut plus pour décourager le Crédit Mutuel, qui va proposer Fivory à Strasbourg officiellement le 6 juin. La banque fédérative a investi beaucoup d’argent dans cette opération d’envergure, car elle est très en retard sur son plan de déploiement. En mai 2014, elle se donnait six mois de test à Boulogne-Billancourt dans la banlieue parisienne avant d’étendre ce service aux grandes villes françaises à la fin de l’année.
Car changer les habitudes des commerçants et des clients prend plus de temps, beaucoup plus de temps. Sur les quelques 1 900 commerces de Boulogne-Billancourt, à peine 150 ont opté pour Fivory. Et pour Jean-Philippe Robert, le président de l’association des commerçants de la ville, l’Ucabb, Fivory est un échec :
« Je n’entends plus parler de Fivory. Il faut dire que ça a été une vraie galère au début. Et puis les commerçants se sont rendus compte que ça ne leur apportait rien du tout, ils n’avaient aucun retour. Ça fonctionne avec Internet, c’est séduisant mais ça exclut toute une partie des gens. »
« Pour que les petits commerçants accèdent aux téléphones portables »
Bon, mais à Strasbourg, ça va marcher, c’est sûr. Le directeur des Vitrines de Strasbourg, Pierre Bardet, croit au concept :
« Fivory est bien plus qu’un simple système de paiement, c’est tout un écosystème de la relation client, qui inclut un programme de fidélisation et des outils marketing. On le recommande aux commerçants de Strasbourg parce que c’est le seul moyen pour eux d’avoir accès aux téléphones portables des gens, un accès dont disposent déjà les grandes marques qui envoient des sms avec leurs promotions ou lorsque des clients potentiels passent à proximité de leurs enseignes. Une centaine de commerces à Strasbourg proposeront Fivory dès son lancement, et d’autres annonces d’envergure sont prévues en septembre. »
Du côté des commerçants, on tente souvent l’expérience sans en attendre des miracles. Pour Michaël Montouliou, qui a repris Charlie & Co, un magasin de vêtements pour enfants à la Robertsau il y a quelques mois, Fivory est l’occasion de se faire connaître :
« Je n’ai pas encore de site Internet, Fivory permet d’avoir un pied dans les nouvelles technologies. Et puis c’est gratuit pendant la phase de lancement jusqu’en octobre et sans engagement, je ne risque donc pas grand chose à essayer. Ils m’ont juste fortement recommandé de faire une promotion de 25% le samedi 13 juin, mais je fais ce que je veux. »
« Le modèle économique des paiements électroniques, c’est le volume »
Patrice Bernard, consultant en innovation et blogueur, suit de près les évolutions des systèmes de paiement. Pour lui, Fivory devra croître rapidement pour éviter d’être recapitalisé trop souvent par le Crédit Mutuel.
Comment expliquer l’échec des tentatives de paiements dématérialisés jusqu’ici ?
Aucun paiement sur mobile n’apporte une valeur visible suffisante au consommateur et/ou marchand qui justifierait d’abandonner des méthodes (carte ou espèces, en particulier) qui sont ancrées dans nos habitudes depuis des décennies, voire des siècles, et qui sont extrêmement simples à utiliser. Ce dernier point est, en particulier, essentiel : aucun paiement sur mobile n’est plus simple qu’un paiement par carte, tout en inspirant une confiance totale.
Quels sont les craintes pour la sécurité des transactions ?
La sécurité n’est pas en jeu dans la transmission des éléments entre le téléphone et le terminal de paiement : ce qui passe de l’un vers l’autre est l’équivalent d’un ordre de virement ou de prélèvement. En simplifiant un peu, le code transporte un identifiant de commerçant et un montant et la transaction effective est transmise par le téléphone aux serveurs de Fivory, qui gèrent l’intégralité de la sécurité. Le risque réside uniquement sur le cas de vol du téléphone (s’il n’est pas protégé), mais il est commun à toutes les solutions.
Pourquoi le chiffrement direct par la puce NFC des téléphones n’est pas utilisé ?
Le problème majeur de la technologie NFC est d’abord le fait qu’elle n’est pas présente sur suffisamment de matériels (même dans le cas l’iPhone 6, puisque les développeurs n’y ont pas accès). D’autre part, la sécurité est tout aussi complexe à gérer : certes, les coordonnées de carte sont stockées localement mais cela ne peut se faire qu’à travers le « secure element » de la carte SIM, contrôlé par les opérateurs (la seule option qui soit à peu près standardisée) et toutes les difficultés que cela entraîne. C’est la raison pour laquelle Google a abandonné cette voie (les opérateurs lui barrant la route) et a, le premier, déporté le « secure element » sur ses serveurs. Depuis, d’autres acteurs lui ont emboîté le pas (dont des banques) et les opérateurs sont en voie d’ostracisation.
Quel est le modèle économique de ces systèmes ?
Beaucoup de startups se lancent sans se rendre compte qu’il y a très peu d’argent à gagner dans ce domaine. Historiquement, le modèle économique du paiement (par carte, par exemple) est une commission et/ou une cotisation qui peut être facturée au commerçant. Dans la plupart des cas, les nouveaux moyens de paiement restent sur ce principe. Mais en Europe en particulier, les taux de commission sont très encadrés et faibles, de l’ordre de 0,6%. Les porte-monnaie mobiles, qui fonctionnent souvent « au-dessus » des cartes vont ajouter leurs propres frais et, en atteignant 2 ou 2,5%, effraient les commerçants.
Google a remplacé la facturation directe par un modèle publicitaire : la connaissance des transactions réalisées avec leur « Wallet » permet de pousser des offres et des publicités ciblées, très percutantes. Cependant, au final, une seule réalité compte : le paiement est un marché de volume. Ce n’est qu’en traitant des milliards d’euros de paiement qu’une société du secteur peut vraiment espérer s’enrichir. Et je n’en vois pas beaucoup de prétendantes à ce genre de succès…
Même état d’esprit pour Christophe Lehmann, gérant de l’opticien Meschenmoser :
« Je vois bien comment on évolue avec les smartphones, qui sont de plus en plus utilisés. Donc même si payer par Fivory est pour l’instant plus compliqué qu’avec une carte bancaire, c’est l’avenir, il faut tester. Ça ne me gêne pas trop que Fivory garde pour lui les coordonnées des clients. On les a de toutes façons grâce aux dossiers que nous constituons sur nos clients pour leurs lunettes de vue, qui représentent la vaste majorité de nos ventes. Le principal intérêt pour nous, ce sera les promotions, qui devraient nous aider à capter de nouveaux clients. »
Laurent Zentz, qui tient la boutique de vêtements urbains Goodvibes grand’rue, est plus critique :
« Les banquiers, on les connaît. Le système sera totalement dévoyé lorsque les gros distributeurs l’utiliseront. Nous, on y est pour en profiter le temps du lancement, mais je pense qu’au bout d’un moment, on ne sera plus visible dans les listes de commerces et il faudra de nouveau qu’on compte surtout sur notre relationnel et notre savoir-faire pour continuer. »
Pour l’instant, une trentaine d’enseignes sont affichées pour Strasbourg, presque toutes prêtes à des rabais de 10 à 25% sur leurs prix pour l’occasion. Fivory n’a rien laissé au hasard, puisque l’entreprise a envoyé des photographes professionnels et des rédacteurs chez les commerçants pour qu’ils puissent remplir leurs galeries virtuelles. Être le nouvel opérateur de paiement du commerce de proximité est intéressant, mais ce qui l’est plus encore, c’est de disposer des données et des habitudes de consommation de millions de personnes. La startup du Crédit Mutuel n’en est qu’à ses débuts… Se réservant pour son plan de communication, Fivory a refusé de répondre à nos questions.
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