Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

À la recherche d’un lieu pour ses collections, un milliardaire suisse lorgne Strasbourg

Strasbourg a tapé dans l’œil du milliardaire Jean-Claude Gandur. Plusieurs villes se disputent les faveurs du magnat du pétrole qui souhaite ouvrir un musée exposant sa collection d’art privée. Portrait d’un mécène à la personnalité contrastée.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89 Strasbourg, abonnez-vous.

À la recherche d’un lieu pour ses collections, un milliardaire suisse lorgne Strasbourg

La Fondation Gandur envisage l’ouverture prochaine d’un musée à Strasbourg pour exposer la collection privée de Jean-Claude Gandur. Le milliardaire suisse hésite entre plusieurs villes pour accueillir son patrimoine. Il était déjà venu faire un repérage dans la capitale alsacienne en 2019 et avait envisagé plusieurs quartiers du secteur des Deux Rives (Pointe de la Citadelle, Port du Rhin, Coop, Starlette).

Le projet était porté à l’époque par Thierry Roos (LR), ancien conseiller municipal d’opposition. Avec la participation de l’ancien maire Roland Ries, et Alain Fontanel, son ex-adjoint à la culture, les acteurs locaux avaient montré leur enthousiasme par un accueil en grande pompe de Jean-Claude Gandur, désireux de mettre toutes les chances du côté de la ville. La décision a été ajournée par la crise du Covid en 2020, mais le projet redevient d’actualité. Contacté début mars, Thierry Roos considère qu’une véritable « compétition » se joue toujours entre les villes, dans laquelle « Strasbourg a tous les points pour gagner ».

Le processus de décision en cours

Selon Anne Mistler, ajointe à la maire chargée de la culture, en juillet 2022, un dossier de candidature a été déposé par la capitale alsacienne. Il est en ce moment analysé par le cabinet de conseil suisse Thématis, spécialiste de l’ingénierie culturelle, chargé de départager les villes potentielles. Anne Mistler a reçu vendredi 3 mars la visite de Thématis. « Le processus est toujours en cours » selon l’adjointe, et le mécène devrait rendre sa décision finale début avril. Mais qui est donc ce milliardaire qui suscite toutes les convoitises ?

Jean Claude Gandur, 2021 (Photo Grégory Maillot / Fondation Gandur)Photo : Jean Claude Gandur, 2021 © Grégory Maillot http://point-of-views.ch/

Né à Grasse dans les Alpes-Maritimes, l’entrepreneur suisse fonde le complexe pétrolier Addax and Oryx Group (AOG) en 1987. La société se spécialise dans l’exploration et la production de pétrole et de gaz en Afrique et au Proche-Orient. Vingt-deux années plus tard, il la revend pour 7 milliards de dollars au groupe chinois Sinopec, se plaçant ainsi parmi les plus grandes fortunes suisses, avec 2,1 milliards de Francs suisses en 2015 selon Forbes.

Un « homme simple, abordable » selon Thierry Roos

Sur son temps libre, l’homme d’affaires vaudois se consacre à la collection d’œuvres d’arts et crée en 2010 la Fondation Gandur pour l’art. De l’antiquité gréco-romaine à l’Europe d’après-guerre, en passant par des œuvres contemporaines africaines, elle constitue l’une des plus larges collections privées d’œuvres du monde. 

Décrit par Thierry Roos comme un « homme simple, abordable, passionné par l’art et doté d’une véritable âme de collectionneur », Jean-Claude Gandur serait aussi « un homme qui veut laisser une trace dans l’histoire », issu de « cette longue tradition de mécènes qui ont permis à l’art de se déployer en France » citant notamment Bernard Arnault, Guggenheim, ou Ernst Beyeler.

L’homme d’affaires semble tenir à son image d’esthète désintéressé, animé par « le goût de l’art, l’envie de développer des collections et le désir de les partager » (voir son portrait sur son site). Une image qu’il n’hésite pas à défendre devant la justice.

À l’occasion du projet d’association entre le Musée d’art et d’Histoire de Genève et la collection personnelle de Jean-Claude Gandur, le journal genevois Le Courrier publie en mai 2015 un portrait de l’homme d’affaire intitulé « Mécène en eaux troubles ». Celui-ci met en lumière le parcours du milliardaire et l’origine de sa fortune, soulignant notamment les activités de son entreprise pétrolière qui avait été mêlée à une affaire de corruption au Nigéria à la fin des années 90, à son insu selon l’un de ses avocats, Nicolas Capt. En 2021, la justice genevoise a reconnu que la direction du groupe Addax était hors de cause, selon Le Temps.

Une atteinte à la personnalité ?

Le milliardaire intente un double procès, civil et pénal, en 2019 contre le quotidien. Il se dit profondément « meurtri et blessé » par un portrait perçu comme une attaque directe. Au pénal, la plainte pour « calomnie et diffamation » est frappée de prescription, la justice suisse reconnaît cependant que ces informations étaient « d’intérêt public ». Au civil cette fois-ci, l’affaire portée jusqu’au tribunal fédéral conclut finalement que certaines formulations portaient « atteinte à la personnalité » de Jean-Claude Gandur et donnent finalement tort au Courrier.

Joint par téléphone, le rédacteur en chef du quotidien, Phillipe Bach, estime que le journal était pourtant « dans les clous ». « Nous n’avons mentionné que des faits avérés ». Il se voit tout de même obligé de retirer l’article en question. Le quotidien déplore une « lecture restrictive de la liberté de la presse » de la part de la justice suisse, et est toujours en attente du dernier jugement de l’affaire, maintenant portée devant la Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg.

« Ce qui est sorti, est sorti »

« Alors, boulimique, Jean-Claude Gandur ? – Pourquoi vous me trouvez gros ? » dans une interview donnée à la RTS en mai 2011 faisant référence à son immense collection d’art qui continue de s’étoffer, l’homme d’affaire élude la question sur un ton taquin. Pourtant, avec une collection de plus de 3 500 œuvres, et à la lumière des débats contemporains sur les questions de restitution, l’appropriation d’œuvres dans les mains d’un seul homme interroge. 

Jean-Claude Gandur se positionne sur le sujet en 2019, dans une interview sur la radio RTS, pour l’émission Vacarme intitulée « Pour tout l’art du monde ».  Il argumente :

« Faudra-t-il que les États-Unis et la Russie rendent à la France tous les tableaux des impressionnistes parce que “chacun son patrimoine” ? Non, je pense que le patrimoine doit être partagé. Il faut respecter aujourd’hui le patrimoine qui existe dans les pays sources, mais ce qui est sorti est sorti. »

Jean-Claude Gandur pour la RTS, dans l’émission Vacarme en 2019

Une collection estimée à près de 600 millions d’euros

Si pour le collectionneur « le passé, c’est le passé », il se dit cependant très attentif à la provenance de ses œuvres : « On ne peut plus collectionner en pirate, aujourd’hui il faut avoir un respect des objets, un respect des civilisations des autres, » ajoute t’il à l’antenne.

Quand le journaliste de la RTS lui demande s’il serait prêt, par exemple, à se séparer de ses collections égyptiennes au nom du patrimoine du pays, Jean-Claude Gandur rétorque : « Comment voulez-vous qu’un pays comme l’Égypte puisse réclamer son patrimoine, quand elle-même vendait officiellement ses objets ? », rappelant ce qu’il considère comme une « réalité historique » longtemps ignorée. Le milliardaire suisse se dit toutefois prêt à retourner certaines de ses œuvres, si la preuve de leur pillage était avérée. Ce dernier n’a pas fait suite à la demande d’entretien de Rue89 Strasbourg.

Estimé à près de 600 millions d’euros, le trésor vaudois de Jean-Claude Gandur est encore en quête d’un sanctuaire français. Les musées de Strasbourg ont proposé d’héberger dès 2025 une partie de cette collection dans une exposition temporaire. 


#Art

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles

Autres mots-clés :

Plus d'options