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Élèves stressés, orientation bâclée, désaffection du métier : des profs de lycée témoignent

Le gouvernement a mené une importante réforme des lycées pendant le précédent quinquennat. Rue89 Strasbourg donne la parole à trois enseignants qui estiment que les conséquences de cette réorganisation majeure sont néfastes pour les professeurs et les élèves. Témoignages.

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Élèves stressés, orientation bâclée, désaffection du métier : des profs de lycée témoignent

« Après le mandat de Jean-Michel Blanquer au ministère de l’Éducation nationale, on se sent complètement désabusés, lésés, et on a peur pour l’avenir », résume Arnaud Sigrist, professeur de sciences économiques et sociales au lycée Camille Sée de Colmar. Il est aussi co-secrétaire académique du Snes-FSU à Strasbourg. Pour lui, l’impact du dernier quinquennat se mesure déjà par des chiffres :

« Depuis la rentrée 2017-2018, on a perdu 134 postes de profs de lycée dans l’Académie de Strasbourg, à cause des non remplacements de départs à la retraite. Mais, et c’est nouveau, les démissions ont augmenté, il y a entre 30 et 40 demandes de ruptures conventionnelles par an. Cela n’existait pas avant, les profs finissaient leur carrière dans l’Éducation nationale. Nous observons une désaffection sans-précédent de notre métier. »

Le rectorat de l’académie de Strasbourg n’a pas transmis à Rue89 Strasbourg le nombre de démissions de professeurs de lycée en 2021. Selon les syndicats, 18 enseignants ont démissionné dans le Bas-Rhin en 2021.

« Les élèves jouent leur vie toute l’année »

Jean-Michel Blanquer a changé radicalement l’organisation des filières. Depuis l’année 2020-2021, terminés les bacs scientifique, littéraire, économique et social. Place à des programmes à la carte, où les lycéens choisissent trois spécialités parmi treize. Pour l’année de Terminale, ils ne gardent que deux de ces matières. Place aussi au contrôle continu : les notes de l’année comptent pour le bac. Enfin, avec Parcoursup, le nouveau système de sélection pour les études supérieures, toutes les notes de l’année comptent pour l’orientation.

Sarah enseigne l’anglais dans un lycée du Nord de l’Alsace. Pour elle, ce nouveau fonctionnement a créé énormément de tensions :

« Sur Parcoursup, les lycéens doivent enregistrer 10 vœux sans ordre de préférence, et sont affectés selon leurs notes. Leur orientation est bâclée. Comme chaque note compte, ils sont beaucoup plus stressés au quotidien, ils ont le sentiment de jouer leur vie toute l’année. Il y a beaucoup d’insomnies, de plaques d’eczéma, et d’autres troubles psychosomatiques, avec des absences de longue durée.

J’ai même une élève qui a fait une forme de burn-out. Personne ne devrait être dans cet état là au lycée. Nous, les profs, sommes en première ligne face au mal-être des jeunes, leurs réclamations quand ils ont une mauvaise note, leurs questionnements légitimes. »

Elle évoque l’organisation des épreuves de langues : « On doit évaluer l’expression orale et écrite ainsi que la compréhension orale et écrite, mais il n’y a plus de créneaux banalisés pour ça, on doit le faire sur nos heures de cours », indique-t-elle. En arrêt maladie et non remplacée (du fait de la pénurie de profs remplaçants qui est aussi devenue critique ces dernières années) pendant un mois et demi cette année, ses classes n’ont donc pas eu cours. L’organisation des épreuves a été « très compliquée » et « réalisée à la va-vite », selon elle. Dans son lycée, une enseignante d’allemand était absente pendant trois mois, rendant le contrôle continu très difficile à organiser également pour ses élèves.

Le nombre de professeurs de lycée a fortement diminué dans le Bas-Rhin sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. Photo : GK / Rue89 Strasbourg / cc

Plus de classes à gérer, plus de cours à préparer et de copies à corriger

« Entre les absences des profs, celles des élèves, et la subjectivité des notations, cela pose des questions sur l’égalité des chances », analyse-t-elle. Sarah observe aussi que le nombre d’heures de cours a diminué pour les langues, en passant de quatre heures en Seconde et trois en Terminale avant la réforme, à 2h45 pour les Secondes, 2h15 pour les Premières et deux heures pour les terminales en 2022. « C’est la nouvelle stratégie du ministère : moins de profs et donc mécaniquement moins d’heures de cours », constate Arnaud Sigrist.

Le temps de travail, lui, a augmenté, si l’on en croit les trois professeurs de lycée interrogés. Pour Arnaud Sigrist, il est passée de 40 heures par semaine en 2017 à 50 en 2022. Les profs ont autant d’heures de cours à donner, mais avec plus de classes différentes, donc le temps de préparation est plus important. « Quand j’ai commencé à enseigner, j’avais cinq classes. Maintenant j’en ai 6 parce que je suis agrégée et c’est déjà dur. Les collègues certifiés, qui ont 18 heures de cours par semaine, cumulent 8 ou 9 classes différentes, avec plus de plans de cours à préparer, plus d’évaluations à concevoir et à corriger », assure Sarah.

« On essaye de convaincre les élèves de continuer les maths »

Professeur de mathématique dans un lycée du centre de l’Alsace, Fanny déplore le fait que la matière soit devenue une option parmi les autres spécialités pour les Premières et les Terminales :

« On observe une forte baisse du nombre de lycéens qui pratiquent les maths. Certains arrivent dans les études supérieures, dans des filières qui nécessitent des connaissances, par exemple en statistiques, et sont complètement perdus parce qu’ils ont un niveau Seconde. Ce système met des jeunes en difficulté. Dans notre établissement, 60% des élèves ont continué les maths en Première, en choisissant l’option. Ce n’est pas beaucoup mais des collègues d’autres établissements me disent que cela peut descendre jusqu’à 40%. »

Beaucoup renoncent aussi aux maths entre la Première et la Terminale, au moment de mettre de côté l’une des trois spécialités. Fanny commente :

« Ils constatent qu’ils n’ont pas de très bonnes notes en math et souhaitent arrêter. Nous, on essaye de les convaincre parce qu’on sait qu’ils auront besoin de ces connaissances après le lycée. C’est difficile de sentir que notre matière est rétrogradée comme ça, surtout que c’est au détriment des élèves. »

Pas toutes les spécialités dans les lycées

Dans le tronc commun, les lycéens ont tout de même deux matières qui font intervenir les professeurs de math : enseignement scientifique et science numérique et technique. Fanny détaille :

« On se retrouve à enseigner des matières qui n’existaient pas jusqu’alors, et qui cumulent physique-chimie, SVT et mathématiques. Nous ne sommes pas formés pour ça. Selon le programme, on fait en sorte que le prof qui intervient pour un cours donné soit le plus adapté possible mais j’ai tout de même dû improviser sur des éléments du programme qui ne correspondaient pas à ma matière. »

Après cette catastrophe pour le niveau général des élèves en mathématique, le ministère envisage d’ajouter, aux classes de Première, 1h30 par semaine consacré aux mathématiques dans le cadre de la matière enseignement scientifique. Il a également été constaté que les élèves qui continuent cette matière après la Seconde sont majoritairement des garçons et issus de classes sociales favorisées.

Les personnels de l’éducation avaient manifesté en janvier 2022, pour plus de moyens, notamment face à la pandémie de Covid-19. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Selon Fanny, les lycées n’ont pas les moyens de proposer toutes les spécialités. Elle donne « un exemple parmi d’autres » : dans son établissement, l’année dernière, une petite dizaine de lycéens voulaient faire l’option Langues, littératures et cultures étrangères et régionales (LLCE). « Ils n’ont pas pu parce qu’ils n’étaient pas assez, le lycée a choisi de ne pas ouvrir la spécialité pour ça. Finalement, il y a une dégradation du choix que l’on propose aux élèves, et certains peuvent être vraiment affectés comme ils ne peuvent pas suivre les matières qu’ils choisissent », affirme-t-elle.

Une réforme « déconnectée de la réalité »

Pour Arnaud Sigrist, « les ordres et contre-ordres » prononcés par le ministère de l’Éducation nationale à destination du corps enseignant à cause des réformes et de la pandémie ont été très mal vécus par les enseignants :

« Nous nous sommes retrouvés dans des situations où on expliquait des choses aux élèves, et ces derniers ne savaient pas s’ils devaient en tenir compte comme tout changeait en permanence. C’est nous qui étions face à eux, à leurs doutes, qui étaient justifiés, surtout au vu de l’enjeu pour eux.

Les épreuves des spécialités, a fort coefficient pour le bac, étaient initialement prévues en mars. Fin janvier, Jean-Michel Blanquer a annoncé qu’elles auraient finalement lieu en mai. Sur le coup, les élèves n’étaient pas sûrs du tout de ce qu’on leur annonçait. »

L’enseignant en sciences économiques et sociales conspue « un décalage immense entre les discours de Jean-Michel Blanquer qui prônait une école égalitaire, adaptée à chaque élève, et la réalité du terrain, où les enseignants sont de moins en moins nombreux, les heures de cours rabotées, avec de moins en moins de travaux dirigés, au détriment des lycéens ».

Des professeurs mal payés, pas assez d’admissibles au Capes

Arnaud Sigrist rappelle que les professeurs certifiés sont payés « à peine un peu plus que le Smic en début de carrière, malgré leurs semaines de 50 heures ». Il ajoute : « Avec en plus, la dégradation des conditions d’enseignement et les réformes jugées absurdes, on ne risque pas de créer des vocations. » D’ailleurs, le nombre de personnes admissibles au Capes a fortement diminué en 2022, notamment en math et en allemand, au point que leur nombre est bien inférieur aux postes à pourvoir pour la rentrée 2022-2023. La rentrée de septembre s’annonce déjà très tendue…


#Éducation nationale

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