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Emily O’Reilly, médiatrice européenne : « La décision de travailler à Strasbourg ou à Bruxelles ne m’appartient pas »

Médiatrice de l’Union européenne (UE) depuis 2013, Strasbourgeoise d’adoption, l’Irlandaise Emily O’Reilly a pour mission de garantir l’éthique au sein des institutions européennes. Elle travaille depuis le Parlement européen, mais ses jours en Alsace pourraient être comptés : un projet d’avis, soumis aux votes de la commission des Pétitions ce mercredi 21 novembre, prévoit que le bureau de la médiatrice devrait déménager à Bruxelles. Dans le processus législatif, un avis n’a que peu de poids, mais ce texte est toutefois perçu par beaucoup comme une attaque frontale à l’encontre de Strasbourg. La principale intéressée, l’ »Ombudsman » Emily O’Reilly, nous a ouvert les portes de son bureau, dans la nouvelle aile du Parlement à Strasbourg.

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Rue89 Strasbourg : Pourquoi vous surnomme-t-on régulièrement la « gendarme de l’éthique » ?

Emily O’Reilly : L’ « Ombudsman », c’est une sorte de chien de garde des institutions. Il y a un mot que j’ai appris en arrivant en France et qui est très important dans mon métier : c’est le terme de « pantouflage. » J’interviens quand il y a un soupçon de conflit d’intérêts, par exemple si un haut fonctionnaire européen rejoint le privé. Il est crucial que l’on s’assure qu’un conflit d’intérêts n’existe pas entre son ancien emploi dans le public et son nouveau poste. Je reçois donc beaucoup de plaintes concernant la transparence et les conflits d’intérêts.

De même, les individuels, entreprises, ONGs ou quiconque ayant un problème avec les institutions, peuvent venir me trouver. Je suis chargée de veiller à la bonne administration des institutions. Si une entreprise a par exemple un contrat avec la Commission européenne ou avec une agence de l’UE et qu’il y a des soucis, elle peut déposer une plainte et, si elle est recevable, j’ouvre une enquête. Ensuite, j’adresse une recommandation à l’institution en question. Elles ne sont pas contraignantes, mais la plupart sont suivies. Au total, entre 2 000 et 3 000 plaintes sont déposées chaque année et environ 400 enquêtes effectivement ouvertes.

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Emily O’Reilly a décoré son bureau à Strasbourg avec des photos de son Irlande natale. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Pouvez-vous vous auto-saisir ?

Oui, je peux faire des enquêtes de ma propre initiative, et c’est un pouvoir très important. Bon nombre d’Européens ne savent pas que j’existe. Mais cela ne fait rien ! Quand je fais des enquêtes, c’est ensuite des milliers de gens – et pas un seul individu – qui en profitent. Ma première propre enquête, il y a trois ou quatre ans, touchait à la transparence des négociations de libre-échange entre les États-Unis et l’UE. Après cela, la Commission a complètement transformé sa manière de gérer les pourparlers. J’ai aussi enquêté autour du sort des stagiaires non payés au Service d’action extérieur de l’Union. Quand j’ai fait cette enquête, j’ai servi la cause de tous les étudiants. En résumé, je suis une « influenceuse » et je fais mon job !

Ce « job » prend-il parfois des airs de « mission impossible » ?

Pas du tout. Je suis un pont entre les citoyens et les institutions. Je fais en sorte que les institutions traitent bien les citoyens, suivent la loi et les principes de bonne administration.

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Emily O’Reilly a été élue médiatrice européenne en juillet 2013. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Entre l’ancien président de la Commission européenne José Manuel Barroso qui s’est fait embauché par Goldman Sachs et Martin Selmayr, ex-bras droit du président de la Commission devenu secrétaire général de l’institution du jour au lendemain, il y a quand même un certain nombre de mauvais élèves dans l’UE…

En ce qui concerne José Manuel Barroso, sa décision de prendre un emploi dans la banque Goldman Sachs, impliquée dans la crise financière et dans la crise grecque, a provoqué de vives inquiétudes… Beaucoup de gens, surtout les fonctionnaires dans les institutions, pensaient que ce n’était pas approprié de la part de quelqu’un qui avait été président de la Commission pendant toute la crise grecque…

Pour ma part, je n’ai pas fait mon enquête autour du personnage de M. Barroso, mais autour de la manière dont la Commission a géré cette affaire. Suite à cela, elle a décidé de renforcer le Code de conduite des commissaires. Quant à Martin Selmayr, devenu secrétaire général de la Commission, le plus haut poste dans toute l’administration européenne, j’ai reçu des plaintes de parlementaires qui soupçonnaient que la manière dont le concours en vue du recrutement n’était pas correcte. J’ai donc ouvert une enquête, non pas sur M. Selmayr, mais sur la manière dont le concours a été organisé. J’ai fait quatre recommandations en la matière et attends maintenant la réponse de la Commission européenne.

Quelle image la Commission européenne a-t-elle d’un contre-pouvoir comme le vôtre ?

De manière générale, le niveau d’intégrité, d’éthique et de transparence dans les grandes institutions européennes est très élevé, du moins beaucoup plus que dans la majorité des États membres. Il le faut, car par les temps qui courent, avec le populisme, la crise financière, les questions liées à la migration, l’attitude de l’administration de Donald Trump ou toutes les choses qui se passent en Hongrie ou en Pologne, les institutions européennes doivent être des modèles.

Comment éviter que de tels scandales ne se reproduisent ?

On ne peut jamais dire jamais ! Mais j’essaie de transformer la culture de l’administration pour qu’au bout du compte, de telles choses ne se passent plus. Je crois que si un prochain commissaire ou président de la Commission se voyait offrir un emploi dans une entreprise ou une banque controversée, il réfléchirait à deux fois avant d’accepter.

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Au total, entre 2000 et 3000 plaintes sont déposées chaque année auprès de la médiatrice. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Vous avez travaillé comme journaliste, avez écrit trois livres… Si vous deviez écrire un ouvrage – fiction ou non – en lien avec Strasbourg, quel serait-il ?

Je tiens un journal depuis quatre ans… Car Strasbourg est pleine de surprises et réellement empreinte d’Histoire. Partout, il y a des mémoires de la guerre et du rôle de Strasbourg dans le domaine des droits humains. C’est très inspirant. Si je fais une promenade près de la Cour européenne des droits de l’Homme, je vois des étoiles au sol et des citations de Churchill qui parle d’une union de l’Europe… On peut sentir l’Histoire partout.

Je ne sais pas si j’en écrirais un moi-même, mais tous les deux mois, je lis un livre d’Histoire. L’un de ceux qui m’a le plus marquée récemment, c’est In the Garden of Beasts, qui décrit la vie de l’ambassadeur américain en Allemagne dans les années 30, pendant la montée du nazisme. On voit bien, au fil des pages, que rien ne s’est passé tout d’un coup. Je ne veux pas faire une comparaison entre cette période et ce qui se passe aujourd’hui chez nous, mais je pense qu’il est très important que tout le monde lise des livres d’Histoire, car si nous n’apprenons pas ses leçons, nous répéterons les mêmes erreurs. Cet héritage, pour moi, c’est la chose la plus précieuse que Strasbourg ait à offrir.

À quelques mois des élections européennes, quelle image l’UE renvoie-t-elle ?

C’est compliqué. Il y a de plus en plus de gouvernements eurosceptiques qui ont une relation tumultueuse avec l’UE… Et à cela s’ajoute le Brexit… Mais après le référendum, j’ai aussi remarqué que le nombre de gens ayant une vision favorable de l’UE a augmenté. Dans un sens, le Brexit a permis de commencer à vraiment réfléchir sur les bons côtés et les moins bons côtés de l’UE.

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Les équipes qui aident Emily O’Reilly au quotidien occupent plusieurs étages au Parlement à Strasbourg. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Vous avez aussi été médiatrice en Irlande, pendant pas moins de dix ans : est-il plus agréable et utile d’opérer à l’échelle nationale ou européenne ?

En Irlande, le médiateur s’occupe notamment de questions liées à la santé, à la protection sociale ou à l’éducation… Des domaines très proches de la vie quotidienne… Ici, ce n’est pas exactement le cas. Mais le processus est identique. En Europe, j’expérimente le multiculturalisme de l’Europe, et c’est peut-être là le principal défi – pas seulement du point de vue des langues, mais aussi de l’administration. Car en ce qui concerne la transparence ou la protection des données, les États ont des standards bien différents.

Pensez-vous que les Strasbourgeois soient plus europhiles qu’ailleurs ?

Je suppose que si on habite dans une ville qui compte le Parlement européen, la Cour et le Conseil de l’Europe, on a peut-être une conscience plus élevée de ce qu’est l’Europe, ce qu’elle apporte. Mais j’imagine qu’il y a aussi beaucoup de Strasbourgeois qui, quand il est question d’Union européenne, disent : « I don’t care ! »

Qu’aimez-vous particulièrement à Strasbourg ?

Strasbourg est une très, très belle ville ! Je sais que c’est cliché, mais je ne me lasserai jamais de regarder la cathédrale. La plupart de ma famille habite en Irlande, aux États-Unis ou au Canada, je suis seule la plupart du temps, mais Strasbourg est très agréable. J’aime m’y perdre, aller dans des cafés, des restaurants… Il y a dans cette ville une atmosphère de tournage de film ! Il y a peu, je me promenais dans la Petite-France, presque seule, il y avait de la brume… Oui, vraiment, c’était comme dans un film. Mais s’intégrer est un peu difficile. Je suis entre Strasbourg et Bruxelles, donc il est compliqué de rejoindre une association ou de faire du sport en club. Par contre, à Strasbourg, j’ai commencé à faire du vélo ! La première fois en trente ans !

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Les bureaux de la médiatrice se trouvent dans la nouvelle aile Vaclav Havel du Parlement européen à Strasbourg. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Strasbourg est-elle plus protégée des lobbyistes que Bruxelles ?

Pas pendant les semaines de session plénière, en tout cas ! Les lobbyistes suivent les parlementaires. S’ils votent sur une réglementation importante, les lobbyistes seront ici aussi.  Mais la plupart du lobbying se déroule effectivement à Bruxelles.

Votre place est-elle plutôt à Strasbourg ou à Bruxelles ?

Non !!! Ce n’est pas un question pour moi, mais pour les politiciens. Toutes les décisions en ce qui concerne le siège des institutions sont prises par le Parlement européen et le Conseil [les 28 États membres, ndlr.].

Un projet d’avis propose quand même que vous devriez déménager à Bruxelles…

Je ne sais pas ce qui va se passer, mais la décision ne m’appartient pas. Il ne serait pas approprié pour moi de me prononcer. Quand on travaille dans une institution européenne, dans un sens, son bureau, c‘est toute l’Europe ! Les emplois dans les institutions sont très privilégiés en ce qui concerne les salaires par exemple. Le revers de la médaille, c’est qu’on ne peut pas toujours choisir où l’on va travailler.

En France, la question de la localisation du siège du Parlement européen est très sensible. Comprenez-vous pourquoi ?

Oui, c’est une question très contestée. Je crois que tous les États membres veulent accueillir des institutions dans leur pays, et je les comprends. L’Autorité bancaire européenne et l’Agence européenne des médicaments, qui étaient à Londres, vont maintenant déménager à Paris et à Amsterdam… Pas mal, comme villes ! Mais je comprends les inquiétudes des familles qui doivent bouger.


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