Aux murs de La Filature à Mulhouse sont accrochées des photographies qui brouillent la distinction entre argentique et numérique par la texture qui s’en dégage. L’auteure des clichés, Anaïs Boudot, trouble cette frontière dans une exposition préparée par Smith et Nadège Piton, artiste-chercheur et performeuse réunis pour ce projet.
Sans prise de risque scénographique, toutes les œuvres sont à la hauteur du regard. Le rythme est permis grâce aux différents formats d’images et par l’alternance du noir et du blanc avec l’or. Nombreuses sont les pièces de cette exposition à être des orotones, ces épreuves doublées d’or à la brillance si spécifique.
Si les sujets des clichés varient, les travaux de l’artiste sont reliés entre eux par son attachement aux modes d’apparition des images et par la question de leur statut, entre documents et œuvres d’art. Au-delà de la composition du cliché, le support qui le fait exister a sa propre importance dans le travail final. En artisane de ses photographies, Anaïs Boudot les modèle de ses gestes.
Des techniques anciennes sans être anachroniques
La pratique photographique d’Anaïs Boudot ne se résume pas au moment de la prise de vue. Au contraire de « l’instant décisif » cher à Henri Cartier-Bresson, l’artiste étire le temps de ses images par des expérimentations sur la matière. Ses œuvres renvoient au passé des techniques photographiques, dont il serait hâtif de désigner la réutilisation contemporaine comme désuète. Si la photographie numérique a des avantages techniques indéniables, l’artisanat argentique convoque d’autres imaginaires. Parmi ceux-ci, le savoir-faire optico-chimique, la tactilité, ou encore la fragilité.
Herbier, l’une des deux projections présentées dans l’exposition, prend la forme d’un diaporama montrant la fusion de chimies et d’éléments végétaux. Un simple dédoublement numérique les transforme en des figures de Rorschach, ce test psychologique aux tâches d’encre. Cette collection de diverses espèces de plantes, baignée de fluides réactifs, fait écho aux célèbres herbiers réalisés par Anna Atkins au XIXe siècle. Grâce à la technique par contact du cyanotype, les silhouettes des espèces végétales y étaient imprimées dans le bleu cyan qui donne ce nom à la technique.
Support mémoire numérique ou galerie portable ?
Rappelant les prémices de la photographie et ses chambres (appareils de grand format à soufflets), Anaïs Boudot utilise des plaques de verre préalablement enduites de gélatine photosensible. Rien d’archaïque non plus dans l’utilisation de ce procédé, car les images migrent de support en support, en passant par un état numérique.
Dans la série Jour le Jour, des images extraites de la galerie du téléphone de l’artiste sont tirées sur des plaques de verre, découpées selon la forme d’écrans de smartphones. Bribes de vie, pages de livres, captures d’écrans, plusieurs natures d’images cohabitent. Habituellement hiérarchisées entre elles, classées selon leur valeur esthétique et l’intention qui les a portées, elles sont ici remises au même niveau, celui d’une annexe de la mémoire. Qui n’a jamais utilisé la caméra de son smartphone en tant que bloc-note visuel ? Sans jugement de valeur, l’artiste considère ces clichés comme des objets dignes d’intérêt.
Chez Anaïs Boudot, le risque d’une nostalgie stagnante, liée à son travail des techniques anté-numériques, est contré par la fluidité de ses images. Voyageant de pixels en grains d’argent, elles parviennent à s’extraire de leur contexte d’origine pour résonner différemment.
Autre série, autre ambiance. À l’inverse d’une intrusion du numérique dans l’argentique, les apparentes solarisations (perturbations de l’image lors du tirage qui bousculent les ombres et les blancs) des architectures rurales et éléments végétaux de Jour et Ombre sont uniquement le résultat du maniement d’un logiciel de retouche. L’obscurité présente dans le cadre rejoint celle qui entoure le décodage de cette série. Dans un style documentaire, semblable à un catalogue immobilier alternatif, on y comprend la mise en avant de ce qui est humble. Ce qui n’apparaît pas spectaculaire au premier abord, devient le centre de l’attention : des bâtisses de fermes, des tas de bois, etc. Formant par leur ciel noir des scènes presque oniriques (ou cauchemardesques selon le point de vue), ces images laissent une indépendance dans leur compréhension. Pure contemplation formelle ou œuvre manifeste en faveur de la légitimation esthétique de la ruralité, on hésite encore.
La nécessité d’une attention particulière
Si la force de cette exposition ne se trouve pas dans une scénographie particulièrement audacieuse, on se console à travers les fragments de surprise qui émergent des œuvres. Il faut se rapprocher, regarder en détail, prendre son temps pour déceler les signes du geste de l’artiste dans les objets photographiques présentés. Dans ces petits accidents, traces de pinceaux ou autres aspérités de la gélatine, se niche toute la sensorialité de ces pièces.
Quelques autres évènements interviennent dans le parcours et enrichissent l’expérience. Dans l’air ambiant, une effluve mimant l’association du végétal et du minéral, comme sur les pierres mousseuses que l’on devine dans la série Jour et Ombre. Une fiction poétique écrite par Hélène Giannecchini est discrètement soufflé. Sans en avoir tout de suite les airs, ce texte tisse des liens entre les images, formant un fil qui les replace dans un même récit. Dommage que ces mots n’accompagnent pas tout au long de l’exposition.
Le défi proposé à l’observation des spectateurs et des spectatrices se manifeste tout particulièrement dans la projection qui termine le parcours de l’exposition, The Lake. Face à ce plan apparemment fixe d’une étendue d’eau, il faut se concentrer quelque temps pour apercevoir les modulations du paysage. À la manière d’un morphing (un fondu d’image à une autre), les photographies défilent lentement, se mélangent et font advenir le changement d’aspect du lac d’une manière qui nous est presque imperceptible. Associée à cette œuvre vidéographique, une musique éponyme de Victoria Lukas, hypnotisante et répétitive, renforce cette sensation d’une scène qui s’échappe, étrange. Et là encore, servant d’écran de projection, l’or est présent.
Déstructurer l’image pour réhabiliter les muses
Chargée d’une symbolique plus qu’actuelle, la série Les Oubliées qui ouvre l’exposition, mérite d’être remarquée. Les photographies en négatif donnent à voir des portraits féminins, distinctement marqués par des interventions humaines : coupures, pliures, collages. Tour de force technique dans la minutie requise par le procédé. Ces images sont des agrandissements de plaques de verre anonymes de la première moitié du XXe siècle, qu’Anaïs Boudot s’est appropriée. Inspiré de l’œuvre picturale sur plaques de verre de Pablo Picasso, ce travail l’est tout autant de la mise en lumière de ses agissements toxiques. Car le peintre star, par son comportement destructeur, a étouffé l’indépendance et les carrières artistiques des femmes qui ont partagé sa vie. Parmi celles-ci, Marie-Thérèse Walter, que l’on retrouve sur un écran de la série Jour le Jour (image ci-dessus). Dans Les Oubliées, les visages sont recomposés sinon éclatés et des fractures réarrangent les compositions. Les images sont porteuses de stigmates qui font écho à ceux bien réels des oubliées de l’Histoire de l’art. En usant de silhouettes d’anonymes sur lesquelles nous pouvons projeter de multiples spéculations, Anaïs Boudot insiste sur la position ambivalente de la muse, figure admirée mais passive qui peut masquer le travail d’une vie.
Reliques des jours est une incursion de la mémoire dans le présent. L’exposition navigue habilement dans la matière des images, de même qu’à travers la charge symbolique qu’elles portent. Le caractère tactile qui se dégage du traitement des œuvres aurait mérité un accrochage moins conventionnel. Une présentation qui aurait souligné l’intimité de l’artiste vis-à-vis de ses supports, mais aussi celle naissante entre le public et les objets photographiques d’Anaïs Boudot.
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