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À Strasbourg, des femmes témoignent de dérèglements hormonaux après leur exposition au gaz lacrymogène

À Strasbourg, plusieurs témoignages évoquent des troubles menstruels subis après avoir participé à des manifestations. L’exposition au gaz lacrymogène pourrait être la cause de ces perturbations.

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À Strasbourg, des femmes témoignent de dérèglements hormonaux après leur exposition au gaz lacrymogène

Jade (prénom modifié à sa demande), 31 ans, est chercheuse à l’Université de Strasbourg. Elle était présente lors du jet de gaz lacrymogène qui a eu lieu au milieu du cortège de la manifestation du lundi 20 mars, sur les quais des Bateliers. Retrouvée coincée entre deux nuages de gaz, elle suit paniquée un groupe d’une quarantaine de manifestants dans une cour d’immeuble pour se réfugier. Impression de suffoquer, étoiles dans les yeux, vertiges et fortes nausées, elle sort de la cour une vingtaine de minutes plus tard lorsque ces effets se sont calmés. Suite à ce premier gazage, elle remarque immédiatement un « gros mal de ventre ».

« J’ai cru à une fausse couche »

Le lendemain de cet évènement, la chercheuse fait face à des saignements vaginaux abondants, douloureux et imprévus :

« Je me suis inquiétée car mes règles n’étaient pas prévues et sont toujours courtes avec un flux léger. Là, j’ai cru être enceinte et faire une fausse couche. Ces saignements ont duré un peu plus d’une semaine. »

En se renseignant en ligne, elle tombe sur des enquêtes liant les effets du gaz lacrymogène à des dérèglements menstruels. Elle fait un appel à témoignages, afin de voir si d’autres personnes sont victimes de dérèglements similaires. Suite à notre entretien, Rue89 Strasbourg a pris contact avec une partie de ces personnes.

Utilisation du gaz lacrymogène par la police lors d’une manifestation spontanée, le mardi 28 mars 2023 Photo : Thibault Vetter

Juliette, 26 ans, était dans un nuage de gaz lundi 20 mars dans la petite rue des Dentelles. Interrogée par Rue89 Strasbourg, elle relate avoir été aussi sujette à des saignements imprévus le lendemain. Elle trouve ensuite l’appel à témoignages de Jade sur Facebook :

« J’ai un implant contraceptif, ça m’arrive très peu d’avoir mes règles depuis six ans, peut-être une à deux fois par an. Mais le lendemain de mon exposition au gaz, j’ai saigné abondamment donc pour moi, les deux événements sont liés. »

« C’est arrivé du jour au lendemain »

Noémie, étudiante de 20 ans, est gazée jeudi 23 mars peu après le départ d’une manifestation spontanée :

« J’étais dans le premier nuage de gaz, dès le départ du cortège sauvage, vers 16h. J’étais devant dans le cortège, derrière la banderole. On s’est fait gazer encore plusieurs fois sur la durée de la manifestation. »

Le lendemain matin, son cycle menstruel se déclenche. Eda et Nora, étudiantes de 19 ans, ont aussi remarqué un dérèglement menstruel suite au contact avec le gaz lacrymogène lors des cortèges des jeudi 23 et mardi 28 mars. Eda explique qu’elle a eu des douleurs à un ovaire quelques minutes après son premier gazage le mardi. Ses règles sont apparues mercredi :

« J’ai paniqué, je me suis demandée pourquoi j’avais mes règles en avance. Quelqu’un m’a parlé du lien entre dérèglement menstruel et gaz lacrymogène, et depuis, je pense que c’est bien la raison du déclenchement de mes règles. Je n’avais jamais été déréglée auparavant. »

Nora ajoute avoir eu des règles douloureuses deux ou trois jours après son exposition au gaz, en avance sur son cycle.

Des saignements douloureux et abondants

Adèle, étudiante de 19 ans, participe à presque chaque mobilisation annoncée contre la réforme des retraites. Après un jet de gaz lacrymogène le jeudi 16 mars, elle a de fortes crampes à l’utérus et ses règles se déclenchent le même jour. Au premier abord, ce n’est pas surprenant pour l’étudiante, dont les règles sont habituellement douloureuses. Mais après sa participation aux différentes manifestations, ses saignements se poursuivent pendant deux semaines.

« J’ai pris un rendez-vous avec ma gynécologue parce que j’ai vraiment eu très mal au début. Mes règles sont devenues plus abondantes et plus douloureuses les jours où j’étais au contact de la lacrymo. »

Adèle n’avait pas encore de diagnostic au moment de publier cet article. Camille, tatoueuse de 27 ans, explique avoir été près des nuages de gaz à plusieurs reprises mardi 28 mars. « Sur le chemin du retour de la manif, j’avais très mal au ventre. Comme si j’allais avoir mes règles. » Trois jours de crampes et de douleurs plus tard, ses règles sont là :

« Ce mois-ci j’ai eu un gros retard dans mon cycle. Je suis persuadée que c’est l’exposition au gaz qui a déclenché l’arrivée de mes règles tardives. J’ai beaucoup plus mal que d’habitude et surtout je perds énormément de sang. »

Un sujet trop peu étudié en France

Très peu d’études se sont intéressées à ce lien entre dérèglement hormonal et exposition au gaz lacrymogène. Docteur en biologie moléculaire et ancien Gilet jaune, Alexander Samuel s’est penché sur cette question dès 2019. Pour lui, le dérèglement menstruel pourrait être « la conséquence d’une absence d’oxygène dans le corps » :

« Si on induit une hypoxie de façon non-naturelle, avec une exposition au gaz lacrymogène par exemple, la paroi utérine peut se gonfler préventivement et pourrait expliquer le dérèglement menstruel. On manque de données scientifiques fiables sur le sujet, mais il y a beaucoup de témoignages et de plaintes. »

Le professeur Philippe Deruelle, chef du pôle gynécologie obstétrique et fertilité au CHU de Strasbourg, souligne :

« Il existe des publications suggérant que les gaz lacrymogènes pourraient modifier les cycles menstruels et les règles, en particulier une étude de 2021 de B. Torgrimson-Ojerio. Néanmoins, la manière dont cette étude a été menée, en particulier l’absence de prise en compte de biais éventuels, ne permet pas de conclure à un lien entre une exposition aux gaz lacrymogènes et un trouble des règles. Par exemple, le stress lié à la manifestation pourrait tout autant être responsable des symptômes. »

Pour Jade et Eda, le potentiel risque sur la santé du gaz lacrymogène ne les empêchera pas d’aller en manifestation, mais elles éviteront désormais « les têtes de cortèges ». Juliette, après « avoir fait des cauchemars », affirme qu’elle continuera de se mobiliser, mais qu’elle quittera les manifestations avant leur dispersion, afin d’éviter une nouvelle exposition aux gaz lacrymogènes.


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