Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

La retraite impossible de Jean-Yves, infirmier rappelé par des hôpitaux dépassés

De 2019 à 2021, trois hôpitaux des Vosges, du Bas-Rhin et du sud de la France ont appelé Jean-Yves, infirmier à la retraite, pour palier leur manque chronique de personnel. Il raconte son quotidien dans des services sous tension avant et pendant la pandémie de Covid-19.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89 Strasbourg, abonnez-vous.

La retraite impossible de Jean-Yves, infirmier rappelé par des hôpitaux dépassés

Jean-Yves a pris sa retraite d’infirmer en 2017. Mais l’homme de 67 ans n’a en fait jamais vraiment raccroché sa blouse. De 2019 à 2021, il a effectué plusieurs remplacements dans des hôpitaux en sous-effectif. En France, selon le gouvernement, le nombre de postes vacants de personnels paramédicaux s’est accru d’un tiers entre 2020 et 2021, en pleine crise du Covid-19. La Fédération hospitalière de France (FHF) parlait en 20 octobre 2021 « d’un taux d’absentéisme de l’ordre de 10% » et de « 2 à 5% de postes vacants de soignants » au sein des hôpitaux et des établissements médico-sociaux publics.

Jean-Yves est à la retraite mais il n’en a pas encore fini avec l’hôpital… Photo : Danae Corte / Rue89 Strasbourg / cc

Des mails de la réserve sanitaire

Pour combler ce manque de personnel dans les hôpitaux en cas de crise liée à des raisons de santé, l’État a mis en place depuis 2007 une réserve sanitaire par le biais des Agence régionales de santé (ARS). Chaque professionnel exerçant dans le milieu de la santé peut s’inscrire sur une liste et se voir proposer en remplacement dans les hôpitaux. Le gouvernement a mobilisé cette réserve le 6 mars 2020 pour faire face aux besoins créés par la pandémie de Covid-19.

Jean-Yves est inscrit depuis 2020 et reçoit régulièrement des propositions :

« Sur le mois de février 2022, j’ai reçu neuf demandes de renfort provenant de la Réserve Sanitaire. On a parfois des propositions pour aller remplacer en outre-mer. Parfois, ce sont les hôpitaux qui m’appellent directement. En février, j’ai reçu un appel d’un cadre de santé qui a sollicité de l’aide dans son hôpital où 5 infirmiers étaient absents… »

Trois retraités sur six professionnels de santé dans le sud

Les remplacements du retraité ont même commencé avant la pandémie de Covid. Début 2019, Jean-Yves apprend par une annonce sur le site Egora, à destination des professionnels de santé, qu’un hôpital de Roquebillière dans le Mercantour près de Nice, est sur le point de fermer faute de personnel. Après un mail à cet hôpital, il est rappelé pour effectuer un service de trois mois, de juillet à septembre. Il accepte le job par solidarité envers ses ex-collègues et pour se dépayser.

L’échange qu’il a avec la surveillante générale, elle aussi retraitée, s’avère révélateur de ce qu’il rencontrera sur place :

« L’hôpital était déjà sous tension. Il y avait quatre infirmières et deux médecins qui roulaient sur des horaires décalés. La moitié étaient des retraités, on était donc trois infirmiers retraités en tout. Il y avait 45 patients à prendre en charge, dont 15 dans une situation de totale dépendance. »

41,75 heures de travail supplémentaires pour six semaines

Il sera rappelé par ce même hôpital pour effectuer un remplacement en août 2021 et une troisième fois pour un remplacement de six semaines entre décembre 2021 et janvier 2022. Cette reprise de service est éreintante pour Jean-Yves, qui est pourtant de nature active. Même pendant ses remplacements, il est rappelé pendant ses jours de repos pour remplacer du personnel malade :

« C’était un casse-tête pour les cadres, qui devaient supprimer des RTT pour faire venir du personnel. Une fois, j’avais cinq jours de repos prévus. La cadre m’a rappelé pour que j’en donne un ou deux car une personne était malade. Des fois, j’ai dû remplacer des personnes qui étaient juste épuisées… »

En outre, ses plannings s’allongent avec parfois trois jours de 7h à 19h d’affilée. Les journées peuvent se terminer après 21h quand il faut préparer les patients afin d’alléger le service de nuit. Pendant six semaines, Jean-Yves affirme avoir effectué 41,75 heures supplémentaires de travail.

Le planning de décembre 2021 à janvier 2022… Des tunnels avec parfois trois jours d’affilée Photo : Danae Corte / Rue89 Strasbourg / cc

Sur place, il trouve du réconfort en logeant dans un gîte situé à quelques kilomètres de l’hôpital de montagne. Il feuillette son album photo où il se remémore des séjours avec sa femme, dans des restaurants ou en promenade.

Des remplacements à Sélestat et dans les Vosges pendant le Covid

Après ses remplacements dans le sud de l’été 2019 et de février 2020, il revient dans sa commune du val de Villé en Alsace, début mars. La pandémie de Covid-19 commence à embraser les services hospitaliers voisins. Il reçoit un coup de fil de sa fille, infirmière au centre hospitalier de Sélestat. Lorsqu’il prend son service dans cet hôpital pendant le confinement d’avril 2020, l’appréhension est plus importante qu’auparavant :

« Je n’étais pas terrifié, sinon je n’y serais pas allé, mais j’avais quand même la boule au ventre. J’ai eu de la chance que ma femme accepte que j’y aille, car cela représentait un risque pour nous deux, même si nous n’avons pas de problème de santé. »

Malgré ce risque d’exposition au virus, le retraité intervient en renfort Covid-19 dans cet hôpital pendant trois mois jusqu’à juin 2020. Il fait aussi des remplacements de quelques jours en août et en décembre de cette même année. Entre temps, il est appelé à l’hôpital du Val de Madon dans les Vosges, pendant tout le mois de novembre 2021.

Du matériel récupéré et un manque criant de personnel pendant le Covid

Au début du Covid dans l’hôpital de Sélestat, les soins se font sans masque, avec des doses rationnées de gel hydroalcoolique comme seule protection. L’hôpital se démène tant bien que mal pour palier le manque de matériel en se fournissant auprès d’autres professionnels de santé ou d’entreprises qui proposent de donner leur stock :

« Grâce aux cadres, on ne manquait jamais de matériel. C’étaient des gens qui nous appelaient pour proposer d’en donner de leurs stocks. Un dentiste nous avait par exemple donné son stock de masques. Une distillerie voisine nous fournissait en gel hydroalcoolique. »

Mais le personnel manque toujours :

« Les soignants étaient plus souvent absents. C’est pour cela qu’ils ont appelé des retraités pour remplacer le personnel malade ou épuisé. Dans mon équipe, il y avait même trois personnes qui n’étaient pas du tout du domaine médical. On avait par exemple un coiffeur qui venait aider à faire le ménage… »

« On est des héros tant qu’on a besoin de nous, après on nous jette »

Lors de ces remplacements, les frais d’hébergement sur place et de trajet sont pris en charge par l’hôpital. La mission est rémunérée à hauteur de 300 euros bruts par jour de mission pour les étudiants, médecins, pharmacien ou sage-femme sans emploi ou retraité. Pour les infirmiers comme Jean-Yves, cette rémunération s’élève à 125 euros bruts par jour de mission. Il a perçu environ 1 800 euros bruts par mois.

Une situation que Jean-Yves trouve représentative d’un « manque de reconnaissance » :

« Après mes remplacements, ma taxe d’habitation a doublé et j’ai dû payer quatre fois plus d’impôts sur le revenu. Donc on répond à l’appel du gouvernement, on revient faire une mission par solidarité et on nous taxe ! On est des héros tant qu’on a besoin de nous, après on nous jette sans remerciement. »

Une profession pénible pour des primes faibles

Dans le cadre de la consultation du Ségur de la santé commencée en 2020, une nouvelle grille de salaire applicable dès le 1er octobre 2021 a été prévue pour les employés de l’hôpital public. Pour les infirmiers en soins généraux en début de carrière, cela représente une augmentation de 290 euros net par mois, soit un salaire augmenté de 1 736 à 2 026 euros nets. Mais selon Jean-Yves, ce sont des salaires faibles au regard de la charge de travail qui contribuent à rendre la profession moins attractive :

« C’est un métier qui ne donne plus envie. Il y a des services qui sont plus pénibles que d’autres, comme la gériatrie. Beaucoup de gens arrêtent et se réorientent parce que le rythme de travail est intenable, avec peu de perspectives d’augmentations. »

Son dernier service dans le Mercantour date de janvier 2022. Il avait remplacé du personnel sur la période de noël et de nouvel an. Il ne souhaite plus aujourd’hui faire de remplacements :

« Il y a une vraie ambiance de solidarité qui règne, je remercierai toujours mon équipe pour les moments de convivialité passés ensemble. Maintenant quand on m’appelle je n’accepte plus. C’est devenu trop usant. »


#Covid-19

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles

Autres mots-clés :

Plus d'options