La collection des scientifiques primés de l’Université de Strasbourg s’étoffe. Le généticien Jean-Louis Mandel, né à Strasbourg en 1946 et qui a fait l’essentiel de sa carrière à l’Unistra, vient de recevoir le prix Kavli, un prix presque aussi prestigieux que le prix Nobel mais pour les sciences. Ils sont onze à l’avoir reçu en 2022, dont quatre en neurosciences. Jean-Louis Mandel est le seul français.
Il a été récompensé pour ses travaux sur le « X fragile », une mutation dans un gène du chromosome X qui provoque une forme héréditaire de déficience intellectuelle. Avec son équipe, il a mis en évidence à partir de 1991, après huit ans de recherches, qu’une série de répétitions perturbait un gène, impactant le fonctionnement du cerveau. Ce qu’il ne savait pas à l’époque, c’est que cette méthode allait s’avérer utile pour la détection et la compréhension d’une cinquantaine de maladies génétiques rares.
Jean-Louis Mandel a été un discret professeur de génétique de la faculté de médecine de l’Unistra, jusqu’à sa nomination au Collège de France. Il a aussi été directeur de l’IGBMC (Institut de génétique, biologie moléculaire et de cellulaire), un centre de recherche de l’Université de Strasbourg et du CNRS situé à Illkirch-Graffenstaden.
Rencontré dans sa maison du vieux Schiltigheim, Jean-Louis Mandel détaille pour Rue89 Strasbourg ce qui l’anime aujourd’hui, les maladies génétiques et l’agilité de la recherche française.
Rue89 Strasbourg : Pourquoi la Fondation Kavli vous a remis leur prix, et pourquoi si tard ?
Jean-Louis Mandel : Lorsque j’ai pris ma retraite, mon prix le plus prestigieux était le prix Louis-Jeantet de médecine que j’ai obtenu en 1999. Quand l’Académie des sciences norvégienne m’a contacté et demandé de transmettre des éléments pour le prix Kavli, je pensais n’avoir aucune chance, je me disais qu’étant à la retraite, ma période de prix était un peu passée… Mais bon, comme je n’ai jamais vraiment arrêté de travailler, j’ai répondu aux demandes qui étaient à chaque fois un peu plus précises… Jusqu’à ce que je sois finalement sélectionné, même si c’est 30 ans après ces fameuses recherches. Avec mon équipe, j’ai eu beaucoup de chance en fait, car quand nous nous sommes lancés sur le « X fragile », c’était pour comprendre l’origine d’une maladie génétique rare… Nous ne soupçonnions pas à l’époque que nous allions découvrir toute une méthode. C’est peut-être ce que la Fondation Kavli a voulu honorer, j’ai le sentiment qu’elle a voulu saluer une découverte plutôt qu’une carrière.
Vous êtes à la retraite et pourtant toujours très actif. À quoi ressemblent vos journées ?
Je n’ai en fait jamais vraiment arrêté. Je ne vais plus sur les plateaux techniques bien sûr mais je travaille plusieurs heures tous les jours sur mon ordinateur, je lis des revues scientifiques, je participe à des congrès, j’écris des articles… J’envoie aussi beaucoup de mails.
Plaider la cause auprès des représentants politiques
Par exemple, j’essaie de faire progresser les applications thérapeutiques de la génétique… En janvier 2020, je me suis bagarré avec Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, pour faire avancer ce sujet. Pendant deux heures, j’ai parlé avec Jacques Bigot quand il était sénateur (PS) afin de proposer un amendement que la ministre a immédiatement bloqué…
Considérez-vous que les chercheurs devraient plus participer au débat public ?
À part quelques chercheurs médiatiques comme Axel Kahn, qui savent parler dans les médias, les chercheurs sont assez réservés en général. Pour ma part, j’ai signé des tribunes sur mes domaines de compétence quand on m’a sollicité. Mais c’est vrai que je suis resté assez discret. Sur la recherche en génétique, j’ai quand même participé à des commissions parlementaires, envoyé des notes, coécrit une tribune dans Le Monde sur le dépistage néonatal… Bon, je dois dire que si je dois faire le bilan de cette participation au débat public sur la génétique, c’est assez nul. On écoute les chercheurs mais on ne les entend pas.
« On attend trop de l’État »
Je trouve qu’on attend trop de l’État dans notre pays. En France, quand on parle d’application de la génétique dans la population générale, on attend une loi qui va décrire exactement ce qu’on a le droit de faire ou pas dans une totale opacité. On ne sait pas qui signe les décrets et s’il faut les modifier, il faudra attendre six ou sept ans que le Parlement se saisisse à nouveau de la génétique. Aux États-Unis sur cette question, il y a une commission, où chaque membre est identifié, qui publie des préconisations, qui sont soumises à débat critique, modifiées, etc.
Je pense qu’à peu près tous les scandales sanitaires qu’il y a eu en France, l’hormone de croissance, le distilbène, l’amiante, le Mediator… ont survenu parce que les décideurs n’ont pas tenu compte de ce que les chercheurs ont publié à l’étranger, comme si la France était une exception permanente.
Un autre scandale qui me tient à cœur et dont on parle peu, c’est la détection du déficit d’enzyme MCAD. Cette maladie provoque des crises d’hypoglycémie sévères, pouvant aller jusqu’au décès sur des enfants de moins de cinq ans. Dès 2000, une technique de détection a été mise en point. En 2005, cette technique est mise en œuvre dans d’autres pays. En 2011, la Haute autorité de santé publie un pavé s’interrogeant s’il faut généraliser ce dépistage, ce qui permettrait selon ce rapport d’éviter cinq morts d’enfants chaque année, plus deux atteints de troubles neurologiques irréversibles… Donc à ce jour, on aurait pu éviter entre 50 et 75 morts d’enfants, depuis qu’on connait cette méthode de détection !
« Les équipements deviennent obsolètes en cinq ans »
Est-ce que les conditions de la recherche aujourd’hui permettent de tels succès ?
Quand j’ai débuté, les conditions de recherche étaient excellentes. Je travaillais dans le laboratoire de Pierre Chambon, qui est devenu l’IGBMC ensuite. C’était un labo unique en France et en Europe quant aux moyens techniques disponibles. Et puis surtout, la recherche était moins chère à l’époque pas toujours pour de bonnes raisons. Par exemple, les bourses attribuées aux étudiants chercheurs ne payaient pas les charges sociales… Donc j’avais plus de collaborateurs de qualité, on avait aussi plus de techniciens.
Aujourd’hui, les équipements sont devenus très coûteux et deviennent obsolètes en cinq ans… En outre, il faut un technicien ou une ingénieure pour s’en occuper, sinon il ne fonctionne qu’au tiers de ses capacités.
En outre, la compétition est devenue plus féroce et il y a un cercle vicieux. Les financements vont d’abord aux laboratoires qui affichent de bonnes perspectives… Ce qui n’est pas évident dans la recherche. Et dans ce match à l’échelle européenne, voire mondiale, je constate quand je me déplace dans les congrès que le nombre d’équipes françaises est en diminution.
Turn over et obligation de mouvement
La France a pris beaucoup de retard dans le séquençage de l’ADN, sur les programmes de grandes cohortes… Et puis il y a de moins en moins de postes de recherche, qui se réservent par raréfaction aux chercheurs les plus en vue. En outre, la loi Sauvadet limite les CDD à six ans maximum. Résultat, l’Inserm par exemple se sépare de collaborateurs bien formés et efficaces sur leurs appareils à partir de quatre années d’ancienneté… pour être remplacés par des gens qui débarquent. Dans un programme dont je fais partie, il y a 95% de taux de rotation des personnels ! Comment voulez-vous avancer dans ces conditions ?
Un autre dispositif qui m’inquiète, c’est l’interdiction de poursuivre ses recherches dans un labo où on a fait sa thèse… soit-disant pour favoriser les croisements d’idées. Quand je regarde les prix Nobel à Strasbourg, Jean-Marie Lehn a fait son doctorat à Strasbourg et a été nommé professeur à 24 ans à Strasbourg, Jules Hoffmann pareil, Jean-Pierre Sauvage pareil… Pierre Chambon, qui a reçu des prix aussi prestigieux que le Nobel, a fait toute sa carrière à Strasbourg. Je suis pour que ça bouge dans la recherche, mais pourquoi en faire une obligation absolue ? Quand on recommence tout à zéro, c’est plus compliqué de progresser !
Quel va être votre avenir avec ce prix ?
Je ne m’attends pas à de grands changements. Déjà, l’argent du prix (250 000€) ira à la recherche à l’Université de Strasbourg. Je n’ai pas encore les détails mais c’est mon souhait en tout cas.
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