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L’enquête sur les algues vertes en Bretagne, scandale de l’agrobusiness filmé par Pierre Jolivet

Rencontre avec le réalisateur engagé Pierre Jolivet, qui décortique le système de l’agroalimentaire en Bretagne à travers l’enquête de la journaliste Inès Léraud sur les algues vertes.

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L’enquête sur les algues vertes en Bretagne, scandale de l’agrobusiness filmé par Pierre Jolivet

Depuis 1989, trois personnes sont mortes sur les côtes bretonnes, retrouvées le nez dans les algues vertes, sans compter les animaux. Pourtant, jamais le lien n’est établi entre ces morts et la décomposition des algues produisant de l’hydrogène sulfuré qui, à haute dose, tue aussi rapidement que du cyanure. Mais les corps ne sont pas autopsiés…

En 2015, la journaliste Inès Léraud s’installe en Bretagne pour commencer son enquête au plus près des habitants. Ici, lui raconte une victime, tout le monde a dans sa famille quelqu’un qui travaille dans l’agroalimentaire. L’omerta est générale. Pour son dix-neuvième film, Pierre Jolivet a choisi de retracer le combat d’Inès Léraud, interprétée avec force par Céline Sallette, et de mettre à jour le système asphyxiant de l’agrobusiness en Bretagne. Rencontre avec un cinéaste qui, à 70 ans, est toujours passionné de justice et de cinéma.

Bande annonce Les Algues vertes (Doc. remis Haut et Court)

Rue89 Strasbourg : Comment est venue l’idée de faire une fiction sur la prolifération des algues vertes en Bretagne ?

Pierre Jolivet : Ce sont mes producteurs, Xavier Rigault et Marc-Antoine Robert, qui, ayant lu la bande-dessinée d’Inès Léraud et Pierre Van Hone, ont pensé à moi pour l’adapter. Quand je l’ai lue, j’ai effectivement su quel film je pourrais faire. Je ne voulais pas juste raconter l’enquête qui a conduit à mettre en cause les algues vertes dans la mort de plusieurs personnes et de nombreux animaux, mais je voulais faire un film sur Inès Léraud, la personne qui s’est battue pour faire connaître ce scandale.

Au départ, elle était contre cette idée mais j’ai réussi à la convaincre qu’elle devait être l’héroïne de cette histoire, comme une Erin Brockovich bretonne. Ainsi, le film est un mélange de trois sources : la BD, ce qu’Inès m’a raconté sur sa vie personnelle et mes propres voyages et rencontres en Bretagne.

De quelle façon vous êtes-vous inspiré esthétiquement de la BD ?

P. J. : Je n’ai pas fait d’adaptation visuelle de la BD, qui a un parti pris graphique fort. Elle ne m’a pas servi de story-board non plus. Mais en voyant le film, je me suis rendu compte que j’ai filmé des images qui sont dans la BD, les images sont revenues subliminalement car, à force de lectures, j’en ai été imprégné. Par ailleurs, je n’ai pas pu filmer sur tous les lieux cités par Inès, car je n’ai pas eu les autorisations, il a donc fallu s’adapter.

De la même façon qu’Inès Léraud a eu du mal à enquêter, avez-vous eu du mal à tourner en Bretagne?

P. J. : Oui, les municipalités ne veulent pas être associées aux algues vertes. Nous avons eu beaucoup de refus, mais j’avais une équipe bretonne très jeune et motivée et plus on nous mettait des bâtons dans les roues, plus nous étions engagés ! Nous avons découvert, via la Préfecture, qu’il y avait un droit d’usage : c’est-à-dire qu’on pouvait tourner caméra à l’épaule, sans installer de matériel. On s’est débrouillé ! Je me rendais d’autant mieux compte du mur auquel Inès avait du faire face. D’où l’importance du soutien qu’elle a reçu de sa compagne, que je voulais absolument montrer dans le film. Quand on est dans un combat, quel qu’il soit, politique, syndicaliste, journalistique… Il y a toujours quelqu’un derrière qui vous soutient. On n’en parle rarement.

Céline Sallette interprète la journaliste Inès Léraud, également co-scénariste sur le film. Photo : document remis

Inès Léraud a également cosigné le scénario avec vous, comment s’est passée cette collaboration?

P. J. : J’adore écrire à deux. Nous nous sommes mis d’accord sur deux choses : j’avais le final cut sur le scénario, mais elle gardait la main sur ce que nous allions montrer et dire d’elle. Elle m’a beaucoup nourri avec ce qu’elle a vécu, me faisait des propositions de dialogues, j’écrivais et elle relisait. Je me suis inspiré très fortement de tous les podcasts qu’elle a réalisés pour France Culture (Journal breton, dans l’émission « Les pieds sur terre », ndlr). Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est que ça sonne vrai.

Depuis 2010, l’État a lancé un Plan de lutte contre les algues vertes : 130 millions investis jusqu’en 2027 pour prévenir des risques, et surtout aider les éleveurs à faire leur transition vers une agriculture raisonnée. Où en est-on aujourd’hui?

P. J. : Je ne veux pas vous déprimer mais rien n’a changé ! Ce ne sont pas les lois qui manquent mais elles ne sont pas respectées. À côté d’où vit Inès, nous sommes tombés pendant le tournage sur un grand bâtiment d’une marque qui fait du poulet bio élevé en plein air, mais on était surpris de ne jamais voir de poulets dehors… Après vérification, on nous a expliqué qu’il y avait deux contrôles par an et que les contrôleurs appelaient avant de passer. D’où la colère des habitants qui se disent : on a voté écolo, on a fait voter une loi mais derrière il n’y a pas de contrôles !

Autre exemple parlant, ma fille a fait son mémoire sur la PAC (Politique agricole commune, Ndlr) à l’heure des défis environnementaux, et elle s’est rendue compte que l’Union européenne donnait des aides à ceux qui polluent le plus, soit disant pour dépolluer. C’est l’inverse de ce qu’il faut faire ! Il faudrait aider les plus petits, qui pratiquent une agriculture raisonnée ou bio pour lutter contre les gros. Or, les petits disparaissent aujourd’hui.

Il se passe la même chose pour le cinéma. Je fais partie d’une association avec laquelle on se bat pour donner de la place aux plus petits films. Une loi existe pour limiter le nombre d’écrans pour les grosses productions dans les multiplex, mais elle n’est pas respectée…

Des sangliers asphyxiés par l’hydrogène sulfuré dégagé par les algues vertes. Photo : doc. remis

Avez-vous eu du mal à financer le film?

P. J. : Oui, mais pas forcément à cause du sujet, qui a tout pour faire un bon polar, mais parce que les financeurs attendaient certaines scènes « obligatoires » dans ce genre de scénario. Ils voulaient l’engueulade du couple, les courses poursuites, et on était surpris qu’il n’y ait pas d’homophobie dans la campagne bretonne… Mais non ! L’homosexualité d’Inès n’a jamais été un sujet et elle ne s’est jamais disputée avec sa compagne. J’ai fait la pari de la vérité, je ne veux pas répondre aux supposées attentes d’un spectateur biberonné aux séries.

C’est vrai que moi aussi j’attendais l’engueulade de couple…

P. J. : (Rires) Il faut réussir à donner autre chose à voir pour compenser cette absence de spectaculaire. Il fallait trouver de l’inattendu et la vie en donne toujours, comme quand la mère d’Inès apprend sur Wikipédia que sa fille est morte… C’est la réalité. Si le film ne marchait pas, ce serait un désaveu du cinéma tel que je l’imagine.


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