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Quand le mal logement se transforme en mal relogement

Dans le quartier du Neuhof, des locataires d’Ophea sont concernés par la rénovation urbaine. Relogements qui traînent ou carrément insalubres, deux familles à bout ont alerté la rédaction. 

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Quand le mal logement se transforme en mal relogement

Depuis septembre Aysel A. est locataire de deux appartements du parc social au Neuhof. Sur le papier en tout cas, et pour Ophéa – son bailleur social –, qui lui réclame deux loyers. Dans les faits, aucun des deux n’est adapté. Depuis 4 ans, elle a tout tenté pour quitter son trois pièces, situé au 4e étage sans ascenseur. Mais impossible pour autant de s’installer avec sa famille dans le nouveau T5 qu’on lui a proposé, et pour lequel elle a signé un bail le 22 septembre.

Avec une mère immobilisée et un mari malade qui vient de subir une greffe de rein, elle est pourtant soulagée lorsqu’en juin, Ophéa lui attribue un appartement « Handilogis ». L’appartement n’est pas neuf, mais il est censé être adapté aux personnes en situation de handicap.

« Mon but c’était : je rentre dans mon logement avec mes malades et chacun sa chambre », dit-elle en poussant la porte du jardinet de l’appartement situé en rez-de-chaussée. D’un geste, elle désigne le jardin non clôturé sur plus d’un mètre : des gravats et des bouteilles traînent à terre.

Une partie de l’ancienne terrasse en bois, rongée par l’humidité, a été arrachée et attend d’être remplacée. Après avoir patienté tout l’été, c’est seulement à la remise des clés qu’elle découvre que son logement a subi un incendie en janvier 2021. Les murs sont noirs, le revêtement sur le sol troué par endroit et les plinthes gorgées d’humidité.

Des étais dans la salle de bain

Rassurée par l’agence Ophéa Neuhof qui lui promet de finir vite les travaux, Aysel signe l’état des lieux qui souligne les défauts de l’appartement et du jardin. Aidée d’un ami, elle décide de prendre en main la peinture des murs. Elle découvre alors que des étais ont été placés dans la pièce principale et dans la salle de bains, entravant l’accès à la baignoire. La façade est en train d’être restaurée et les entrepreneurs ont laissé ces poteaux le temps que le ciment se solidifie. Une autre preuve, flagrante, que l’appartement attribué pourtant depuis le mois de juin, n’est toujours pas habitable. 

Aysel refuse de s’y installer : 

« Ma voisine a eu un logement à Esplanade : en dix jours elle avait déménagé, tout est propre et en bon état, et nous depuis on attend, je suis face à un mur. »

Début novembre, un responsable de l’agence Ophéa Neuhof est venu sur place avec un collègue en charge des travaux. Aysel poursuit :

« Tout ce qu’il m’a dit c’est que j’avais taché le sol avec la peinture. Il était dans un tel état ce lino, j’imaginais qu’ils allaient le changer, mais non. Et il a dit qu’il n’y aurait pas d’autres travaux. Il s’est aussi plaint qu’on ait arraché les plinthes, mais elles étaient pourries d’humidité. »

Avec des étais dans la salle de bain, l’usage de cette pièce n’est pas sécurisé. Des étais existent aussi dans la salle de séjour (Photo SW/ Rue 89 Strasbourg/ cc).

« Des risques d’infection »

Là où étaient les plinthes, une couche d’humidité noirâtre longe les murs. Une des infirmières qui suit la famille depuis 20 ans a été choquée de voir des vidéos de l’état de l’appartement. Puis elle a été voir sur place. Si elle n’est pas rentrée dans le logement, l’état du jardin et du bâtiment suffisent à la révolter :  

« C’est inacceptable pour tout le monde, mais avec des patients greffés, il faut absolument éviter les risques d’infection et vivre dans un logement salubre. On se sent impuissants, nous qui suivons ces familles sur le plan médical, on rentre chez eux et on sait dans quoi ils vivent, certains bailleurs sociaux exagèrent. Ce n’est pas parce qu’on est dans un quartier défavorisé, qu’on peut leur proposer n’importe quoi. » 

Dans son T3 actuel, Aysel et sa famille sont les uns sur les autres. Sa mère dort sur le canapé du salon. Parfois aux côtés de sa fille ou d’elle-même. Le fils occupe une autre chambre. Dialysé, puis ayant bénéficié d’une greffe de rein il y a sept mois, son époux a besoin d’un environnement sain. Pour lui qui va régulièrement à l’hôpital, monter et descendre les escaliers se révèle un calvaire. Dans la salle de bain actuelle, les carreaux sont tombés, les murs devraient être désamiantés, mais ce chantier est aussi en suspens. Depuis le palier où squattent des jeunes, les notes d’un morceau de Jul s’échappent d’un smartphone et entrent dans l’appartement. « Ma jolie, faut que j’reste solide », chante le rappeur.

On observe des traces d’humidité bien visibles sous les plinthes (Photo SW/ Rue 89 Strasbourg/ cc).

Deux loyers à payer

Les nerfs également ont souffert. Et le confinement a aggravé la santé de la famille. Lycéenne au moment du confinement, la fille d’Aysel a raté son bac et connu de sérieux problèmes digestifs à répétition. Aysel raconte les nuits à dormir par terre à côté de sa fille, les trajets nocturnes aux urgences. Aujourd’hui, l’adolescente est sortie d’affaire, a obtenu son bac au printemps et est inscrite à la fac. 

« C’était l’occasion pour elle aussi d’avoir sa chambre, de pouvoir se concentrer sur ses études. Là, je suis prête à prendre un appart plus petit, mais dans un état décent. J’ai même regardé pour louer dans le privé, les loyers sont à peu près identiques, mais c’est impossible pour nous… »

En effet si les montant sont équivalents, les revenus touchés par la famille d’Aysel, où personne n’a un CDI, ne lui permettent pas d’accéder au parc privé. Toutes les agences ont refusé son dossier. En comptant son appartement actuel qui lui coûte 300 euros par mois (après déduction des APL), Ophéa réclame donc un loyer supplémentaire de 830 euros pour le T5, qui est loin d’être habitable. Soit 1 130 euros à débourser désormais.

Contacté, le bailleur explique que « le logement a été en situation d’occupation, mais que depuis la signature du bail, des travaux de mise en conformité ont été nécessaires. » Une compensation a été proposée à la famille, selon le même interlocuteur qui ne peut en préciser le montant : « Je pense que cela compense ». Aysel, elle, n’a jamais entendu parler de cette proposition. 

Un travailleur social, qui a préféré garder l’anonymat, connaît la famille et a vu le logement en question :

« Ils continuent à exiger le loyer malgré tout. Pour ce genre d’habitat insalubre, on a du mal à croire que le propriétaire est un bailleur social et pas un marchand de sommeil. » 

En sortant de l’appartement, deux hommes prennent des mesures de la façade pour une entreprise de peinture. 

« C’est chez vous ?

– J’ai les clés en tout cas, répond Aysel, mais vous avez vu l’état ? Vous pensez pourvoir commencer quand… et finir quand ? »

Avec un demi-sourire, l’entrepreneur répond : « Vous savez, on a envoyé le devis il y a un an déjà. On commence dès qu’on pourra. Ophéa nous a contacté, mais pour la moitié de la façade. Les traces de brûlé là-bas, c’est un autre incendie, on ne s’en occupe pas. »

Des murs qui suintent et des flaques d’eau

Au Neuhof toujours, chez Hajer A., le couscous mijote sur la gazinière, mais ça ne suffit pas à réchauffer l’appartement glacé. La fenêtre est grande ouverte pour aérer des murs qui suintent. Des sols engorgés font gonfler le revêtement.

Depuis 2003, la locataire a toujours connu son logement humide. Elle change régulièrement ses meubles et ses papiers peints, rongés par l’humidité et les champignons. La réponse d’Ophea est toujours la même : « Aérez, ouvrez les fenêtres ».

L’entrée de l’immeuble où seule la famille d’Hajer vit encore. Le panneau indique que le permis de démolition a été délivré le 8/04/2021 et la mention : « chantier interdit au public ». Photo : SW / Rue 89 Strasbourg/ cc

Chauffage central coupé

L’immeuble dans lequel elle vit est voué à la démolition, comme l’annonce déjà un panneau « chantier interdit au public » sur la façade. Tous les locataires ont fini par être relogés. Le premier est parti en 2020. Comme la famille est restée seule dans l’immeuble, le chauffage n’a pas été allumé. Lorsque Hajer s’en est alarmée, Ophéa a mis à disposition deux petit radiateurs électriques, qui réchauffent à peine. La famille s’entasse autour, enroulée dans des couvertures.

Hajer a certes d’abord refusé les logements proposés – le premier en mars 2021 – « des endroits peu sûrs, trop petits, trop loin du quartier, ou chauffés au gaz, ça me serait revenu trop cher ». Déterminée à quitter son taudis, et la santé des uns et des autres se dégradant, elle a finalement accepté un logement route du Polygone, le 21 octobre. Quelques travaux sont nécessaires (peinture, carrelage) dans la cuisine, et Hajer veut s’installer au plus vite. Mais aucune date, même approximative, ne lui est fournie.

Chez Ophéa, on insiste sur les trois relogements proposés à la famille depuis mars dernier : « Des T4 conformes aux besoins et aux revenus de la famille. » La responsable qui a répondu à Rue89 Strasbourg assure que les services sont en lien permanent avec les locataires, et reconnaît une situation « inconfortable ». 

Mais les conditions de vie actuelle que nous avons constaté sur place vont bien au delà de l’inconfort. La mère de famille montre le sucre et le sel gorgés d’humidité : les boîtes en carton sont déchiquetées. Dans la salle de bain, au sol, il y a une serviette trempée d’eau par ce qui suinte du mur. « Je la change plusieurs fois par jour ». Le linge ne sèche pas à l’intérieur, et elle ou ses filles se succèdent pour utiliser le sèche-linge au lavomatic du quartier.

Pas de date d’entrée dans le nouveau logement

Si le bailleur assure que le chantier route du Polygone a commencé, il ne peut fournir une date de fin, et par conséquent d’entrée dans le logement. Il ne communique pas non plus sur la nature exacte des travaux. Ce manque de visibilité est insupportable pour Hajer et sa famille. Ophéa affirme aussi avoir proposé une solution intermédiaire. Mais Hajer a refusé, craignant que le provisoire ne s’éternise. Elle ne veut pas entreprendre deux fois un déménagement. 

La mère de famille qui cumulait deux emplois a eu un accident du travail il y a deux ans, puis elle a enchaîné les maladies. Elle raconte qu’elle aimait son emploi dans une cantine d’un quartier de Strasbourg, qu’elle complétait par des heures de ménage dans une entreprise le soir. Malgré ses ennuis, Hajer affiche un sourire qui ne s’efface pas aisément. Elle a la plaisanterie facile, et s’arme de patience pour contacter ses interlocuteurs ou se rendre en bas de son nouvel immeuble en espérant voir des ouvriers à l’œuvre. 

« J’essaye de rester debout pour ne pas tomber, mais je pète les plombs. Je ne veux pas me plaindre mais bon… Ca ne bouge pas ! Pourtant, les fois où je n’ai pas pu payer les loyers à temps, ils ont su réagir vite, j’ai été deux fois au tribunal. En tout cas, si on déménage je n’emmènerai pas grand chose : le lit que j’ai acheté il y a un mois, le frigo et la télé. Tout le reste, il y a de la moisissure. »


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