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Dans les maternelles prioritaires, le dédoublement des classes se fait au détriment des autres élèves

À la rentrée 2022, les maternelles en réseau d’éducation prioritaire doivent dédoubler leurs grandes sections pour n’accueillir que 12 élèves par classe. Mais les moyens manquent pour appliquer cette réforme, les équipes pédagogiques se préparent à une rentrée surchargée dans les autres classes.

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Dans les maternelles prioritaires, le dédoublement des classes se fait au détriment des autres élèves

En cette fin juin, Marie (tous les prénoms des enseignants ont été modifiés) se prépare à accueillir les futures Petites sections et leurs parents. Au programme de la matinée : rencontre avec l’équipe pédagogique et visite de l’école. Ce moment est source d’excitation pour tous, mais, cette année, cette directrice d’une maternelle de l’Eurométropole l’aborde la gorge un peu serrée. 

Elle va prévenir les parents que leurs enfants pourraient se retrouver dans un double niveau, Petites et Moyennes sections mélangées, les classes ne compteront plus 20 à 24 élèves mais 28, sous réserve de nouvelles inscriptions à la rentrée.

Le dédoublement imposé des classes de grande section provoque une série de problèmes aux enseignants en réseau d’éducation prioritaire. Photo : Aline Fontaine / Rue89 Strasbourg / cc

L’origine de cette surcharge : une réforme initiée par Jean-Michel Blanquer, l’ancien ministre de l’Éducation nationale. Depuis la rentrée 2017, les CP, CE1 et en 2022 les Grandes sections (GS) des écoles en Réseau d’éducation prioritaire (REP) doivent dédoubler leurs classes, afin d’obtenir un maximum de 12 élèves par classe.

Marie sait déjà que cet objectif ne pourra pas être tenu :

« Nous serons plutôt à 15 et 17 en Grandes sections. Et comme l’Académie ne nous a pas fourni le nombre d’enseignants suffisant pour assurer ce dédoublement, nous devrons piocher parmi les enseignants des Petites et Moyennes Sections, c’est pourquoi, les plus petits seront concentrés dans moins de classes. »

Le système-D comme solution

Cette situation est loin d’être inédite. Dans le Bas-Rhin, 17 écoles maternelles REP sont concernées par ce dédoublement des Grandes sections à la rentrée. Pas de problème selon le directeur académique des services de l’Éducation nationale du département, Jean-Pierre Geneviève :

« 22 emplois ont été prévus pour couvrir les 54 nouvelles classes. Comme certaines classes comptaient déjà des effectifs un peu réduits, des classes à 16 ou 17 élèves, nous sommes dans une situation arithmétiquement favorable. »

À ce jour, 404 classes dédoublées de GS, CP et CE1 existent dans les établissements classés REP et REP+ du Bas-Rhin. Photo : Aline Fontaine / Rue89 Strasbourg / cc

Ce n’est pas l’avis du secrétaire général départemental du syndicat des enseignants (Unsa) du Bas-Rhin, Didier Charrie :

« Dans plusieurs cas, les écoles passent de deux à quatre classes, mais le rectorat n’a créé qu’un seul poste. Résultat, les classes des autres niveaux débordent. Au comité technique du 21 juin, nous avons fait remonter les besoins de chaque école afin d’éviter cette surcharge, mais le rectorat ne nous a pas écoutés. L’objectif est de faire remonter au ministère que tout est dédoublé, peu importe le prix à payer par les élèves, les enseignants et les parents. »

Pour limiter la surcharge, certaines équipes pédagogiques craignent de devoir rogner l’effectif enseignant des Toutes petites sections (TPS), des classes spécialement créées en REP pour les enfants de deux ans. Sylvie, enseignante strasbourgeoise en TPS, s’en inquiète :

« Ces classes ont fait leurs preuves et sont si essentielles dans nos quartiers. Elles nous permettent de poser les fondations d’une bonne scolarité et de fidéliser des enfants qui n’ont parfois jamais été séparés de leurs mères. En plus, comme beaucoup ne parlent pas français, nous mettons l’accent sur le langage pour qu’ils soient prêts à démarrer la Petite section. »

À la rentrée 2022,17 écoles maternelles du Bas-Rhin dédoubleront leurs classes de Grande section. Photo : Aline Fontaine / Rue89 Strasbourg / cc

Certaines écoles ont déjà dû faire des choix drastiques, et déplaisants, comme l’explique Anne, directrice d’une école qui propose la filière bilingue :

« J’ai dû refuser deux-tiers des demandes de dérogation pour le bilingue. Sans le dédoublement des GS, j’aurais pu les absorber sur les trois niveaux de maternelle. Ça m’embête vraiment, car refuser des dérogations, c’est refuser des projets d’avenir que des parents avaient pour leurs enfants. »

Des classes nouvelles à créer soudainement

Aux manques de moyens humains, s’ajoute le manque d’espace pour accueillir les classes dédoublées. A leur grand désespoir, certaines équipes envisagent de sacrifier des salles de jeu ou la bibliothèque pour les transformer en salle de classe. Mais, dans au moins un quart des maternelles REP de l’Académie, aucune pièce supplémentaire ne permet d’accueillir les nouvelles classes. Les enseignants imaginent alors être deux dans une salle. Il y aura bien deux classes de douze élèves mais toujours 24 élèves dans une salle !

Ces conditions permettront-elles d’atteindre l’objectif « 100 % de réussite » prévu par la réforme ? Fanny, enseignante en Grande section dédoublée, s’est retrouvée en situation de co-intervention. Elle raconte son année de galère :

« Nous avons décidé de nous répartir les domaines d’apprentissage avec l’autre enseignante. Les élèves ont réussi à décoller car ils ont bénéficié de deux fois plus de temps avec un adulte. Mais ce n’était pas toujours facile de s’entendre en binôme, de devoir se consulter sur tout, alors que nous sommes habitués à mener une classe seule. Pareil pour le bruit, parfois nous étions quatre adultes dans la même salle, avec l’Atsem, et l’AESH, nous peinions à nous concentrer, alors imaginez les enfants ! Dans une autre classe où l’enseignante était seule avec les élèves, 5 sur 12 savaient lire à la fin de l’année, nous n’avons pas atteint ce résultat. »

Martine, directrice d’une école maternelle REP + de Strasbourg, est encore plus inquiète quant aux effets néfastes de la réforme sur les plus petites classes :

« En 2021 / 2022, à cause de la mise en place du dédoublement des GS dans les écoles en REP +, nous avions deux classes de Petite section à 29 et 28 élèves. Tout a été plus difficile. D’habitude, nous consacrons un mois pour rendre les enfants propres avant de commencer les apprentissages scolaires. Là, ça a trainé jusqu’aux vacances de la Toussaint.

À la fin de l’année, le niveau était moins élevé qu’auparavant, et les enseignants n’ont pas pu faire tout ce qu’ils ont voulu. Par exemple, en fin de PS, les enfants sont censés reconnaître quelques lettres ainsi que leur prénom. Cet objectif n’était pas atteint. Sans compter le manque de tables dans les salles de classe, les enfants étaient serrés comme des sardines… »

Parfois les effets positifs de la réforme sont annulés à cause des inscrits supplémentaires en cours d’année. (Photo Aline Fontaine / Rue89 Strasbourg / cc)Photo : Aline Fontaine / Rue89 Strasbourg / cc)

En outre, Martine a dû gérer une nouvelle source d’irritation entre enseignants :

« Certains devaient gérer des classes surchargées, d’autres n’avaient que douze enfants… Une forme de jalousie s’est invitée au sein de l’équipe pédagogique, d’autant plus compréhensible que les grands sont plus autonomes que les petits. »

Pourtant, les effets positifs de classes à douze élèves maximum sont nombreux. Sophia, une directrice d’école REP de l’Eurométropole, dont l’établissement a eu suffisamment de profs et de place pour appliquer la réforme du dédoublement dès la rentrée 2020, note :

« Pour les élèves, c’est du travail quasiment individualisé, finis les enfants-fantômes. J’ai vu des élèves que j’avais en TPS, assez passifs et introvertis, s’ouvrir et prendre confiance en eux en GS. D’un point de vue collectif, les enfants ont beaucoup plus de respect les uns envers les autres. Cette réforme devrait être poursuivie jusqu’aux TPS, car les difficultés, nous les recensons dès ce niveau. »

Les parents d’élèves au créneau

Quand ils ont appris le dédoublement des Grandes sections de l’école maternelle Rodolphe Reuss au Neuhof à Strasbourg, les parents d’élèves se sont réjouis. Mais quand ils ont compris que, par ricochet, les effectifs seraient de 33 élèves dans les autres niveaux, la joie est vite retombée et a laissé place à la mobilisation. Plus de 200 parents d’élèves ont signé une pétition exigeant la création d’un poste d’enseignant supplémentaire.

Parmi les initiatrices de la pétition, Nour, dont la fille entrera en Moyenne section. La mère de famille estime qu’un seul enseignant pour 33 élèves est insuffisant et risque de mettre les enfants en danger, alors que l’établissement comprend suffisamment de salles pour former une nouvelle classe. Cathia craint une perte des relations humaines entre parents, enseignants et les enfants :

« L’école propose un temps d’adaptation en demi-groupe, sur deux semaines, à la rentrée, comme à la crèche, c’est rassurant pour nous. Entre 8h20 et 8h40, les enseignantes prennent le temps d’accueillir en classe chaque enfant, accompagné de son parent, pour savoir comme ça va. Pourront-elles continuer ? »

Le directeur académique, Jean-Pierre Geneviève, renvoie à la rentrée les arbitrages :

« À la rentrée, une fois que les migrations scolaires de l’été auront eu lieu, nous réétudierons les demandes au cas par cas, et nous ferons les ajustements nécessaires. »

Devant cette réforme menée sans considération pour les situations des établissements, Claire, enseignante en CE2 dans une école strasbourgeoise, soupire :

« Cette réforme est louable à condition de pouvoir respecter ses principes. Sans quoi, il ne sert à rien d’imposer aux écoles tel ou tel dispositif. Mieux vaudrait laisser les écoles s’organiser en fonction de leurs possibilités ou homogénéiser les classes à 20 élèves partout pour ne pas faire de jaloux. Car ce qu’on donne aux classes dédoublées, on le prend ailleurs, or partout, certains enfants ont des besoins particuliers. » 


#Éducation nationale

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