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« Petite nature », un film sur la découverte de soi qui prend aux tripes

Dans ce retour à Forbach, le réalisateur Samuel Theis raconte la naissance du désir chez un enfant dont l’horizon semblait tout tracé.

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« Petite nature », un film sur la découverte de soi qui prend aux tripes

À 10 ans, Johnny (Aliosha Reinert) a pris le rôle d’homme de la famille: sa jeune mère est débordée par ses trois enfants, son boulot et sa vie sentimentale. Quand il rencontre son nouveau professeur de CM2 (Antoine Reinartz), il entraperçoit la possibilité d’un autre monde, loin de sa cité HLM de Lorraine.

Après Party girl, tourné en Lorraine avec ses proches, qui racontait l’histoire de sa mère, Samuel Theis poursuit sa réflexion autobiographique en revenant sur son enfance à Forbach (Moselle) et son désir de quitter son milieu social. À nouveau, le réalisateur fait appel à des non-professionnels pour incarner Johnny et sa famille, mais les place face à des acteurs pro pour incarner l’ailleurs : Antoine Reinartz, découvert dans 120 battements par minute, et Izia Higelin. Mélange d’Antoine Doisnel et de l’héroïne du magnifique Fish Tank d’Andréa Arnold, nous ne sommes pas prêts d’oublier ce jeune Johnny en quête de lui-même et son interprète, Aliosha Reinert. Rencontre avec le réalisateur Samuel Theis et l’acteur Antoine Reinartz.

Rue89 Strasbourg: Le personnage de Johnny, interprété par Aliocha Reinert, a une sensualité précoce, cela crée une tension, parfois un malaise. Qu’est-ce qui vous a poussé à aborder ce sujet?

Samel Theis : Je me suis appuyé sur ma propre expérience : j’ai vécu cette rencontre avec un adulte qui m’a éveillé à tout un monde. Je voulais parler de toutes les facettes du désir, à aucun moment le désir n’est résumé à une seule définition: il peut y avoir un éveil à la sexualité mais aussi un éveil intellectuel. Il existe une libido du savoir. Le professeur joué par Antoine (Reinartz) est aussi idéalisé par Johnny : il représente une autre vie possible, c’est un père fantasmé, une projection de lui-même… En tout cas son éveil à la sensualité reste un mystère, il y a plusieurs pistes possibles. Cela vient peut-être du mimétisme avec sa mère, mais aussi d’une volonté d’être regardé. Il semble parfois crier intérieurement : Regardez-moi, sauvez-moi !

Antoine Reinartz : C’est fou que cela soit malaisant alors que tout est à sa place. Dès que l’on touche à la sexualité des enfants, on se sent en danger.

ST : Oui mais j’aime ça, qu’on ne sache pas d’où vienne le danger: il peut venir de l’enfant, du professeur, de la mère, de la cité…

ARc: C’est le danger de la vie ! Et pourtant être à cet endroit nous crispe.

ST : Les enfants sont des explorateurs, fascinés par le monde des adultes. On a déjà vu souvent des récits de prédation racontés du point de vue de l’adulte. Mais le désir des enfants existe.

La bande annonce

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Quelles ont été les difficultés à l’écriture pour en parler ?

ST : J’ai beaucoup réfléchi à ma responsabilité d’écrire sur un enfant et pour l’enfant qui allait interpréter ce personnage. Les vagues de Metoo m’ont vraiment servi de garde-fou et m’ont amené à faire les choix de la suggestion et de la restriction. Mon histoire personnelle n’est pas la même, mais il n’est pas toujours très intéressant de rester fidèle à la réalité.

Vous n’avez pas situé l’histoire à l’époque de votre propre jeunesse mais à Forbach aujourd’hui.

ST : Oui, je voulais faire le portrait d’un enfant d’aujourd’hui, de l’école actuelle aussi. C’est mon regard d’adulte sur cette histoire. Je ne voulais pas non plus qu’on puisse se dire : ah oui, cette situation était possible dans les années 80 mais plus aujourd’hui.

Adamski (Antoine REINARTZ), le maître de Johnny (Aliocha REINERT), écoute battre son cœur. Photo : doc.remis

« À cet âge-là, il n’y a pas d’autocensure »

Johnny est en rupture avec son milieu social, on pense au parcours et aux livres d’Édouard Louis: est-ce que c’est un auteur qui a pu vous guider ?

ST : Ce sont des expériences que l’on a en commun: sortir de sa condition, avec tout ce que cela suppose de trahison, de honte, de colère. C’est le travail d’une vie ! Il faut trouver sa place, tout le monde n’a pas un problème de place. J’ai lu Edouard Louis avec beaucoup d’intérêt et je me suis construit avec ces lectures, je pense également à Annie Ernaux et à Didier Eribon. Mais Edouard Louis est un transfuge par exclusion. Le rejet n’a pas été un levier pour moi : ma famille est extrêmement tolérante, à la limite de l’indifférence ! J’ai voulu montrer la toute-puissance, la pureté du désir de Johnny. À cet âge-là, il n’y a pas d’autocensure, c’est cette innocence que je trouve belle.

Justement Johnny semble être un peu le seul à avoir cette rage, cette pulsion de vie. Sa mère ne réagit pas quand il devient méprisant envers sa famille.

ST : Oui, je pense que cela renforce la scène à laquelle vous faites allusion: la mère de Johnny sait que ce qu’il dit est vrai. Selon moi, dans les classes populaires, il y a bien souvent une forme de résignation, d’acceptation du déterminisme. On connait le sacrifice que cela demande d’essayer de changer les choses, tout le monde n’y est pas prêt. C’est aussi une jeune mère, qui élève ses enfants seule et qui manque d’expérience. Elle est néanmoins très courageuse, elle travaille et elle ne s’oublie pas, elle continue à avoir une vie pour elle.

AR: En plus, elle est à un moment où elle essaie de recréer quelque chose, elle est plutôt fière de ça.

Mélissa OLEXA, actrice non-professionnelle, joue la mère de Johnny. Photo : doc. remis

Le tournage s’est fait avec des acteurs professionnels et non-professionnels. Qu’est-ce que cela vous a apporté de jouer avec des non-professionnels?

AR : Franchement, j’avais la pression! J’avais vu Party Girl (premier film de Samuel Theis dans lequel joue sa famille et ses proches, NDLR) et j’étais très impressionné. Je suis partisan de l’hyperréalisme, je déteste les exercices de virtuose. J’avais forcément peur de paraitre moins crédible. Après, j’étais protégé par le rôle puisque nous ne sommes pas du « même monde » donc il peut y avoir un écart entre nous.

ST : Je ne voulais pas d’une lutte des classes, mais j’ai cherché plutôt à assouplir cette notion. Il y a une fascination mutuelle entre eux, ils s’observent, se volent des choses, s’imitent… Le film raconte comment ces milieux cohabitent.

« On a enrichi d’improvisations »

Qu’en est-il ressorti sur le long terme du tournage, de cette rencontre?

ST: Dans mon travail, j’aime travailler en famille et créer des familles. Pour moi, Antoine est devenu un membre de ces familles de cinéma et c’est évident que l’on va continuer à travailler ensemble.

AR: J’ai pas mal échangé avec Aliocha (Reinert) sur ce que cela produit d’entrer ainsi dans le milieu du cinéma. C’est troublant d’être très entouré lors du tournage, dans des émotions très fortes, puis ensuite de sortir de cela. Il faut gérer ce grand 8.

Quelle a été la part d’écriture et d’improvisation dans les séquences en classe ?

AR: Toutes les scènes sont écrites et il fallait commencer avec cette scène où l’on comprend que Johnny n’a aucun rêve parce qu’il n’a pas encore rencontré de choses qu’il pourrait désirer. Mais on les a enrichies d’improvisations. Par exemple, pour la séquence des capitales européennes, Antoine a vraiment donné cours aux enfants pendant 45 minutes et sur le plateau les enfants sont devenus des élèves, Antoine les a gérés tout seul.

C’est rare de voir l’école bien représentée au cinéma, loin des caricatures.

AR: C’est vrai qu’au cinéma, on voit souvent un prof qui se fait malmener, ou des blagues sur les profs. On avait envie de montrer ce que c’est que l’enseignement, pour pouvoir expliquer quel désir cela pouvait provoquer. Je me suis immergé deux semaines avec une classe et son enseignant et j’ai vu à quel point le rapport prof-élève avait évolué. Ces deux semaines de préparation m’ont redonné foi en l’humanité ! J’avais à cœur de défendre cette façon d’enseigner.

ST: Quand on n’a pas la vocation, on ne tient pas, parce que franchement, en ce moment, l’état de l’Éducation nationale n’est pas reluisant. Pour moi, ce sont ces éléments de la classe moyenne qui tiennent la société. On a tous rencontré au moins un professeur qui nous a changé. On n’utilise pas le mot « maître » par hasard…


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