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« Professeure principale, mes lycéens vivent dans un univers parallèle depuis trois semaines »

Comme tous les élèves de France, la classe de Seconde dont je suis professeur principal est confinée depuis trois semaines. 33 élèves dans un univers parallèle, dans lequel ils doivent travailler, à distance et en autonomie et où les horaires et les notes ont disparu. Un exercice inédit auquel personne n’était préparé.

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« Professeure principale, mes lycéens vivent dans un univers parallèle depuis trois semaines »

Dernier jour avant le confinement, une atmosphère vraiment étrange règne sur notre lycée strasbourgeois. Bien sûr, quelques élèves attendent le confinement avec impatience mais la plupart manifestent plutôt de l’inquiétude. J’explique à la classe de Seconde dont je suis en charge en tant que professeure principal la fameuse « continuité pédagogique » : il va falloir avancer dans les programmes et rendre des travaux, aller chaque jour sur Mon Bureau Numérique (MBN), plate-forme scolaire et messagerie bien connue des parents d’élèves du Grand Est.

Le bureau de Driss (document remis par l’élève)

Les premiers jours, MBN surchauffe. Les lycéens n’arrivent pas à se connecter. Je crée rapidement un groupe sur la messagerie WhatsApp avec l’ensemble de la classe. À situation exceptionnelle, moyens exceptionnels. Tout le monde est rassuré et progressivement les chosent se mettent en place. Mais au bout de trois semaines, les messages se font rares, les professeurs me signalent qu’ils commencent à perdre des élèves en route. J’ai donc pris mon téléphone pour appeler les familles, sachant que pour une fois, je suis sûre que les élèves seront à la maison.

« Netflix, on mange et on dort« 

Premier constat : avant 14 heures, personne ou presque ne répond… Le père de Léo confirme : « On s’est progressivement décalé, les enfants ne sont plus au lit à 21h mais plutôt vers minuit. » Je m’alarme davantage quand plusieurs élèves confessent qu’ils se couchent en fait bien après minuit, tchattant ou jouant sur leur téléphone à Minecraft, s’enfilant toute la nuit les saisons de La Casa de Papel ou, plus surprenant, l’intégrale de Prison Break. Quand je demande à Samia comment elle passe ses journées, elle me répond stupéfaite : « Netflix, on mange et on dort : comme tout le monde ! ». Donc je reprends les bases et leur explique qu’il va falloir retrouver un rythme correct sinon, la sortie de confinement va s’avérer difficile.

L’image du confinement pour Imane: son lit ! (document remis par l’élève)

Manque de motivation

Au fur et à mesure des coups de fil, je m’aperçois que pour une partie de la classe, le travail scolaire se dissout dans le magma de ces journées où l’on s’ennuie et où le jour ressemble à la nuit. Chloé, d’habitude si sérieuse, m’explique qu’elle a de plus en plus de mal à travailler. La mère de Thomas souligne que « la tentation est grande de prendre de la distance, il faut faire le point régulièrement, être derrière lui car il est de moins en moins motivé. » Une bonne partie de la classe m’avoue travailler maximum une heure par jour, quand les plus assidus s’organisent pour rester concentrés 3 à 4 heures. Loin des profs et des évaluations, certains ne se rendent pas réellement compte qu’ils décrochent.

Snapchat à la rescousse de MBN

Tous se veulent pourtant rassurants : « Ne vous inquiétez pas Madame, on gère. » Quand je creuse, c’est plus compliqué. Imane se connecte à MBN tous les jours, classe les messages par matières, note ses devoirs sur son téléphone puis supprime les mails traités, ensuite elle fait imprimer les cours par quelqu’un de sa famille. Mais Mathieu, qui n’a pas d’ordinateur comme six de ses camarades, se sent « un peu perdu par toutes les informations reçues : si un prof ne répond pas tout de suite à mon problème, j’oublie. » Ses parents sont préoccupés « car il avait déjà du mal cette année, on essaye de l’aider mais on n’est pas prof. »

La mère de Giani s’avoue dépassée : « Je ne peux pas faire son boulot, j’ai pas appris ces choses. Ce n’est pas mon monde… » En même temps, qui pourrait « démontrer graphiquement » à sa progéniture « les extremums d’une fonction sur un intervalle », à moins d’être soi-même prof de maths ? Je suis contente de voir que la classe s’est organisée pour s’entraider, comme c’était déjà le cas avant le confinement, grâce à un bon esprit général : ils ont créé un groupe sur le réseau social Snapchat dans lequel ils exposent leurs difficultés.

Les Secondes ont créé un groupe pour s’entraider Photo : document remis par une élève

« Vous savez quand est-ce qu’on va reprendre ? »

En tant que professeure principal, il s’agit pour moi de les apaiser, de leur expliquer qu’ils ne seront pas pénalisés mais qu’il faut continuer à dialoguer avec leurs enseignants et travailler avec leurs manuels. Les cours en visioconférence sont l’occasion de communiquer en direct avec leurs profs même s’ils sont encore rares. Surtout, il faut garder le cap. La question de la fin du confinement émerge à chaque coup de fil ou presque, de la part des élèves ou des parents. Michel, d’habitude confortablement installé au fond de la salle de classe, toujours impatient de connaître la date des prochaines vacances, craque :

« Je préfère mille fois aller au lycée, même si j’aime pas les cours. Mes parents travaillent tous les jours au magasin et je suis seul avec mon frère, je commence à devenir fou à la maison ! »

À la maison, dans l’appartement, dans ma chambre

S’il y a un point commun entre tous ces adolescents aux parcours scolaires et sociaux variés, c’est le respect scrupuleux du confinement. Certains ne sont quasiment pas sortis depuis trois semaines. Quand je suggère qu’il faut quand même se dépenser un peu, le père de Martin me répond : « J’essaie de le faire sortir mais c’est pas facile. » Younès n’a pas beaucoup mis le nez dehors non plus : descendre les poubelles, aller à la pharmacie, c’est tout. « Mes parents m’interdisent de sortir, mais j’étais déjà habitué à rester chez moi donc ça va, » assure-t-il. La mère de Nora, qui habite le même quartier, confirme : « Ici, dans les tours, on entend les mouches voler. Beaucoup de gens ont eu le virus, on se l’est transmis entre voisins, maintenant on se protège. »

« Je travaille 12 heures par jour, c’est difficile d’aider ma fille »

Reflet de la société, le coronavirus impacte aussi ma classe. Plusieurs élèves ont des parents qui travaillent dans le secteur de la santé. Je découvre que toute la famille de Driss est mobilisée : sa mère est chirurgienne à l’hôpital et son grand frère infirmier. Tous les deux, sous pression, ils rentrent à la maison pour dormir quelques heures et repartent. Driss et son frère jumeau ont l’habitude d’être autonomes : ils se lèvent tôt, font le ménage, travaillent et vont courir un peu le soir. « On a peur qu’ils attrapent le Covid, mais on garde notre stress pour nous. » Aide-soignante dans une clinique, la mère de Soraya gère dans son service une soixantaine de personnes atteintes de la Covid-19 : « Je travaille 12 heures par jour, j’arrive à aider un peu ma fille pour le lycée, mais c’est difficile. »

Et puis, dernier coup de téléphone en fin d’après-midi, je tombe sur la voix essoufflée de la mère de Farès. Elle est malade et ne peut pas beaucoup parler. Son fils me raconte que sa grand-mère et son père ont été touchés et sont guéris, sa mère doit se reposer. Avant de me passer Farès, elle a pris le temps de me glisser qu’il n’a pas d’ordinateur et travaille uniquement sur son téléphone alors qu’il est sujet à de graves migraines ophtalmiques. « C’est affreux, rajoute-t-il, d’habitude je prends de l’Ibuprofène, mais là je ne peux pas, c’est trop risqué… » Je l’encourage, lui demande de me tenir au courant.

Je raccroche, lessivée par ces deux jours pendue au téléphone, avec cette question qui persiste:  » Savez-vous combien de temps tout cela va encore durer ? »


#confinement

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